La Colère et l’Envie

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Lauréate du Prix Méduse 2023

Lauréate du Prix de la Vocation 2023

En deux mots
Isor est une enfant particulière que ses parents, Maude et Camillio, essaient d’aider de leur mieux. Mais pas plus que les médecins, ils ne parviennent à la sortir de son monde. C’est aux côtés de Lucien, un vieil homme, qu’elle trouvera l’envie et la force de s’émanciper.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La jeune fille différente et le vieil homme

Dans un premier roman admirable de maîtrise, Alice Renard raconte comment une jeune fille va parvenir à surmonter ses handicaps au contact d’un vieil homme. Une émancipation bouleversante qui est aussi une ode à la différence.

Isor n’est pas une enfant comme les autres. Disant cela, ses père et mère ont bien conscience que leur explication est trop courte pour parler de leur progéniture. Prenant tour à tour la parole, ils vont nous raconter ses treize premières années. Au début, ils ont pensé que leur fille ne les entendait pas, mais les médecins les ont rassurés sur ce point, son ouïe était parfaite.
Alors, il a fallu faire le tour des spécialistes. Tous ont failli ou n’ont pu déceler précisément ce qui n’allait pas. Des batteries de test n’ont pas permis de poser un vrai diagnostic. «Les semaines s’écoulaient. Les tests sérologiques, psychologiques, les traitements médicamenteux, les rendez-vous chez les analystes, les orthophonistes, tout demeurait infructueux.»
Alors les parents ont fait avec, ont appris à vivre aux côtés d’une fille qui a toujours refusé d’apprendre. «Elle n’a pas voulu apprendre à parler. (…) Elle a refusé d’apprendre à manger autrement qu’avec les mains, elle a refusé d’apprendre le dessin, la musique, l’équitation ou quoi que ce soit d’autre. Jamais nous n’avons songé pouvoir l’envoyer à l’école.»
Au fil des ans, elle a grandi à leurs côtés avec sa différence. Aujourd’hui, elle a treize ans. «Elle ne sait pas que la Terre est ronde, elle ne sait pas ce qu’est un adjectif, elle ne sait pas comment on compte les heures, elle ne sait pas ce que c’est qu’un père ni que la génétique, normalement, nous rassemble.»
Difficile de dire comment elle perçoit le monde. Et malgré leur amour inconditionnel pour leur fille, Maude et Camillio se sentent désemparés.
Tout va pourtant changer le jour où une panne de chauffage les contraint à confier Isor pour quelques heures à leur voisin Lucien.
À 76 ans, il n’attend plus rien de la vie et ne sait pas trop comment prendre cette petite fille. Alors, il ne dit rien. Un silence qui laisse la magie opérer, celle du regard, celle d’un geste, d’une caresse. Puis on jour la musique devient l’enveloppe de leur amour. Alors, ils deviennent inséparables.
Cette seconde partie, douloureuse pour les parents qui se sentent à la fois exclus et coupables, est forte en émotions, lumineuse et sensible.
Alice Renard fait preuve d’une grande maturité. Un tour de force impressionnant à 21 ans, notamment par le dispositif narratif puisqu’elle choisit de faire parler alternativement le père et la mère, puis le vieil homme. Trois voix qui entourent Isor, qui comme dans un film de Lelouch donnent l’impression que la caméra virevolte autour d’elle pour tenter d’en cerner tous les aspects.

La Colère et l’envie
Alice Renard
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
160 p., 18 €
EAN 9782350878966
Paru le 24/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
S’affranchir, partir et vivre.
Isor n’est pas une enfant comme les autres. Idiote. Attardée. Différente. Spéciale. Ils sont nombreux à avoir donné leur avis. Mais leur aide, Isor et ses parents peuvent toujours l’attendre. Une vie en huis-clos se construit autour de cette petite fille entière, sans filtre, mutique, refusant toutes les normes. Puis Isor rencontre Lucien, un voisin septuagénaire. Entre ces âmes farouches, le coup de foudre est immédiat, ils se réinventent une vie à deux. Alors qu’Isor a seize ans, Lucien a un grave accident. L’adolescente fugue aussitôt en Sicile accomplir une mission pour son ami mourant. En chemin, elle rencontre enfin un monde assez vaste pour elle.
La Colère et l’Envie est le portrait d’une enfant qui n’entre pas dans les cases. De son entourage démuni. C’est aussi et surtout une histoire profondément humaine d’amour, de partage et de réconciliation. Alice Renard, prodige de vingt et un ans, impose une voix d’une incroyable maturité ; sa plume maitrisée, sculpte le silence et crée un lien alchimique entre elle et son lecteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Wukali (Émile Cougut)
France Inter (Nouvelles têtes)
Brut media
20 minutes
Page des libraires (Marguerite Martin, Librairie Terre des livres à Lyon)
Nice-Matin (Jimmy Boursicot)
Blog Domi C Lire
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)


