En deux mots
À quinze ans Ottavia choisit de travailler aux côtés de son père, dans son restaurant de Rome. C’est en cuisine qu’elle rencontre Cassio et apprend avec lui l’art de la gastronomie et l’amour. Jusqu’au jour où elle croise le regard de Clem. Elle va alors partir se perfectionner à Paris. À son retour, elle décide de reprendre sa vie en main.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Ma cuisine, mes amours, mes emmerdes
Julia Kerninon a un talent fou pour les portraits de femmes. Après Liv Maria, elle nous entraîne sur les pas d’Ottavia, en Italie. Après quelques déboires, va choisir d’ouvrir son restaurant. Un roman savoureux!
Ottavia a un caractère bien trempé et une idée précise de la voie qu’elle souhaite emprunter. Après ses études, elle choisit de rejoindre son père dans son restaurant, de s’investir entièrement à la cuisine au lieu de se lancer dans des études supérieures. À son côté, mais surtout à celui de Cassio, le jeune cuisinier qui partage ses journées, elle va apprendre. Une initiation qui se double d’une histoire d’amour venue presque naturellement. Mais très vite la passion va céder le pas à la rivalité et les mots doux aux insultes. La température va monter jusqu’à l’ébullition, jusqu’à la rupture.
Il faut dire qu’entre-temps Livia a croisé le regard de Clem. L’homme lui a laissé un bout de papier avec son numéro et une adresse à Paris. Alors, elle décide d’aller se perfectionner dans la capitale française, de retrouver ce Français qui la fascine.
Son arrivée est comme un enchantement. Le monde s’ouvre à elle et sa première nuit se déroule comme dans un rêve. Mais cette fois encore, il va lui falloir déchanter. Alors, elle s’investit à fond dans le travail, accumule les expériences et peaufine son savoir-faire avant de rentrer en Italie bardé d’une certitude: elle ne doit compter que sur elle-même. Mais cela Cassio ne peut le comprendre et va encaisser une nouvelle rupture. Ottavia choisit alors d’ouvrir son propre restaurant et d’être seule aux commandes. C’est dans son établissement que la fille Selvaggio va déployer son talent. La notoriété de sa cuisine parvient jusqu’aux oreilles d’Arturo Bensch, rédacteur de chroniques gastronomiques dont on sait dès l’incipit qu’il épousera Ottavia et que le couple aura trois enfants.
En retraçant le parcours d’Ottavia sur plusieurs décennies, Julia Kerninon réussit à nouveau un superbe portrait de femme. Superbe, parce qu’il n’omet rien de ses aspérités. La volonté de s’émanciper, de se construire hors du schéma traditionnel –allant même jusqu’à refuser de reprendre le restaurant de son père – va s’accompagner de renoncements, de rendez-vous manqués, d’une vie de famille tronquée. Car l’engagement et la passion, surtout dans un milieu aussi exigeant où les tensions sont permanentes, ne peut s’accommoder de demi-mesures.
Après la fantasque Liv Maria, Ottavia Selvaggio (selvaggio veut dire sauvage) vient compléter cette superbe galerie et nous emporte une nouvelle fois par son style à la précision diabolique et à sa science de la narration. Elle nous fait partager avec finesse la psychologie de ses personnages et éclaire une nouvelle fois ses thèmes de prédilection que sont le matriarcat et la maternité. Et les choix qu’une femme peut être amenée à faire au cours d’une vie, fussent-ils contradictoires. Cela nous vaut de superbes pages sur la relation mère-fille et, plus surprenant mais fort en émotions, une magnifique lettre-confession signée d’un mari qui a accepté de renverser les rôles. Voilà une nouvelle preuve du talent de Julia Kerninon dont l’écriture sensuelle trouve ici une nouvelle façon de s’épanouir.
Sauvage
Julia Kerninon
Éditions de L’Iconoclaste
Roman
300 p., 20,90 €
EAN 9782378803742
Paru le 17/08/2023
Où?
Le roman est situé principalement en Italie, à Rome et dans la région. On y évoque aussi un séjour à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
A Rome, Ottavia Selvaggio a décidé à quinze ans d’être maîtresse de son destin.
Ni ses histoires d’amour, ni le mariage, ni même la maternité ne la font dévier de sa route. Pendant que son mari s’occupe de leurs enfants, elle invente dans son restaurant une cuisine qui ne doit rien à personne. En robe noire et sans frémir, Ottavia avance droit, jusqu’au jour où un homme surgit du passé avec un aveu qui la pousse à douter de ses décisions. Comment être certaine d’avoir choisi sa vie ? Le désir a-t-il une fin?
