Pourquoi lire Les raisins de la colère ?

Il y a peut, j'ai enfin lu un classique qui dormait dans ma wishlist depuis des siècles. Un classique de la littérature américaine dont j'avais l'intuition qu'il allait être un coup de cœur, j'ai nommé : Les raisins de la colère de John Steinbeck.

Difficile exercice que de parler d'un classique. Mais on ne pouvait pas ne pas vous parler des Raisins de la colère. Alors on s'y colle, comme on peut, en essayant de ne pas penser au fait que tout a déjà été dit sur ce livre et 100.000 fois mieux que nous ne vous le dirons !

Pourquoi lire raisins colère

Au cœur de l'Oklahoma des années 1930, les petits exploitants agricoles se font racheter de force leurs terres et sombrent dans la misère. Mais, miracle, l'appel de la Californie retentit : ses fruits savoureux à cueillir, son coton à récolter et son grand besoin de main-d'œuvre...Toute la famille Joad se serre dans un pick-up pour atteindre cet eldorado avec le rêve d'y faire fortune. Parviendra-t-elle seulement à échapper à la faim ?

Portraits de la Grande dépression

Plantant son récit dans l'Amérique des années 1930, John Steinbeck fait le choix d'évoquer un épisode marquant de l'histoire des États-Unis : le Dust bowl. Ces tempêtes de sables successives (provoquées par la sécheresse mais également des pratiques agricoles agressives) doublée de l'expropriation des petits fermiers de leurs terres au profit de grands exploitants agricoles provoquent un exode rural massif. Les populations sont forcées de quitter leurs terres, balancées sur les routes par une industrialisation brutale des méthodes d'agriculture, crevant la faim, cherchant désespérément un endroit où vivre et surtout travailler pour se nourrir.

" Des charretées, des caravanes de sans-logis affamés; vingt mille, cinquante mille, cent mille, deux cent mille. Ils déferlaient par-dessus les montagnes, ventres creux, toujours en mouvement - pareils à des fourmis perpétuellement affairées, en quête de travail - de quelque chose à faire - de quelque chose à soulever, à pousser, à hisser, à traîner, à piocher, à couper - n'importe quoi, n'importe quel fardeau à porter en échange d'un peu de nourriture. Les gosses ont faim. Nous n'avons pas de toit. Pareils à des fourmis perpétuellement affairées, en quête de travail, de nourriture et surtout de terre. "Les raisins de la colère, John Steinbeck, éditions Livre de poche, 1968, p. 253.

Peuplant son histoire de personnages d'une terrible sincérité, l'auteur a le don de donner vie à ces hommes et ces femmes aux caractères et aux préoccupations bien variées, malgré leur destinée commune. Les raisins de la colère est bien une histoire tragique mais l'auteur ne tombe jamais dans le pathos. Il n'hésite pas à user d' humour dans les dialogues et c'est toujours très savoureux.

Enfin, c'est pour son sens du détail qu'on a apprécié la manière dont Steinbeck écrit ses personnages. Et laissez-moi vous dire que le sens du détail, Steinbeck le possède c'est sûr ! Et c'est bien souvent dans ces détails qui peuvent paraître anodin que transparait la diversité de l'espèce humaine. On pense au vendeur dans le camp du gouvernement, d'apparence cruelle mais qui révèlera un fond d'humanité finalement. Ou encore à la serveuse du dinner et à ses deux masques sociaux. Steinbeck esquisse son personnage en deux phrases et qu'est-ce-que c'est parlant, je trouve :

" Derrière le comptoir, Minnie, Susy ou Mae, entre deux âges, cheveux bouclés, rouge et poudre sur une face en sueur. Prenant les commandes d'une voix douce et les transmettant au cuisinier avec un cri de paon. "Les raisins de la colère, John Steinbeck, éditions Livre de poche, 1968, p. 167.

On s'attache à une vitesse folle à chacun des personnages dont on fait la rencontre. Comment ne pas entrer immédiatement en empathie avec Ma, véritable " mère-courage ", avec Tom, criminel et exalté plein d'idéal ou encore avec Jim Casy, l'ancien pasteur prêchant souvent malgré lui et dont les qualités oratoires prendront une tournure étonnante.

" - S'il a besoin d'un million d'arpent pour se sentir riche, à mon idée, c'est qu'il doit se sentir bougrement pauvre en dedans de lui, et s'il est si pauvre en dedans, c'est pas avec un million d'arpents qu'il se sentira plus riche, et c'est pt'êt pour ça qu'il est déçu, c'est parce qu'il a beau faire, il n'arrive pas à se sentir plus riche... [...] C'est pas que je veux faire un prêche, mais j'ai encore jamais vu de type qu'ait passé son temps à ramasser et à entasser, et qu'ait pas été déçu au bout du compte. Il sourit : C'est vrai que ça ressemble un peu à un prêche, hein ? "Les raisins de la colère, John Steinbeck, éditions Livre de poche, 1968, p. 224.