Alice Renard présente «La Colère et l’envie» à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
Partie I
mère
Mon poussin, ma toute petite, moi qui t’ai formée au rythme des secrets de mon ventre, je t’ai vue finalement grandir. En dépit de tout. De toutes ces choses incompréhensibles et qui t’étaient contraires.

père
Je n’étais pas fait pour être le père d’une telle enfant. Aujourd’hui, bientôt, d’ici peu, ce ne sera plus tout à fait une enfant. Elle a grandi. Mais moi je ne serai toujours pas fait pour être son père.

mère
Je pétris la pâte à gâteau, et je pense à toi. Tes visages butés et candides, à tous tes âges, se superposent et m’absorbent. Je suis heureuse. Je sais que tu es là, en ce moment, à quelques mètres derrière mon dos, sur le canapé vert du salon, à regarder la lumière, les paupières mi-closes. Et cette image est comme la photo de couverture de tous mes souvenirs, que je feuillette à présent.

père
Elle a toujours été frappée d’une forme de débilité, sur laquelle jamais personne n’osa réellement poser de nom.
Comprendra-t-elle seulement que nous nous réjouissons aujourd’hui, pour son anniversaire ? Nous qui l’avons portée à bout de sacrifices…

mère
Moi, ta mère, je le sais : quand tes yeux transpercent, quand ton regard nous file entre les doigts, c’est que tu comprends des choses que nous ne comprendrons jamais.

père
La comprendras-tu seulement, notre joie simple de ce jour ? Dis, sauras-tu seulement la partager ?
Presque toutes les nuits, je rêve que Maude est de nouveau enceinte. Et je me réveille en sueur. Parce qu’au moment où je vais poser la main sur son ventre, c’est encore et toujours tes yeux, Isor, que je crois apercevoir à travers la paroi de sa peau. Tes yeux, Isor, qui ont certes la couleur des miens, mais qui n’ont pas leur regard. Non, ce regard, assurément, n’est pas à moi. Où suis-je passé en toi ? Où ?

mère
Dans tes tresses, au soir des jours de printemps, on retrouve toujours des choses inattendues. Quand tu as passé de longues heures dehors, et que tu reviens, que tu t’assois sur le petit tabouret de notre chambre pour que je te brosse, quand mes doigts défont les tresses faites par eux le matin, il y a toujours, entre les mèches, de petits trésors. Du pollen, des pétales de pissenlit, des bouts d’écorce, des brins d’herbe, et même quelquefois un petit perce-oreille.
Dis-moi, ma petite fille, comment fais-tu pour récolter tout cela ? Pourquoi ces choses s’attachent-elles ainsi à toi, quand tu vagabondes ? C’est au cœur même des boucles qu’on les retrouve, enfoncées entre tes cheveux noirs. Au début, j’avais peur. Maintenant j’en rigole, et je te montre ces trouvailles pour que tu répondes à mes rires. Toi, toujours, tu me rends un sourire, comme si tout cela était naturel, et parfois même tu rougis, comme si, par là, tu voulais me donner à voir un bout de ton intimité, pourtant si difficile à atteindre.

père
Ses larmes surtout me font peur et me sont étrangères. Impossible de se reconnaître, ni pour moi ni pour personne, dans ces larmes-là. Quelquefois, on croirait des larmes acides, ou la résine d’un feu. Elles coulent sur son visage avec une telle souffrance, et pour des causes tellement inexpliquées ou absurdes, que toute consolation paraît d’avance inutile. On ne peut parler de caprice. On a presque envie de parler de deuil.
C’est dans les larmes que l’on pressent la douleur qui doit être la sienne. Une douleur indescriptible, au-delà de tout. Pas au-delà en intensité, non. Simplement, elle prend place hors de là où gisent les douleurs ordinaires. Celle-ci se situe plus loin, plus profond, sur une autre couche, proprement indéracinable. À côté de toute vraisemblance. Vissée à son être par des vis de fer.