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France 3 (Olivier Quentin)
Blog Mademoiselle lit
Julia Kerninon présente «Sauvage» © Production Éditions de L’Iconoclaste
Les premières pages du livre
« INCIPIT
C’est le matin à Rome. Quelques heures plus tôt, je me suis réveillée à côté de Bensch, il m’a embrassée, et puis les voix cristallines des enfants se sont élevées dans les chambres, le jour s’est ouvert. J’ai filé dans la salle de bains, je me suis lavé les cheveux, je les ai séchés, attachés en chignon. J’ai passé une robe noire et des collants, j’ai mis de la crème, du mascara, du rouge à lèvres, des boucles d’oreilles.
Quand je suis descendue, ils étaient tous les trois autour de la table, mon enfant faon, mon enfant rubis et mon enfant symphonie, j’ai bu la petite tasse de café brûlant que Bensch m’a tendue, j’ai donné des baisers, j’ai enfilé des bottes, mon manteau et je suis sortie. À grands pas j’ai traversé San Lorenzo qui s’éveillait, j’ai pris le tunnel les yeux fermés pour mieux entendre le rugissement des moteurs, main sur la rambarde comme j’ai toujours fait, toute ma vie.
J’ai atteint l’Esquilino quand Santa Maria Maggiore sonnait sept heures. Arrivée au restaurant, j’ai enlevé mon manteau, noué mon tablier, je me suis lavé les mains et je me suis mise au travail. À l’instant, je tranche du fenouil pendant qu’une voix à la radio parle de la patience qu’il a fallu aux êtres humains pour inventer les objets les uns après les autres, trouver un moyen de les tailler dans le bois, dans la pierre, sculptant d’abord des cailloux pour en faire des outils, puis utilisant ces outils sur d’autres cailloux pour en faire des armes et des bijoux. Les objets ont été parmi les premières choses représentées par les humains, sans doute parce qu’ils en étaient fiers, peut-être parce qu’ils en étaient jaloux. Ce qui est certain, c’est l’importance qu’ils y accordaient, tombes débordantes de biens comme bagages entassés autour du macchabée, pièces de monnaie couvrant les yeux, bouches pleines de nourriture, perles de jade, objets du quotidien dessinés sur d’autres objets du quotidien, dans une volonté de conjuration, peut-être, de ce qui déjà semblait aller trop vite. La religion a banni toute représentation des objets pendant mille ans, puis ils sont revenus, parce que les riches Hollandais du dix-septième siècle ont eu envie de montrer ce qu’ils possédaient. La nature morte me rassure autant qu’elle m’effraie – et c’est vrai aussi du désir. Mes objets, je les vois tous, devant moi sur le mur, les planches à découper, l’aimant rectangulaire des couteaux, un, deux, trois, quatre, cinq lames, et puis l’étagère en bois, vingt bols blancs, vingt bols cerclés d’or, vingt bols bleus, verres en cristal pendus par les pieds, casiers pleins de couverts, piles d’assiettes, coupelles à bonbons, casseroles en cuivre, poêlons en marbre, mortier, pilon en poirier, passoires, désosseur, attendrisseur, presse-purée, emporte-pièce, cithare à spaghettis. Je caresse du regard tous ces outils qui appartenaient à mon père et qui sont les miens aujourd’hui.
Je n’entends pas la suite de l’émission parce que mon téléphone vibre. C’est un message de ma meilleure amie, Antonia, qui m’envoie tous les jours un petit texto sibyllin, une invention, une intuition. Ce matin, elle a écrit Le danger du danger, c’est qu’on ne peut pas savoir d’où il viendra. En rattachant mes cheveux, je tourne la tête, et j’aperçois Cassio, jean et blouson en cuir, qui marche le visage fermé sur le trottoir opposé. Ses deux bras enserrent un cageot de légumes et d’herbes, je devine qu’il est passé au marché. Je pourrais le héler, mais je le retrouverai sans doute plus tard dans la journée, ou ce soir. Juste avant de sortir de mon champ de vision, il fait volte-face, et l’espace d’une seconde avant qu’il ne me sourie je le vois exactement comme je l’ai vu la première fois, dans la réserve de mon père, quand j’avais quinze ans et lui vingt, lui et moi fixés ensemble dans l’ambre du moment.
I
Je descendais l’escalier de la réserve, et Cassio était assis à la table de mon père. Il avait tourné la tête vers moi. Mon père avait dit, Voilà ma fille Ottavia, et Cassio ne m’avait pas saluée. Il m’avait regardée encore un peu, et puis il avait ostensiblement reporté son attention sur mon père.
