Au-dedans

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Brillante scientifique et brillante femme d’affaires, Christa Cristofersson est atteinte d’une maladie dégénérative qui va la priver de toutes ses émotions. Alors, elle se bat et essaie d’imaginer une intelligence artificielle capable de la seconder, d’analyser les émotions.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Frankenstein à l’heure de Chat GPT

Dans son nouveau roman, Yannick Grannec imagine une scientifique atteinte d’une maladie qui lui fait perdre ses émotions, bien décidée à se battre. En se créant un assistant bourré d’intelligence artificielle, elle va tenter de conjurer le sort. Brillant !

Christa Cristofersson a un CV qui fait bien des envieux. Diplômée du MIT, cette ingénieure a créé WeCare, une société de biotechnologie qui attire les capitaux. Tout irait pour le mieux si, après un test génétique, elle n’avait découvert que Frida, sa mère, pensionnaire d’un hôpital psychiatrique de Los Angeles, était atteinte d’une affection rare, la maladie de Damasio. Cette affection – inventée par l’autrice – supprime progressivement les émotions jusqu’à une absence totale d’affect pour qui que ce soit. La probabilité étant forte qu’à son tour, elle en soit affectée, elle décide de consulter Jonas Jerkins, dit JJ, un neurologue qui lui suggère de s’entourer. Pour elle qui s’est séparée de Tancrède et qui élève désormais seule ses jumeaux Cosmo et Sinclair, le défi est de taille. Surnommée «la reine des glaces» pour sa froideur, il va lui falloir se remettre totalement en question.
Le tout sans affoler Milton, son père, qui vit sur son bateau en baie de Sausalito avec sa compagne Joan, ni ses enfants et encore moins ses associés. Car il en va de la survie de l’entreprise.
Christa est une battante. Elle va chercher des réponses à ses questions existentielles: « Cette menace d’une terrible maladie n’avait pas entravé sa formidable pulsion de vie et elle lui avait déjà exposé son plan de bataille: elle cherchait à comprendre et à inventorier son système émotionnel pour le stimuler, JJ ne voyait pas exactement en quoi cette stratégie l’aiderait à lutter contre une neurodégénérescence, mais s’il existait ne serait-ce qu’un atome de solution dans l’infinie botte de foin de l’univers, Christa le trouverait.»
Elle se tourne vers son père et vers un amant, acteur de métier, qui pourrait lui expliquer comment il fait pour interpréter les émotions, comment il simule la peur, la tristesse, la douleur ou la colère. Elle consulte également toute la littérature sur le sujet, pour tenter de comprendre où se situe le siège de nos émotions, ce qu’elles mettent en branle dans notre cerveau. Un savoir scientifique qui l’entraîne vers un projet un peu fou, se créer un compagnon bourré d’intelligence artificielle. Andrew sera chargé d’entretenir ses émotions, de les stimuler, notamment en lui rappelant ses beaux souvenirs. De 2019 à 2099, le roman retrace cette quête entamée sous l’ère Trump et qui s’achève dans un monde transhumaniste. Voilà de quoi relancer le débat sur les limites des robots et sur les apprentis sorciers débordés par leur création.
Yannick Grannec, qui en est déjà à son quatrième roman, aime explorer des univers bien différents. Après La Déesse des petites victoires couronné par le Prix de Libraires en 2013, Le bal mécanique (2016) et Les simples (2019). Passant du moyen Âge au confins du XXIe siècle, la voici dans l’anticipation, revisitant Frankenstein à l’heure de Chat GPT. Fascinant et brillant !

Au-dedans
Yannick Grannec
Éditions Anne Carrière
Roman
324 p., 23 €
EAN 9782380823097
Paru le 25/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement aux États-Unis, entre Los Angeles et Sausalito.

Quand?
L’action se déroule en 2019 pour la première partie et en 2099 dans la seconde partie.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le surnom de « reine des glaces » colle à la peau de Christa Cristofersson, une ingénieure renommée de la Silicon Valley. Au-dedans, pourtant, elle vibre intensément. Mais l’émotivité est un luxe qu’elle ne peut se permettre.
Elle dirige une entreprise de biotechnologies, maudit le jour où elle a rencontré son ex-mari, tente d’élever du mieux possible ses jumeaux, se bagarre avec son vieux bougon de père qui tempête contre notre monde de technologies déshumanisantes et, de temps en temps, elle rend visite à sa mère, qui végète dans un hôpital psychiatrique.
Au hasard d’un test génétique, Christa découvre que toute sa mythologie familiale repose sur une erreur. Sa mère ne l’a pas abandonnée à la naissance pour une quête de plaisirs superficiels, mais a en réalité sombré à cause d’une maladie jamais diagnostiquée : une dégénérescence neurologique qui la prive de l’accès à ses émotions.
Christa est porteuse du même gène altéré et, potentiellement, de la même maladie incurable. Seule la présence à ses côtés d’un compagnon qui la connaîtrait intimement au point de pouvoir stimuler ses souvenirs et ses circuits émotionnels pourrait retarder l’échéance.
Christa ne croit pas en l’existence de l’âme sœur, mais elle croit en la science, alors, cette âme sœur, elle va la créer.
Avec Au-dedans, Yannick Grannec affronte une des plus grandes préoccupations contemporaines. S’il ne convient pas de la nommer ici, on peut suggérer que l’ombre de Mary Shelley plane sur ce roman visionnaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Huffington Post (Valentin Etancelin)
La Montagne (Simon Antony)
Blog Kimamori (Yassi Nasseri)