mère
Dès qu’elle s’aperçoit qu’elle a laissé voir sa plaie, elle se rétracte, avec une pudeur farouche, et, par un miracle de sa constitution, aussitôt elle devient joyeuse, d’une joie sincère et éclatante. Une joie qui débute par une sorte d’excuse de s’être laissé voir, et qui finit en une réelle hilarité d’enfant.

père
Ou bien, tout à l’inverse, elle pleure à torrent, toujours sans qu’il n’y ait rien à faire pour la calmer. En réalité, dans ces moments-là, elle semble presque soulagée – elle semble profiter à fond de cette métamorphose de la douleur en tristesse, et, dans la peine comme dans la joie, elle se livre entièrement à son émotion, jusqu’à en être tout à fait vidée.

mère
Parfois, elle ne le sait pas, mais je la regarde danser. Elle danse seule, et sans musique. Elle se lève et elle pousse tout le bric-à-brac du grand tapis de sa chambre. Elle tasse tous ses trésors dans les coins, avec ce qu’on pourrait prendre pour de la négligence, mais qui n’en est pas. Et puis ses petits pieds se mettent à marteler le sol avec une grâce inexpliquée. C’est là que je m’approche pour regarder.

père
D’ordinaire, Isor, à ses treize ans encore, a des gestes qu’on dirait gauches, ou mal assurés. Elle n’a pas de méthode pour saisir les objets – cuillère, savon, stylo, écharpe – et elle fait tout à sa manière, renouvelant chaque fois selon son désir un stock de mouvements inépuisables. Normalement, ce genre de geste est univoque, appris par cœur sur les autres. Mais pour cela – comme pour le reste – Isor n’apprend pas. Elle reste, elle veut rester fermement dans son idée propre du mouvement, un mouvement sans morale et sans passé, qui se moque éperdument des millénaires de civilisation qui l’ont précédée. Elle n’adopte ni les gestes de son âge, ni les gestes de son sexe, se fichant bien de ce qui est convenable comme de ce qui est utile.

mère
Lorsqu’elle danse, un rythme entre en elle, qui ne la quitte plus. Chaque mouvement est à sa juste place, dans une harmonie subjuguante. Ce n’est ni une valse, ni un tango, ni du jazz, ni un fox-trot. C’est tout son corps qui devient la musique qu’elle a dans la tête. Et quelle musique ce doit être… Presque inaudible. C’est comme tous les rythmes africains à la fois, battus sur tous les tambours du monde, qui la déchirent en tous sens selon une arithmétique indéniable, mais terrible. Chaque membre vibre, avec tantôt une énergie distincte, tantôt un même élan. C’est comme les huit bras des pieuvres : chacun son cerveau mais coordonnés certaines fois par la tête, quand une même nécessité les rassemble. Tout peut changer d’une seconde à l’autre, et deux minutes consécutives ne se ressemblent jamais. Mais, à force de la regarder faire, j’ai fini par percevoir que chaque danse tend irrésistiblement vers un bercement. Aucune ne dure plus d’une heure. Et déjà, toujours, à mi-chemin, quelque chose commence à poindre. C’est une couleur qui monte à l’horizon, qui enfle avec douceur. Les gestes deviennent fluides, comme récités : la danse est alors pratiquement une prière, qu’elle aurait eu en elle depuis longtemps, qu’elle aurait eu le temps de méditer, de mâcher, et qui finit par sortir. Le tout se termine en une régularité lancinante et majestueuse, comme si elle avait dansé sur de la musique classique. Puis son petit corps s’arrête de bouger et s’allonge sur le tapis, immobile, le sourire aux lèvres.

