Ça fait un peu plus d’un an qu’on n’a pas pris le temps de vous parler d’un ouvrage de sciences humaines par ici. Aujourd’hui, nous ressentons le besoin impétueux de vous parler d’un livre que nous venons juste de refermer, à savoir et comme vous aurez pu le voir dans le titre de cet article : Te plains pas, c’est pas l’usine de Lily Zalzett et Stella Fihn.
Comme énoncé dans le chapô de cet article, ça fait depuis La panique Woke d’Alex Mahoudeauque nous n’avons pas pris le temps de vous parler d’essais. Nous en avons pourtant lu quelques-uns mais aucun qui nous ait autant parlé que celui-ci.
[N.B : Nous ne prétendons pas être spécialistes en Sciences Humaines et Sociales. Dans cet article nous vous donnerons notre point de vue sur le contenu de l’ouvrage dont il sera question. Nous ne visons donc en aucun cas l‘objectivité.]
Lily Zalzett et Stella Fihn, elles-mêmes issues de l’associatif, s’appuie ici en partie sur leurs expériences respectives pour souligner les dysfonctionnements de ce milieu. Elles portent à notre connaissance leurs réflexions sur l’associatif et enrichissent celles-ci de témoignages qu’elles ont recueillis auprès d’autres acteur.ices de ce secteur.
Le tout ne se veut pas exhaustif et n’est, dans la méthode, absolument pas à rapprocher d’un travail sociologique (tous les témoignages ne font pas l’objet d’une retranscription rigoureuse, par exemple). Cet ouvrage n’en reste pas moins une mine d’informations pour toute personne ayant évolué, souhaitant évoluer ou travaillant dans le milieu associatif… Mais aussi pour celles et ceux qui souhaitent mieux comprendre les problèmes éthiques et parfois très concrets que soulève ce modèle.
« Mythologie de l’éthique » et exploitation
Le sous-titre de l’ouvrage énonce immédiatement un fait : le milieu associatif est gangréné par une nouvelle forme d’exploitation qui s’exécute au nom de « l’engagement ». De fait, nombre de contrats précaires pullulent dans ce milieu, du CDD au CDI de 26h en passant, évidemment par les Service civiques. Des personnes, mal payées mais pleines de convictions, bercées par ce que les autrices désignent comme une forme de « mythologie de l’éthique », auto-entretenue au sein même des structures où se met en place une véritable « culture » des heures supplémentaires. Ces dernières venant attester de l’engagement et des convictions profondes du ou de la salarié.e.
Mais derrière cette « idéologie du dévouement » se cachent évidemment des heures supplémentaires non payées à récupérer (mais impossible dans les faits à récupérer car il reste tant à faire), une difficulté à séparer vie privée et vie professionnelle, un épuisement des travailleurs du milieu associatif, animés par l’envie d’aider au point d’oublier toute forme de repos. Un dévouement aux effets pervers, amplement entretenu par les directions des associations qui remettent en cause la volonté et l’engagement des travailleurs ayant l’audace de soulever le problème. Au moindre reproche, l’employé.e est « renvoyé par la hiérarchie au fait que la pression, c’est lui-même qui se la met, qu’il est dans un rapport « émotionnel » à son travail, etc.» (p.65)
Énonçant ces faits, les autrices donnent également un début d’explication à ces problèmes, largement liés au statut même des associations, totalement dépendantes des subventions accordées par l’État.
La dépendance aux subventions comme source du problème ?
Revenant sur le statut associatif et son fonctionnement via des subventions de l’État, les autrices prennent le temps de démontrer en quelles mesures les associations viennent remplacer l’État dans des domaines relevant du social. L’État finance certes leurs actions mais les conditions d’obtention des subventions, changeantes, impliquant nombre de lourdeurs administratives confinant parfois à l’absurde (comme souligné par les autrices, les actions de l’association doivent être suffisamment efficaces pour pouvoir décrocher une nouvelle subvention par la suite… Mais pas trop non plus ou bien le projet associatif n’a plus lieu d’être…) sont de plus en plus difficiles à remplir.
Dans ce véritable « marché des subventions », les associations se rapprochent de plus en plus du fonctionnement que peuvent avoir des entreprises par la mise en compétition sur un même appel d’offre avec d’autres associations intervenant dans le même secteur.
« Ces appels d’offres mettent les associations en concurrence entre elles : la règle générale est que la moins chère emporte l’offre »
Te plains pas, c’est pas l’usine, Lily Zalzett et Stella Fihn, Niet éditions, 2022, p. 27
À l’inverse des entreprises, qui se doivent de respecter les droits des travailleur.euses (un minimum mais on sait que dès qu’elles le peuvent elles nous la font à l’envers), les associations ont un véritable atout dans leur manche avec la possibilité de réduire leurs couts tout en maintenant une forte « productivité » grâce aux véritables armées de services civiques, aux bénévoles, aux contrats courts et autres contrats partiels… En devenant des « sous-traitants » de l’État, les associations sacrifient ses salariées qui sont les premiers à pâtir de la mise en compétition des associations les unes avec les autres.