Mêmes celles et ceux qui vous taperont sur les nerfs finiront par vous toucher à un moment ou un autre (on pense, pour notre part à Rosasharn). Pour une fois qu'une accroche publicitaire d'éditeur n'est pas mensongère, il faut bien le souligner. Notre quatrième de couverture l'affirme et on est bien d'accord : " Vous n'oublierez pas les personnages de ce livre. Ils entreront à jamais dans votre vie. "

Ces personnages ont une aura quasi mythique, dirais-je même biblique. On ne peut pas passer à côté de la lecture religieuse de ce bouquin, qu'on soit croyant ou non et on se sent donc un peu obligée de l'évoquer ici. La question de la religion, de la croyance, de la bonté et le fait de toujours aider son prochain traverse ce livre de part en part. Et dans la conclusion des Raisins de la colère on a bien vu, malgré notre athéisme, une référence claire à la Bible. Le déluge survient sonnant la fin de l'humanité, Moïse est déposé sur l'eau du fleuve, Noé construit son arche et la dernière image transforme l'un des personnages de cette histoire en une quasi sainte. Mais ne vous inquiétez pas si vous êtes comme nous, totalement imperméables aux religions, cela n'entachera aucunement votre lecture pour autant.

Avec Les raisins de la colère, John Steinbeck se fait le témoin d'un épisode central de l'histoire des États-Unis. Central pour ce qu'il dit de la surexploitation des terres comme des êtres humains, central dans sa critique d'un système qui broie les êtres humains qui le composent.

Steinbeck, le rouge

Lors de sa première publication, Les raisins de la colère font immédiatement l'objet de critiques. Steinbeck est un " rouge " dans cet Amérique éternellement anticommuniste avant toute autre chose. Et pour le coup, c'est vrai que l'idéologie de ce bouquin, elle nous a bien plu à nous !😏

Le récit de Steinbeck alterne ainsi entre les chapitres dans lesquels nous suivons la famille Joad sur les routes et les courts chapitres évoquant plus globalement les conséquences économiques et sociales découlant de cet exode massif. Comme si l'on suivait une famille à la loupe et que, ponctuellement, Steinbeck nous invitait à dézoomer et à nous rappeler l'ampleur des évènements, le nombre de personnes qui, tout comme les Joad, subissent les conséquences des pratiques capitalistes crasses. Ces chapitres ont une visée quasi didactique, et Steinbeck évoque clairement son point de vue politique sur les évènements. Il nous décrit ainsi la route 66, loin de l'aura quasi glamour que cette route gagnera par la suite :

" La 66 est la route des réfugiés, de ceux qui fuient le sable, et les terres réduites, le tonnerre des tracteurs, les propriétés rognées, la lente invasion du désert vers le nord, les tornades qui hurlent à travers le Texas, les inondations qui ne fertilisent pas la terre et détruisent le peu de richesses qu'on y pourrait trouver. "Les raisins de la colère, John Steinbeck, éditions Livre de poche, 1968, p. 128.

Mais au sein même de la diégèse aussi, on retrouve du politique. Ainsi on ne peut s'empêcher de voir dans le camp du gouvernement où vivent un temps les Joad l'application concrète des idées communistes. Le camp ne possède pas d'autorité, les personnes qui y vivent se gérant par elle-même, comptant les unes sur les autres. Son fonctionnement est loin d'être parfait, et Steinbeck le montre à travers notamment l'image de cette femme bigote qui n'a de cesse d'évoquer chaque moment de joie au camp comme un péché. Un système perfectible donc, mais qui a pour avantage de créer au sein de la communauté une forme de solidarité là où elle est absente presque partout ailleurs.

Enfin, quand on en vient à évoquer la police, les idées de Steinbeck penchent plus du côté anarchiste je dirais, la police étant vue comme une institution purement et simplement inutile.

" - Ça me dirait d'aller dans un camp comme ça, dit Casy. Pour voir. Quelqu'un me disait qu'il n'y avait pas de flics.
- Non, les gens font la police eux-mêmes.
Casy leva vers lui un regard surexcité :
- Et y a pas eu d'ennuis ? Des bagarres, des vols, des saouleries ?
- Non, répondit Tom.
- Mais enfin, quand quelqu'un faisait des blagues - alors ? Qu'est-ce qui se passait ?
- On l'expulsait du camp.
- Mais il n'y en a pas eu beaucoup ?
- Pour ça non ! répondit Tom. Nous avons été là un mois, et y en a eu qu'un seul.
Les yeux de Casy brillèrent d'animation. Il se tourna vers ses compagnons.
- Vous voyez ? s'écria-t-il. Qu'est ce que je vous disais? Les flics causent plus de grabuge qu'ils n'en empêchent. "Les raisins de la colère, John Steinbeck, éditions Livre de poche, 1968, p. 420 -421.