père
Isor a toujours refusé d’apprendre. D’aussi loin que nous en avons le souvenir. Elle n’a pas voulu apprendre à parler. Elle n’a pas voulu apprendre nos noms. Jamais, nous souriant depuis son berceau comme les autres enfants, elle ne s’est écriée tout en joie « Papa ! » ou « Maman ! ». Jamais un mot, aussi petit soit-il, qui ait du sens, ou qui nous soit adressé. Elle a refusé d’apprendre à manger autrement qu’avec les mains, elle a refusé d’apprendre le dessin, la musique, l’équitation ou quoi que ce soit d’autre. Jamais nous n’avons songé pouvoir l’envoyer à l’école (et les médecins étaient bien forcés d’être du même avis). Quand, à ses quatre ans, nous avons entrepris de lui donner quelques leçons à la maison, sitôt qu’on lui a mis un cahier sur la table basse et un stylo dans la main, faisant le geste à côté d’elle de tracer son prénom, soit elle éclatait de rire (un rire souverain semblant nous dire « Tout ceci est parfaitement ridicule »), soit elle entrait dans une colère noire comme l’orage qui mettait des heures à retomber, soit encore elle se levait et partait comme si rien n’était arrivé ou qu’elle n’avait pas même compris ce que nous attendions d’elle.
Alors, à son âge, à ses treize ans, que sait-elle ? Rien qui vaille. Elle ne sait pas que la Terre est ronde, elle ne sait pas ce qu’est un adjectif, elle ne sait pas comment on compte les heures, elle ne sait pas ce que c’est qu’un père ni que la génétique, normalement, nous rassemble.
Souvent j’y pense, et je me demande comment elle fait pour vivre sans rien. Dans un monde qui doit lui sembler tellement aléatoire ou absurde. Moi, j’étais persuadé que c’était cela qui la mettait en colère, de ne rien comprendre… Mais elle ne fait aucun effort pour saisir quoi que ce soit.

mère
Camillio pense qu’Isor est idiote. Les médecins en leur temps ont pensé qu’elle était infirme. Moi, je pense qu’elle comprend l’essentiel, et l’essentiel seulement, et qu’elle ne veut pas, surtout pas s’embarrasser du reste. Je sais qu’elle affronte quelque chose, d’extrêmement fort, que nous, nous ne voyons pas. Cela, cet invisible, cet irrationnel, elle le regarde droit dans les yeux, avec ses iris bleus comme la joie. Je suis persuadée que c’est cela qui l’épuise, que c’est à cela précisément qu’elle dépense toute son énergie, au point de n’en vouloir perdre un gramme pour autre chose.
De toute façon, nous en sommes tous réduits aux hypothèses – c’est cela qu’Isor suscite en nous, des hypothèses –, et voilà donc la mienne. Et à Camillio qui me demande sans cesse en quoi elle peut bien être sa fille, je réponds : « Elle a ton courage. Elle a ton intransigeance. »

père
Quand, chaque matin, pour mon travail, je me suspends dans le vide, glissant le long des tours de verre, je réalise le même acte de courage. Je me suspends dans le rien, avec mon seul reflet en vis-à-vis, mon corps harnaché au milieu du ciel, et je me dis que, si je sais faire cela, alors je serai peut-être capable d’affronter ma fille.

mère
Je sais qu’Isor se souvient, je sais qu’elle avance quelque part. Dans son désordre, dans sa colère, dans sa panique même, elle avance. Je le sais.