Mais il ne faut absolument pas négliger l’impact de ce fonctionnement pour les bénéficiaires des actions de ces associations. C’est quelque chose que j’avais moi-même expérimenté lors de mon service civique. Face aux services civiques, par exemple, qui se succèdent, au mieux, tous les 9 mois, les bénéficiaires, les familles accompagnées par les associations, etc. se retrouvent totalement perdues. Du côté de l’association, aucun réel suivi des personnes accompagnées n’est possible non plus. Entre les services civiques qui tournent, les employés en CDI qui démissionnent ou tombent en arrêt-maladie et les CDD en fin de contrat, comment ces personnes, pourtant en lien avec l’association pour recevoir une forme d’aide, peuvent t-elles s’y retrouver ?
La dépendance des associations aux subventions donne donc un début d’explication à tous les problèmes qui empêchent le bon fonctionnement de celles-ci dans le respect de ses employé.es. Ce n’est pas pour autant la seule explication et les autrices reviennent volontiers sur le rôle que jouent les dirigeant.es de ces associations, certain.es se pliant aux volontés de l’État sans remise en question de ce système et de ce qu’il implique. Par ailleurs, le fonctionnement associatif, de par une forme d’horizontalité dans son organisation, rend flou le rôle joué par chacun dans ce système.
N’ayant pas la réponse miracle à tous les problèmes qui se posent, cet ouvrage a donc surtout pour fonction de devenir un matériau permettant d’ouvrir la discussion dans le milieu associatif, de réfléchir ensemble à un associatif plus sain.
Un ouvrage venu enrichir ma vision du milieu associatif
N’étant absolument pas une experte sur le sujet, cet ouvrage m’a permis de mieux comprendre un phénomène que j’ai vécu de l’intérieur lorsque j’ai réalisé mon service civique. Ce livre est venu confirmer des intuitions et des ressentis. Je parlais de l’inefficacité des dispositifs et des difficultés de l’admettre pour les salariés, du fait que les bénéficiaires des actions des associations sont largués face au turnover des services civiques, etc.
Évidemment, l’ouvrage m’a paru particulièrement pertinent sur les questions liées aux contrats en service civique, je m’y suis totalement retrouvée. C’est à grands coups de « manque d’engagement » et de « manque de dévouement » qu’on vous remonte les bretelles et qu’on vous culpabilise. La moindre critique à l’égard de dispositifs parfois inefficaces y est jugée comme une forme de « manque de bienveillance » à l’égard des supérieurs et des actions de l’association.
En résulte une sorte d’omerta. Les employé.es restent la tête dans le guidon à essayer de se convaincre que ce qu’ils font est important et efficace. Les service civiques, eux, totalement exploités (pour rappel c’est 472 € par mois et je faisais plus de 35h/semaine…) et peinant parfois à donner du sens à certaines de leurs missions, se regroupent bien souvent pour évoquer ensemble les dysfonctionnements d’un milieu dans lequel ils sont, pour la plupart, juste de passage. Les autrices l’évoque en fin d’ouvrage avec beaucoup de justesse, y voyant un début de « lutte ».
Mais au-delà de ça, ce livre m’a évidemment beaucoup appris. Le fonctionnement des subventions restait somme toute assez flou pour moi. Les autrices font preuve de beaucoup de pédagogie, n’hésitent pas à illustrer leurs propos avec des exemples tout à fait concrets, rendant l’ouvrage compréhensible par toutes et tous. Parmi les choses apprises dans cet ouvrage, je retiendrai également :
- le fait que lorsque les contrats courts se terminent en association, les employé.es ne peuvent pas bénéficier de la prime de précarité (paradoxal quand on sait comme on est payé.es au lance-pierre dans ce milieu)
- le rôle des « travailleurs pairs » dans la « grande famille associative » (ici ce sont des guillemets ironico-amers). Je ne savais pas qu’il existait une expression dédiée pour désigner les personnes qui ont acquis un savoir utile à l’association de par leurs expériences de vie, du fait qu’elles ont été « concerné.es » à une époque. Ce point de l’ouvrage m’a particulièrement écœurée mais m’a également donné envie d’en savoir encore plus.
Enfin, pour aller plus loin on (on, tu te reconnaîtra ♥) me souffle dans l’oreillette que la question de l’emploi dans le milieu associatif fait bien tristement l’actualité avec le scandale qui secoue actuellement Emmaüs. L’antenne Emmaüs de la Halte Saint-Jean est, de fait, accusée de traite d’êtres humains et de travail dissimulé par un groupe d’hommes et de femmes, réalisant le travail d’employé.es pour la modique somme de 150€. Cette situation honteuse était maintenue par la responsable de l’antenne en brandissant la menace d’expulsion du territoire français, ces personnes étant, pour la plupart sans-papiers. Si le sujet vous intéresse vous retrouverez un papier complet chez Street Press qui résume très bien la situation. Et si le temps vous manque mais que vous souhaitez malgré tout comprendre de quoi il en retourne, le sujet a également été abordé brièvement sur la chaîne d’Ostpolitik.
Vous l’aurez compris, je vous conseille totalement cet ouvrage, que le sujet vous touche de près ou vous intéresse tout simplement. Les mécanismes décrits dans cet ouvrage peuvent également se rapprocher de la casse que connait l’hôpital public. Des situations légèrement différentes mais où le manque de moyens et la mise en compétition (avec le privé) sont également présents. De quoi y voir un problème plus général lié aux secteurs du care et du social en France ? Il n’y a qu’un pas.