La bibliomule de Cordoue (Wilfrid Lupano – Léonard Chemineau – Editions Dargaud)
En 976, le califat d’Al Andalus, situé dans le sud de l’Espagne actuelle, bascule brutalement de la lumière vers l’obscurité. Pendant soixante ans, le calife Abd al-Rahman III et son fils al-Hakam II ont fait de Cordoue la capitale occidentale de tous les savoirs et tous les arts. Dans leur impressionnante bibliothèque, ils ont patiemment rassemblé des centaines de milliers de manuscrits venant aussi bien d’Inde que des royaumes perses, syriaques ou chrétiens. Abd al-Rahman III et al-Hakam II sont des dirigeants cosmopolites et éclairés, qui s’intéressent autant aux sciences qu’à la poésie. Hélas, al-Hakam II meurt jeune, alors que son fils Hicham n’a que onze ans. Du coup, le grand vizir Muhammad Amir saute sur l’occasion pour devenir calife à la place du calife et pour s’emparer du pouvoir. Sous son règne, l’ambiance change du tout au tout. Plus question d’ouverture aux autres cultures: les religieux fanatiques qui entourent Amir font clairement comprendre à la population que « le temps des bavardages scientifiques et des sacrilèges qui éloignent le croyant du message de Dieu » est révolu. Désormais, le contenu de la bibliothèque de Cordoue se limitera au « seul livre qui vaut la peine d’être lu, celui qui contient toutes les réponses à toutes les questions ». Passant des paroles aux actes, les nouveaux maîtres de Cordoue décident de livrer aux flammes les 400.000 livres de la plus grande bibliothèque du monde. Sentant le vent tourner, le bibliothécaire Tarid tente tant bien que mal de sauver quelques centaines d’ouvrages. La veille du grand autodafé, il subtilise autant de livres qu’il le peut. Aidé par Lubna, une jeune esclave copiste, il charge les précieux manuscrits sur le dos d’une mule et s’enfuit par les collines, en espérant rejoindre un pays voisin plus accueillant, dans lequel il pourra mettre les livres à l’abri. Mais l’aventure de Tarid et Lubna s’avère beaucoup plus mouvementée que prévu. D’une part parce qu’ils sont rapidement rejoints par Marwan, un ancien apprenti de Tarid devenu voleur, qui aimerait bien récupérer sa mule récalcitrante, mais aussi et surtout parce que le grand vizir, furieux de s’être fait berner, lance ses armées à leur poursuite…
« La bibliomule de Cordoue » est un livre qui rend hommage à tous les livres. Bien sûr, il s’agit d’une fable drôle et savoureuse, qui s’apprécie avant tout comme un pur divertissement. Cet ouvrage fait plus de 250 pages, mais on ne voit pas le temps passer en le lisant, car c’est une aventure bourrée d’humour, de rebondissements et de dialogues qui font mouche. Cela dit, comme toujours chez Wilfrid Lupano, connu surtout pour sa série « Les Vieux Fourneaux », c’est également une BD qui fait réfléchir. Même si l’action se situe il y a plus de mille ans, « La bibliomule de Cordoue » demeure d’une grande actualité. Le périple de Tarid, Lubna et Marwan nous interroge en effet sur la place accordée à la culture dans nos sociétés et sur l’importance de protéger et transmettre le savoir. Sans surprise, cette BD est en elle-même un très bel objet (avec notamment une étonnante tranche bleue) et elle trouvera parfaitement sa place dans n’importe quelle bibliothèque, mais c’est surtout un récit intelligent et universel, qui s’appuie sur des faits historiques réels pour mettre en garde contre toutes ces périodes de l’Histoire où l’obscurantisme prend le dessus sur les savoirs et les arts. « La bibliomule de Cordoue » se penche sur le cas particulier de la destruction de la bibliothèque de Cordoue à la fin du dixième siècle, mais comme le souligne Lupano dans sa conclusion, les épisodes de ce type sont légion dans l’Histoire du monde, et ce au nom de toutes les religions. « Tarid, à la fois bibliothécaire, archiviste, libraire, éditeur, fuit la menace de l’incendie avec quelques ouvrages. A travers la vie de ce forçat du livre, j’ai voulu honorer les libraires, documentalistes, imprimeurs toujours aussi précieux. Je me sens faire partie de cette famille. Un livre, ce n’est pas juste un auteur », a expliqué le scénariste au magazine Casemate. Mention spéciale aussi aux dessins colorés et très expressifs de Léonard Chemineau, que l’on avait beaucoup apprécié déjà dans la version BD de la pièce de théâtre « Edmond ». Ses planches mettent en lumière de manière magnifique une période historique aussi riche que méconnue, celle du Moyen Age musulman et européen lorsque l’Espagne était un califat.