père
Ce jour-là, elle ne devait pas avoir cinq ans. Je l’avais emmenée au parc. À mon étonnement, tout se passait normalement, sans trop de heurts – j’avais même commencé à discuter avec d’autres parents. Et puis, à l’autre bout du terrain de jeu, une mère s’est mise à crier : à l’extrémité du bac à sable, deux petits corps étaient emmêlés avec une violence incroyable, comme enroulés l’un sur l’autre à la manière de serpents, sans que l’on eût pu distinguer qui était qui, de mon enfant et du sien. La masse était en mouvement, en fusion, en enroulements saccadés et atroces. Nous étions pétrifiés. Combien de temps cela a-t-il duré ? Des deux petits êtres intriqués-là s’échappaient de faibles cris d’effort. Aucun cri de douleur. C’est quand enfin ils se sont séparés que nous nous sommes jetés sur eux, en pleurs, trop tard. Eux, son fils, ma fille, ne pleuraient pas. Ils étaient méconnaissables de blessures et de poussière. Dans la lutte, Isor avait communiqué à l’autre son regard de braise et de fierté. Ils se regardaient tandis que nous pleurions. Pour nous, nous tous dans ce parc (même ceux qui n’avaient rien vu), le temps s’étirait comme un coup de poing et rien ne bougeait que nos larmes. Les enfants avaient chacun sur le cou les marques des mains de l’autre. Avaient-ils voulu se tuer ? S’ils étaient morts, nous le savions, ils se seraient tués en même temps, à l’exacte même seconde. Mais avait-ce été une scène de mort ou une scène d’amour ? Les images s’étaient plantées dans nos yeux, de ce nid de vipères, de ce nid de bras tendres et roses. Avant la lutte, nous n’avions entendu aucune provocation, aucune insulte. C’était à croire qu’ils s’étaient jetés l’un sur l’autre dans une silencieuse concertation, comme un numéro su depuis toujours. Était-ce Isor qui l’avait hypnotisé comme elle nous médusait tous à présent ? Ou avaient-ils chacun reconnu en l’autre la même folie, cette envie de voir ce que cela faisait de vomir la violence, de la partager comme quelque chose d’intime que l’on offre en cadeau ? Leurs deux visages méconnaissables semblaient répéter « L’émotion est une violence. L’émotion est une violence. » L’autre mère, finalement, a attrapé son enfant par le bras. Le présent a repris. Nous n’avons plus jamais emmené Isor dans ce parc.

mère
L’idée des tresses, c’était la mienne. Les cheveux longs lui vont si bien. Elle les a épais et bouclés comme moi. À son âge, ma mère me faisait des tresses aussi. Elle les serrait fort, avec de petits gestes brusques que je n’aimais pas. Moi, les cheveux d’Isor, je les coiffe comme une caresse. C’était d’abord pour ne pas qu’elle se les abîme, quand elle va dehors, qu’elle éclate en colère ou simplement qu’elle s’agite. Je m’étais dit que comme ça elle ne pourrait pas se faire mal (se les coincer quelque part, ou même qu’ils prennent feu, parce que Dieu sait ce dont elle est capable !). Et puis, cela lui a tout de suite plu. Sous ses tresses, si l’on n’y prend pas garde, elle aurait l’air d’une enfant sage, et non plus d’une petite sauvageonne. Une après-midi de printemps, nous étions allées faire des courses ensemble. (Il faisait très chaud, les magasins avaient la clim.) Dans l’un d’eux, elle s’était d’emblée dirigée vers un rouleau de ruban en velours bleu foncé, quelques teintes plus sombres que ses yeux. Amusée, je l’avais acheté en entier, ne sachant pas encore ce que nous en ferions. De retour à la maison, Isor avait plongé sa petite main pataude dans mon sac pour en extraire le rouleau et le déballer. Elle a joué avec dans ses cheveux. Depuis, chaque matin, nous avons pris l’habitude de nouer ses tresses par un bout de ce cyan sombre.

père
À bien la regarder, à vivre avec elle tous les jours, on peut finir par lui trouver des allures de prêtresse. Certaines journées, chacune de ses attitudes, de ses poses, paraît régie par une logique inconnue de nous, comme un grand rituel. À la manière des animaux qu’elle regarde si souvent dans ses reportages : dans leur apparente liberté, ils savent ce qu’ils ont à faire.
Il arrive que pendant plusieurs heures j’aie l’impression qu’elle est en train de prier. Mais quelle divinité ? Si c’est bien le cas, ce ne peut être qu’un dieu des temps très anciens, maya, celtique ou égyptien, ou bien plus vieux encore, de ces dieux à statuettes d’ivoire que l’on retrouve enterrées six pieds sous terre – lorsque les divinités de la vie et de la mort se confondaient, que de grandes pierres aux gueules effrayantes servaient aussi bien à convoquer les morts qu’à secourir les vivants, et que le sang qui coulait n’était pas tant le signe d’une blessure que celui de la jeunesse vigoureuse.

mère
Isor peut être très différente d’un jour à l’autre, mais elle reste toujours elle-même, sincère, incapable de tricher. Elle ne peut pas se contenir à une seule personne, à une seule apparence. Elle est plusieurs, elle est trop vaste. C’est sa manière à elle de saisir le monde du mieux qu’elle peut.