On pourrait encore citer ce passage incroyable où je me suis dit " Et Steinbeck inventa l'ACAB ! " ... Et où je me suis surtout demandé si on pourrait, aujourd'hui, écrire des livres qui comportent ce genre de lignes :

" - J'sais bien, Man, j'essaie. Mais ces espèces d'adjoints... vous avez déjà vu un shérif adjoint qu'ait pas un cul de jument ? Et ils sont là à frétiller leur gros cul et à manipuler leur revolver. Man, dit-il, si encore c'était vraiment pour faire respecter la loi, on le supporterait. Mais ils ne représentent pas la loi. Ils tâchent à nous démolir le moral. Ils voudraient nous voir ramper et faire le chien couchant. Ils voudraient nous réduire. Sacré bon Dieu ! Mais voyons, Man, il arrive un moment où la seule façon pour un homme de garder sa dignité c'est de casser la gueule à un flic. C'est not'dignité qu'ils veulent nous enlever. "Les raisins de la colère, John Steinbeck, éditions Livre de poche, 1968, p. 304.

Bref, vous l'aurez compris, Les raisins de la colère, c'est un classique éminemment politique et, c'est en ce sens qu'il reste totalement actuel selon moi.

Un classique terriblement d'actualité

C'est tellement rare de lire des classiques comme celui-ci. C'est fou de se dire qu' un classique marqué à gauche est rentré dans le canon littéraire occidental alors qu'il prône des idées qui vont totalement à l'encontre du système dans lequel on vit. Que comprennent les bourgeois quand ils lisent ce livre ? Je me le demande !

Et ce classique, laissez-moi vous dire qu'il reste d'une terrible actualité. De fait, lire Les raisins de la colère en 2024, c'est aussi constater que certaines choses, à notre grand dam, n'ont pas changé mais juste mutées ! Mais c'est aussi retrouver l'espoir qu'elles changent un jour. Nous avons, tout au long de notre lecture oscillé entre indignation, colère et espoir en la lutte. Et c'est en partie ce qui nous fait nous dire que ce bouquin il reste important de le lire de nos jours, parce que même quasi 100 ans plus tard, il nous a redonné du courage et de l'espoir.

Les grandes Compagnies ne savaient pas que le fil est mince qui sépare la faim de la colère. Au lieu d'augmenter les salaires, elles employaient l'argent à faire l'acquisition de grenades à gaz, de revolvers, à embaucher des surveillants et des marchands, à faire établir des listes noires, à entraîner leurs troupes improvisées. Sur les grand-routes, les gens erraient comme des fourmis à la recherche de travail, de pain. Et la colère fermentait. "Les raisins de la colère, John Steinbeck, éditions Livre de poche, 1968, p. 310.

On en parlait précédemment, la répression policière est amplement évoquée par Steinbeck et reste, évidemment, d'actualité. Mais ce n'est pas tout, la misère, l'appauvrissement des terres et l'absurdité de la monoculture, la sécheresse, la nécessité de fuir une région devenue infertile, c'est déjà la situation de personnes dans l'hémisphère sud et c'est un processus amené à se renforcer dans les années à venir sur l'ensemble de la planète, on le sait tous. Et en voyant cette famille en exil, comment ne pas penser à celles en exil et fuyant la guerre, le génocide, aujourd'hui. Enfin, cette lecture n'a eu de cesse de nous rappeler notre lecture d'un autre ouvrage évoquant également la société américaine, à savoir Nomadland de Jessica Bruder.Ce dernier n'évoque ni plus ni moins que la version contemporaine de la Grande dépression en la figure de la Crise des subprimes.

Peut-être qu'après avoir été un grand classique de la littérature au XXème siècle, Les raisins de la colère deviendront LE grand classique du XXIème tant il nous parle aussi de nos futurs amochés, amputés. Alors ce qui ressort de ce titre finalement, c'est la colère. Cette colère, c'est toujours la même. En 1930 comme en 2024. Aux États-Unis comme partout ailleurs. C'est la colère ce celui ou celle dont la dignité est bafouée. Une colère qui m'habite moi aussi et que ce livre vient un peu calmer mais aussi réaffirmer. Comme un pansement de détermination sur une rage bouillonnante.

On a mis beaucoup de nous-mêmes dans cette chronique. On espère qu'elle vous aura redonné un peu de courage, de volonté de se battre ou bien tout simplement l'envie de découvrir ce classique !
N'hésitez pas à nous parler de tout ça en commentaire, on aime toujours autant vous lire même si on met parfois un temps infini à vous répondre ↓
" Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. "Les raisins de la colère, John Steinbeck, éditions Livre de poche, 1968, p. 383