À cette époque, mon père tenait la trattoria Selvaggio, dont tout le monde savait qu’elle était la meilleure de l’Esquilino.
Seul au piano avec un second pour les basses œuvres et un serveur en salle, il exécutait une cuisine du Latium rigoureuse, pleine de charisme parce que sans fioritures. Tout ce que la ville comptait de jeunes chefs ambitieux défilait chez nous, dans l’espoir qu’il leur permette de l’observer de plus près pour mieux le trahir ensuite. Quand j’ai vu Cassio Cesare pour la première fois, je savais qu’il était là pour ça, comme tous les autres, à laisser mon père le toiser sans même lui offrir quelque chose à boire, dans cette pièce où les étagères ployaient à craquer sous les bouteilles.
Il avait retiré la cigarette de sa bouche pour faire tomber la cendre, et il avait murmuré :
– La Sachertorte.
– Quoi, la Sachertorte ? avait répété mon père.
– J’ai la recette.
– Tu as travaillé à l’hôtel Sacher, à Vienne ?
– Non, avait répondu Cassio en secouant la tête. Jamais.
– Ton père a travaillé à l’hôtel Sacher ? Ta mère ?
– Je suis orphelin, avait dit Cassio, avec le ton que quelqu’un d’affamé aurait utilisé pour dire qu’il n’avait pas faim. Mon père avait sursauté, mais son autorité avait pris le dessus sur sa timidité. Il était comme ça.
– Dans ce cas, ragazzo, il est techniquement impossible que tu sois en possession de la recette de la Sachertorte du Sacher Hotel de Vienne. Parce que cette recette est…
– … Tenue secrète depuis son invention il y a presque trois siècles, et que seuls la connaissent aujourd’hui la poignée de pâtissiers ayant travaillé dans les cuisines du Sacher, eux-mêmes ayant tous promis le silence, où qu’ils puissent se trouver dans le monde. Je sais ça comme vous.
Mon père était resté silencieux quelques secondes.
– C’est ce que je dis. Dans ce cas, ragazzo, si tu n’as jamais travaillé au Sacher et que tu prétends connaître cette recette, il n’y a que deux solutions : soit tu es un menteur, soit tu es un menteur.
Cassio avait allumé une nouvelle cigarette.
– Je vous raconte, d’accord ? C’était il y a un an et demi. J’étais à Bucarest. À la gare de Bucarest, pour être exact. Il faisait nuit noire et j’attendais entre deux trains. Est-ce que vous êtes déjà allé à Bucarest, Signore Selvaggio ?
– Je n’ai jamais quitté Rome de ma vie, avait répondu mon père sur la défensive.
– Comme je vous comprends. Pourtant, il se passe parfois des choses intéressantes ailleurs. Si vous étiez allé à la gare de Bucarest, vous sauriez qu’il s’y trouve dans un angle un bar-buffet qui ne ferme jamais. Il reste ouvert toute la nuit et tout le jour pour les passagers malchanceux qui, comme moi, doivent patienter plusieurs heures entre deux trains. C’est là que j’étais, il y a un an et demi. Je passais le temps en buvant une bière, assis sur un tabouret au comptoir. Le bar est petit, et ce soir-là il était rempli à moitié, sans doute même un peu moins. Des voyageurs aux yeux battus, des clochards, et moi. Ou en tout cas c’était ce que je croyais jusqu’à ce que mon voisin de comptoir m’adresse la parole. Je ne l’avais pas vraiment remarqué avant, je ne pensais à rien, vous comprenez, j’attendais simplement que le temps passe et que le train arrive. L’homme m’a dit Pourquoi tu es là, toi?, et je lui ai expliqué en peu de mots. Il m’a demandé ce que je faisais de ma vie, à part ça, et j’ai répondu Rien de précis. Il a répliqué Alors je te repose la question autrement : qu’est-ce que tu voudrais faire, quand tu feras quelque chose ?
– La cuisine, j’ai dit. C’était une question facile. Mais quelle cuisine ? m’a interrogé l’homme. J’ai haussé les épaules, j’ai dit La vraie cuisine, la grande cuisine. Ça me paraissait évident. Sinon à quoi bon ? Mais l’homme a sursauté. Il a dit Tu sais qui je suis ? J’ai répondu que je n’en avais pas la moindre idée. L’homme a plissé les yeux. Il a répété Tu ne sais vraiment pas qui je suis ? Je l’ai regardé plus attentivement. Non. Il ne me rappelait rien. J’étais désolé. C’est ce que je lui ai dit. Il a balayé la pièce du regard, et puis il s’est penché vers moi, il a chuchoté Je suis l’ancien chef pâtissier du Sacher.