père
Quand la mère de Maude est morte il y a quinze ans, nous avons reçu un héritage qui nous a permis d’acheter cette maison rue de Pommard. Au cours du déménagement, nous avons trouvé quelques vieux meubles et objets que l’ancienne propriétaire, une octogénaire sans famille, avait laissés là. Des rangements de salle de bains recouverts de toile cirée, des plafonniers à fleurs, un micro-onde, mais aussi une large télévision, deux immenses antennes TNT pour les chaînes d’Asie et d’Afrique centrale, un lecteur VHS et une bonne vingtaine de cassettes vidéo. Nous avons tout bazardé sauf cela. À vrai dire, ni Maude ni moi n’avons jamais regardé la télévision chinoise ni sénégalaise, mais cela nous amusait.
Quand Isor est née, Maude n’a pas réussi à obtenir tout de suite des horaires aménagés à la caserne, et c’est moi qui gardais souvent la petite l’après-midi. Jusqu’à ses deux ans à peu près, Isor ne présentait rien de particulier, sinon qu’elle s’agitait beaucoup parce qu’elle avait continûment faim, pensions-nous. J’étais assez fatigué entre mon propre travail, à nettoyer au-dessus du vide les vitres des tours du XIIIe, et la garde de l’enfant. Une après-midi où Isor avait été vraiment terrible, je suis tombé de fatigue sur le canapé, avec elle dans les bras. Lorsque je me suis réveillé deux heures plus tard, des Japonais jouaient au hockey sous les vociférations de deux présentateurs hystériques et les acclamations des spectateurs. Isor se tenait assise sur mes genoux, dans une concentration manifeste, dressant son petit corps pour mieux voir, avec une sorte de ferveur. Comment avait-elle réussi à programmer la télé toute seule ? Mais ce n’était pas même cela qui m’étonnait. Ce qui me choquait plus qu’autre chose, c’était que je n’avais jamais vu Isor aussi calme. Pour la première fois, je la voyais maintenir une posture plus de quelques minutes, et focaliser son attention sur un objet unique.

mère
Le tout premier examen que nous avons fait passer à Isor, c’était à ses dix mois environ. Comme elle ne semblait pas réagir à nos voix, nous avions pensé qu’elle était peut-être sourde. Résultat : une ouïe parfaite. Alors, pour quelques mois, nous avons cessé de nous inquiéter, pensant qu’elle suivrait bien son propre rythme.

père
L’épisode de la télévision japonaise est, je crois, mon premier souvenir de sidération. Sur l’écran, les joueurs s’agitaient frénétiquement, noyés sous la coulée verbeuse de la voix off, dans cette langue qui, pour une oreille française, semble constituée uniquement de voyelles. Et pourtant, cette langue qu’elle ne pouvait pas comprendre était la première qu’Isor écoutait vraiment.

mère
Dès mon retour de la caserne, Camillio m’a attirée dans la cuisine. De là, il m’a pointé du doigt la télévision allumée. Je n’ai pas compris tout de suite.

Extraits
« Les semaines s’écoulaient. Les tests sérologiques, psychologiques, les traitements médicamenteux, les rendez-vous chez les analystes, les orthophonistes, tout demeurait infructueux. Alors, avec le temps (quand était-ce? aux quatre ans d’Isor? à ses cinq ans?), l’intérêt qu’on portait à notre dossier se transforma en une sorte de lassitude. Le «cas Isor» ne fascinait plus, et les médecins, mis nez-à-nez avec leur incapacité, écourtaient de plus en plus les visites. Il n’y avait plus rien à dire, sinon qu’Isor était étrange. Un adjectif, comme un naufrage. » p. 36

« Parmi les hommes, je n’ai pas reçu la palme de la virilité. Il faudrait véritablement être à court d’adjectifs pour me décrire comme offensif ou protecteur : je n’ai jamais attaqué ou défendu quiconque de mon existence. »

« Pourquoi tout devient-il ridicule à nos âges, vicieux, interdit ? Ce qui est beau devient sale. Même l’or est maculé de boue. Si 80 ans est un âge naturel dans l’existence, pourquoi rien ne lui est-il adapté? »

