L’assommoir (Emmanuel Moynot – Mathieu Solal – Xavier Bernoud – Editions Les Arènes)
Depuis que Gervaise et son mari Lantier ont quitté Nevers pour s’installer à Paris, leur vie est beaucoup plus compliquée et leurs disputes sont devenues quotidiennes. « Et allez, c’est reparti », s’exclament les deux enfants lorsque le ton monte pour la énième fois à la maison. Lantier promet en permanence de démarrer sa start-up mais en réalité, il ne fait rien de ses journées et sort toutes les nuits. Quant à Gervaise, elle est obligée d’accepter n’importe quel boulot pour gagner un peu d’argent en attendant de trouver du travail comme esthéticienne. C’est comme ça qu’elle se retrouve hôtesse sur le stand Renault au Mondial de l’auto. Un job de potiche sans aucun intérêt, mais bien payé, à condition de supporter les remarques sexistes des visiteurs du salon. Hélas, Gervaise perd son sang-froid et en vient aux mains avec une autre hôtesse lorsqu’elle découvre en regardant des photos sur Instagram que Lantier la trompe avec la soeur de cette dernière. Bien décidée à s’en sortir seule à partir de maintenant, la jeune femme finit malgré tout par céder aux avances de son voisin portugais Coupeau, qui insiste pour qu’ils s’installent ensemble. Pendant quelques années, tout va pour le mieux. Ils deviennent même les heureux parents d’une petite fille, qui s’appelle Nana. Tous deux se donnent à fond dans leur travail, lui en tant que livreur à vélo pour Deliveroo, elle en tant qu’esthéticienne chez Body Minute. Bien déterminée à réussir dans la vie, Gervaise rêve déjà d’ouvrir son propre salon de beauté. Mais tout change lorsque Coupeau se fait renverser par un bus lors d’une livraison un soir de pluie. Avec son statut précaire, il n’a droit à aucune indemnité. Et durant sa longue convalescence, il prend goût à la paresse et la joie de ne rien faire. Une fois de plus, Gervaise se retrouve avec un fainéant profiteur à la maison. Et ça devient pire lorsque Lantier, devenu complotiste, resurgit à son tour dans sa vie! Heureusement, Gervaise peut compter sur l’aide financière de Jonas, le professeur de boxe de son fils. Celui-ci a manifestement un faible pour elle, même si leur relation reste purement platonique. Grâce à lui, elle parvient à s’installer à son compte et à faire prospérer ses affaires. Mais la jeune femme, qui a pris goût à une vie confortable, multiplie les crédits. Petit à petit, Gervaise sombre dans la spirale du surendettement…
« L’assommoir », paru en 1877, est l’un des romans les plus célèbres d’Émile Zola. Il a fait scandale à sa sortie, car il décrit sans détours l’inexorable déchéance de Gervaise Macquart, tout en soulignant les ravages causés par la misère et l’alcoolisme dans le milieu ouvrier. Près de 150 ans plus tard, on se dit que les choses ont changé et qu’un drame humain tel que celui-là n’est plus possible dans le monde d’aujourd’hui, mais il n’en est rien. En transposant l’histoire et les personnages de « L’assommoir » en 2022, les scénaristes Mathieu Solal et Xavier Bernoud et le dessinateur Emmanuel Moynot démontrent de manière implacable que les propos de Zola demeurent d’une grande actualité dans la société française du vingt-et-unième siècle. Certes, les métiers et les modes de vie ont changé, mais la misère reste la même. La faute notamment aux inégalités sociales, aux tentations de la société de consommation et à l’ubérisation du monde du travail. Comme à l’époque de Zola, la société de 2022 continue à broyer celles et ceux qui ne trouvent pas leur place dans le système. Mathieu Solal et Xavier Bernoud ont bien sûr adapté certains passages du roman original, mais ils ont conservé sa trame générale, qui reste d’une actualité brûlante. Dans leur adaptation, on retient surtout la lente décrépitude morale et physique des personnages. Le corps de Gervaise, par exemple, s’affaisse implacablement au fil des pages, tandis que son esprit s’embrume de plus en plus, contribuant ainsi à renforcer ce terrible sentiment d’impuissance qui caractérisait déjà le roman d’Emile Zola. Dans cette version 2.0 de « L’assommoir », les ouvriers se sont mués en auto-entrepreneurs, les ragots du quartier ont fait place aux réseaux sociaux et l’alcool s’accompagne désormais de drogues dures, mais le récit est toujours aussi subversif. Pour mieux souligner le parallèle entre la situation sociale d’alors et celle d’aujourd’hui, les auteurs ont d’ailleurs choisi de débuter chaque chapitre de la BD par un court extrait de l’oeuvre originale, renforçant ainsi le lien entre le roman et la bande dessinée. Glaçant, mais très réussi.