– Enchanté, j’ai dit. Quand il a ri, j’ai reçu au visage son haleine saturée d’alcool. Il a ri longtemps et puis il a dit Tu crois que je ne sais pas pourquoi tu es là ? Tu peux faire tout ce que tu veux. Je ne te donnerai pas la recette, même si tu me suces la bite. Alors j’ai ri avec lui. Bien sûr, j’ai répondu. Je ne sais pas de quelle recette vous parlez. Et en disant ça, j’ai fait signe au serveur et j’ai dit Two shots, please.
Comme s’il rejouait la scène, à ce moment-là Cassio avait tendu la main vers la bouteille posée sur la table et s’était servi le verre que mon père ne lui avait pas offert depuis le début, et il avait aussi rempli le verre de mon père, mon père qui ne bougeait plus d’un millimètre depuis quelques minutes déjà, puis il avait reposé la bouteille, une arme entre eux, un canon pivotant.
– Vous voulez la suite de l’histoire ? avait demandé Cassio. Est-ce que c’est nécessaire ?
– Oui, avait dit mon père. Oui. Raconte-moi la suite de l’histoire.
Il avait le souffle court. Cassio avait souri avec indulgence.
– Dix-huit shots. Mais j’aurais pensé plus. J’ai raté mon train et le suivant.
Il avait glissé son majeur et son index dans la poche de sa chemise et en avait sorti un carré de papier plié qu’il avait posé sur la table entre mon père et lui. Mon père s’était mordu les lèvres.
– À la fin de notre discussion, l’homme était ivre mort. Mais il a commencé à prendre conscience de ce qui s’était passé. Une partie de lui en avait conscience, en tout cas. Il a murmuré Je pensais pourtant et Qu’ils aillent tous se faire foutre, après tout et Nom de dieu et Du chocolat et de la confiture d’abricots, c’est quand même pas… et puis finalement, au moment où je le portais pour l’aider à descendre du tabouret et l’installer sur un siège plus adapté à son état, il a posé un bras lourd sur mon épaule, il a dit Ne donne jamais mon nom à personne, et je suis parti sans lui dire que son nom, je ne le connaissais même pas.
Après, nous étions absolument silencieux tous les trois, mais les mots résonnaient encore autour de nous. Bucarest. Vienne. Hôtel Sacher. Sachertorte. La grande cuisine. Et aussi cinq mots très simples que personne n’avait jusque-là osé prononcer à voix haute – Mon secret contre les tiens. Aujourd’hui encore, si je ferme les yeux, je les revois précisément comme ils étaient, coudes posés sur la table, couverts aiguisés, comme ils étaient belliqueux, joyeux, deux capitaines se saluant avant le match, deux généraux s’embrassant sur les joues avant la bataille. Cassio et mon père, décidés à faire affaire ensemble.
Rien de tout ça ne me concernait. Je m’étais toujours tenue le plus loin possible des affaires de mon père, la tête enfoncée dans mes livres. Je ne me rappelle même pas exactement pourquoi j’étais descendue à la réserve ce jour-là. Pourtant, je le sais aujourd’hui, ça a été un des moments les plus importants de ma vie, parce qu’en les regardant j’avais soudain eu cette intuition : ils se trompaient tous les deux. À la fin, la vraie cuisine, la grande cuisine, ce serait avec moi que la ferait ce garçon rusé, solitaire, ambitieux. »
Extraits
« J’étais la partenaire de Cassio, tout le monde le savait, alors c’était sans doute ça qu’il regardait – une jeune femme liée à quelqu’un d’autre. Le restaurant marchait très bien, et les gens venaient voir Cassio comme autrefois d’autres étaient venus voir mon père, et souvent je sentais leurs regards se poser sur moi, sans que je sache exactement ce que je devais y lire. J’étais sans doute simplement une information parmi d’autres concernant Cassio — la décoration du restaurant, ses choix intransigeants en matière de cuisine, son style flamboyant, et puis, aussi, la femme avec qui il était, la fille Selvaggio pour ceux qui savaient. Les clients pensaient généralement que j’étais en charge du service, parce que c’était comme ça que s’ordonnaient maintenant la plupart des couples de notre monde, hommes en cuisine, femmes en salle, si bien qu’après le coup de feu, quand je me faufilais à travers les tables pour sortir fumer, les clients agrippaient le bout de ma manche pour essayer de me demander de l’eau, passer commande, transmettre un message flatteur à Cassio. Je me dégageais doucement sans rien dire, je les ignorais, parce que je savais qui j’étais — en tout cas, dans ce restaurant je le savais, même si j’étais la seule. Debout sur le trottoir, je fumais sans penser à rien, et puis je traversais la salle la tête haute et je retournais prendre ma place aux côtés de Cassio, joindre mes mouvements aux siens dans la chaleur torride de la cuisine, jouer notre partition à quatre mains, et c’était ce qu’on avait fait ce jour-là aussi après le départ de la bande — cuisiner passionnément dans la haute symphonie de sa colère. » p. 58-59
