Si vous pensez que l'Amérique et l'existence sont formidables, c'est tout simplement que vous n'avez pas lu les œuvres de Daniel Clowes, en particulier l'anthologie de récits courts publiés dans le comic book américain Eightball. Tout ce qui peut faire le charme, la légende, la réputation du rêve américain devient ici sujet à une introspection caustique et décapante, où l'ensemble de l'édifice est remis en question et tourné en dérision de manière parfois cruelle, d'autres fois poétique, souvent brillante. Le sport dans toute sa grandeur, comme le baseball, se prête ainsi à une déconstruction freudienne hilarante. Les écoles d'art et les courants artistiques modernes en prennent pour leur grade et derrière la vanité du propos et des attitudes, se cache un vide qui n'est pas que conceptuel, mais surtout existentiel. On pourrait penser que la sexualité est une manière de tromper l'ennui et que dans le plaisir se cache au moins une consolation à un quotidien routinier et mortifère… on se tromperait lourdement : à de nombreuses reprises, Clowes revient sur le sujet et démontre que les rapports hommes-femmes sont viciés par tout un tas de critères et qu'au bout du compte, que ce soit pour une brève histoire d'un soir ou pour vivre ensemble toute la vie, il n'y a rien à faire, si ce n'est contempler une sorte de néant. On peut d'ailleurs lire à un moment donné, dans une simple planche intitulée Renoncez, une phrase terrible. "Les histoires d'amour ne règlent rien... une diversion temporaire, au mieux un opiacé pour soulager la douleur, un impératif biologique semé d'embûches émotionnelles" Voilà, c'est un peu cela le ton global qui infuse dans ces pages; d'autant plus que les personnages (nous avons bien du mal à les appeler les "héros") sont la plupart du temps des marginaux, des paumés ou des caricatures.
Clowes se met en scène à de multiples reprises et prend un malin plaisir à remettre en cause la pertinence et la sincérité de ses autoportraits. Le regard qu'il porte sur sa propre personne ne peut jamais être totalement subjectif et il dépend toujours du message sous-jacent, ou tout bonnement de la mauvaise foi ou du désir de briller d'un artiste qui admet ses faiblesses, pour faire de cet aveu une qualité. C'est consubstantiel au genre humain, bien des intellectuels vivent de cette position pour étaler au grand jour une fausse modestie drapée dans les failles. C'est un peu ridicule, sur le fond, donc le terreau idéal pour les expérimentations de Clowes, qui trouve dans l'absurde et la quasi complète impossibilité de communiquer (pour être exact, de se faire comprendre) une matière à pervertir le sens des choses et des corps. Les personnages sont souvent croqués comme des caricatures libidineuses, grimaçantes, perdues, lunaires (le nouvel adjectif à la mode qu'on emploie quand on est à court de vocabulaire). Leur vie sociale est réduite à peau de chagrin, on en voit même qui "encule les mouches" ou se baladent avec un poisson sur le sexe. Il règne comme un parfum de dépression dans bien des histoires de ce volume, où le constat dressé est systématiquement celui d'une vanité totale, comme lorsque deux types discutent de la meilleure compagne, comment trouver la femme idéale pour un bout de chemin ensemble. Quel que soit le point de vue, rien ne peut fonctionner. Quand on parle, c'est en fait pour soi-même, l'interlocuteur n'est pas concerné par le monologue amer de l'individu qui se rend compte qu'il n'est personne et le restera probablement toujours, pris au piège d'une société où le rêve généralisé est d'être nécessairement quelqu'un, à défaut de se hisser au dessus des autres par la possession matérielle et les apparences. Le rire est fréquent, dérangeant, nécessaire, mais forcément triste. Nous sommes tous un peu Daniel Clowes et il faudra bien l'accepter… en lisant Eightball ?
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