« Isor a tracé ce cercle autour de nous (involontairement ?). À l’intérieur, elle a tressé ce qui était naturel avec ce que ce qui était inouï, ce qu’il fallait faire avec ce qu’il ne fallait pas faire, elle a bouleversé la norme et l’évidence en les faisant glisser vers son invraisemblance et son improbable à elle. Elle a commencé à nous faire vivre là-dedans en nous faisant digérer ses évidences. En nous soustrayant du réel. »

« Presque toutes les nuits, je rêve que Maude est de nouveau enceinte. Et je me réveille en sueur. Parce qu’au moment où je vais poser la main sur son ventre, c’est encore et toujours tes yeux, Isor, que je crois apercevoir à travers la paroi de sa peau. Tes yeux, Isor, qui ont certes la couleur des miens, mais qui n’ont pas leur regard. Non, ce regard, assurément, n’est pas à moi. Où suis-je passé en toi? Où? »

« Chers toi et toi,
Une semaine comme une mélodie, et ça vibre uniquement de notes de justesse et de justice.
Quand je viens l’autre jour, Ani laisse les chèvres et me monte en haut de sa petite colline – monte lentement, précieucautionneux, pas à pas – impression qu’on a tout le temps du monde mais que ce qui se passe ça compte comme mille. M’assoit au sol et me regarde et nous taisons.
Elle m’est grande, elle m’est forte, elle me dit Ça fait des années maintenant que je décide de rien attendre, simplement prendre à bras-le-corps ce qui m’advient – me laisser chambouler si c’est ça que ça demande. Ce que tu apportes, c’est un des plus grands BOUM de ma vie. Je veux que je nous donne le temps. Je veux que cet événement-là nous dure. S’étire. Te le demande – si tu veux bien – que tout du long de la semaine tu rerécites ce que tu viens de dire (l’ambassadrice, le pardon, l’étreinte manquée, la connivence), que tu le rejoues chaque jour pour l’aube. Cette détonation grande que tu exploses dans ma vie – la joie sans-modèle-sans-mesure – je veux l’entendre sept fois encore. C’est comme ça que je veux j’aimerais nous donner le temps de comprendre ce qui nous arrive là et ce qu’il va nous arriver ensuite. Laisser la place à ce que tu me portes. Si si très précieux – tellement que je veux le manger et le digérer encore.
Voilà ! J’envoie des bisous et des mélodies très belles à vous-chacun que j’aime, I. » p. 128

« Mon poussin, ma toute petite, moi qui t’ai formée au rythme des secrets de mon ventre, je t’ai vue finalement grandir. En dépit de tout. De toutes ces choses incompréhensibles et qui t’étaient contraires. père Je n’étais pas fait pour être le père d’une telle enfant. Aujourd’hui, bientôt, d’ici peu, ce ne sera plus tout à fait une enfant. Elle a grandi. Mais moi je ne serai toujours pas fait pour être son père. mère Je pétris la pâte à gâteau, et je pense à toi. Tes visages butés et candides, à tous tes âges, se superposent et ­m’absorbent. Je suis heureuse. Je sais que tu es là, en ce moment, à quelques mètres derrière mon dos, sur le canapé vert du salon, à regarder la lumière, les paupières mi-closes. Et cette image est comme la photo de couverture de tous mes souvenirs, que je feuillette à présent. père Elle a toujours été frappée d’une forme de débilité, sur laquelle jamais personne n’osa réellement poser de nom. Comprendra-t-elle seulement que nous nous réjouissons aujourd’hui, pour son anniversaire ? Nous qui l’avons portée à bout de sacrifices…
Moi, ta mère, je le sais : quand tes yeux transpercent, quand ton regard nous file entre les doigts, c’est que tu comprends des choses que nous ne comprendrons jamais. »

À propos de l’autrice

Alice Renard © Photo Philippe Matsas / Leextra

Née à Paris en 2002, Alice Renard est étudiante en littérature médiévale à la Sorbonne. Révélée précoce à l’âge de six ans, les questionnements autour de la neurodiversité et de l’hypersensibilité l’ont toujours passionnée. Elle s’apprête aujourd’hui à expérimenter un nouveau mode de vie dans un petit village des Pyrénées. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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