« Aussi différentes qu’elles puissent être par ailleurs, toutes les cuisines partageaient un point commun: la violence. Les cuistots me coinçaient contre les frigos, retroussant les lèvres sur leurs dents pourries par les vapeurs de nougatine. Debout devant moi, immenses, puant la transpiration, un couteau pointu dans chaque main, ils me traitaient de salope parce que je ne voulais pas sortir avec eux après le service. Je les craignais, mais si je ne les avais jamais rencontrés, je n’aurais sans doute pas compris que c’était la cuisine qui était violente, par nature, par définition. Je n’en avais jamais été tout à fait sûre jusque-là. J’avais eu l’habitude de me faire crier dessus par mon père et par Cassio, et c’était plutôt un soulagement de découvrir que ça ne m’était pas spécialement destiné, que c’était simplement une de ces coutumes terribles que les hommes instaurent entre eux si on les laisse seuls trop longtemps dans un endroit surchauffé. C’était aussi effrayant que familier, et quand ça allait trop loin je changeais d’endroit. » p. 80-81
« Mais chaque jour qui passait j’avais un peu plus peur de t’appeler et de devoir admettre que j’avais hésité tout ce temps, j’avais eu peur si longtemps, je n’arrivais pas à te dire ça. Je ne pouvais pas. J’avais tellement honte. De ce que j’avais fait, et de ma grande pauvreté. Qu’est-ce que j’allais pouvoir t’offrir, comme ça? Pas un saut à la mer, pas une entrée au musée, un verre peut-être, mais pas deux. Tu avais déjà tellement de choses de ton côté. Ton père, Cassio. Leurs restaurants. Tes amis, ton travail, ta famille. Ta sœur. Ton pays. Et puis plus j’y pensais, plus mes sentiments pour toi me semblaient trop intenses pour oser t’en parler.
Tomber amoureux de toi en un regard. Te voler à ton petit ami. Faire l’amour magique. Disparaître. Rien n’allait. Tout était fou. Jamais je ne pourrais te convaincre de mon amour sincère avec ça. J’ai passé beaucoup de temps à y penser, et ce temps est passé. Un jour, j’ai regardé le calendrier, et j’ai su que tu étais rentrée chez toi. » p. 163
« Nous refaisions du café. À la radio, Andrea de Simone chantait Immensità, nous écossions des petits pois et j’égrenais pour ma mère mes dernières trouvailles culino-littéraires, littéraro-culinaires. Le cœur de Thomas Hardy stocké dans une boite à biscuits le temps que sa seconde épouse s’accorde avec le notaire. Le cadavre de Tchekhov rapatrié en Sainte Russie dans un wagon à huîtres à cause de la chaleur. Les biscuits au lard et au sirop chez Faulkner, les huîtres, le poisson grillé, les haricots en boîte chez Hemingway. La tarte aux cerises que prépare une adolescente quelques heures avant d’être assassinée avec toute sa famille, chez Truman Capote. Les escargots dans Le Baron perché de Calvino. Avec audace, j’avais dit à ma mère que même Gertrude Stein faisait la cuisine, après tout. C’était Alice B. Toklas qui faisait la cuisine, avait répondu ma mère gravement, et tu le sais aussi bien que moi. – Marguerite Duras a écrit un livre de recettes, j’avais rétorqué. Et Virginia Woolf faisait des tartes. — Peut-être, avait admis ma mère en me regardant dans les yeux, mais à ma connaissance, ce n’est pas pour ça qu’on se souvient d’elles. » p. 185-186
À propos de l’autrice
Julia Kerninon © Photo Loïc Venance
Née en 1987 dans la région nantaise, Julia Kerninon est docteure en littérature américaine. Son premier roman, Buvard, a reçu de nombreux prix, dont le prix Françoise Sagan. Elle a été lauréate de la bourse Lagardère du jeune écrivain en 2015. Son deuxième roman, Le dernier amour d’Attila Kiss, a reçu le prix de la Closerie des Lilas en 2016. Elle a publié huit romans et vit aujourd’hui de ses productions littéraires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)
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