Les premières pages du livre
« 2019
1
Certains livres semblent n’avoir été écrits que pour vous, car tout y fait sens. Ouverts à une page au hasard, ils peuvent même servir d’objets de divination si vous cherchez un conseil ou un avertissement. Joan Smith, Prodigieuses progénitures

Quand d’autres s’endormaient pour renoncer, enfin, à la conscience, Christa Cristofersson entamait sa deuxième journée de travail. Elle chérissait ses idées de la nuit et se jetait sur le smartphone dès le réveil pour les dicter à Andrew, son assistant. Mais ce matin-là, au lever de son quarante-quatrième anniversaire, elle se contenta de lui demander une réservation sur le premier vol pour Sacramento.
À la clinique de Riverview, Christa trouva la chambre de Frida vide. Elle terrorisa le personnel jusqu’à ce qu’on repère celle-ci sur un des écrans de contrôle des caméras qui jalonnaient le parc. Sur l’une d’elles, elle identifia la vieille femme, visiblement trempée, qui marinait sur un banc face au bassin où s’ébrouaient deux cygnes. L’infirmier responsable avoua qu’il l’avait laissée là une heure auparavant pour prendre le soleil, quand un incident grave avec un autre patient l’avait accaparé. Il avait oublié Frida sous l’orage. Il se précipita pour la récupérer.
Christa se promit de secouer les puces de la direction avant de repartir. Ce type de négligence était inacceptable, elle brandirait des menaces et exigerait des sanctions, même si elle n’avait, en vérité, aucune intention de se mettre en quête d’un nouvel établissement.
Milton, son père, avait milité un temps pour transférer Frida dans une clinique de San Francisco moins onéreuse. Christa préférait tenir le problème à distance, car rapprocher d’eux Frida aurait été comme autoriser sa folie à contaminer leur monde. Chaque visite à Zombiland lui bouffait déjà bien trop le cœur. À la mort de ses grands-parents, elle avait hérité de la tutelle de cette femme de soixante-cinq ans internée depuis des décennies et qui, pour l’état civil, était sa mère biologique.
Christa n’était pas dénuée de compassion, mais chez elle l’instinct de survie primait. Selon sa théorie des emocoins, chacun possédait une quantité finie de disponibilité émotionnelle. Spéculer sur des contingences qui ne le méritaient pas ou trop investir dans des liens toxiques entamait, à terme, ce capital : votre propre intégrité psychique.
Quarante-quatre années auparavant, Frida s’était tirée de la clinique à peine après l’avoir pondue, en laissant un mot exigeant que l’enfant soit baptisée de ce prénom ridicule, « Christa », parce que, sic, elle adorait la chanson « Me and Bobby McGee », écrite par Kristoffer Kristofferson, et qu’elle croyait au pouvoir de rédemption de Jésus-Christ. Que Frida n’ait pas souhaité l’appeler Janis, en hommage à Janis Joplin qui avait popularisé le titre, resterait à jamais un mystère issu de son cerveau dysfonctionnel. Milton avait cédé à la volonté de celle qui était encore sa compagne. Il avait longtemps pensé qu’elle reviendrait.
Car Frida revenait parfois. Elle claquait des doigts, imposait ses lubies ou son dernier guru, tapait un peu d’argent et s’évaporait pour des mois. Milton, homme peu revanchard, disait Frida libre, fantasque, intrépide, toujours en quête de sensations fortes, mais Christa s’était forgé très tôt sa propre opinion. Frida était immature, égoïste, incapable de la moindre responsabilité ; une toxico du carpe diem, égarée anachronique du flower power. Elle avait dansé sa vie d’une fête à l’autre. De bras en bras. Et pour finir, de défonce en défonce. Jusqu’à un dernier voyage à l’acide dont elle n’était jamais redescendue.
Après l’avoir séchée et lui avoir fait enfiler des vêtements propres, l’infirmier assit la vieille femme sur un fauteuil près du lit, puis il monta le chauffage dans la chambre et alluma l’écran de télévision sur un feu de cheminée.
— Je sais que votre maman l’aime bien, dit-il.
Frida demeura dans la position exacte où le soignant l’avait installée, les mains sur les genoux, les yeux perdus dans la contemplation du foyer virtuel. Christa dut prendre sur elle pour ne pas se laisser atteindre par la vue de cette créature sèche, aux longs cheveux gris et à la peau parcheminée : elle contemplait là les ravages que le temps ferait subir à son propre corps, quels que soient ses efforts ou les interventions esthétiques.
Elle tenta, comme à chaque fois, d’entrer en communication avec Frida. « À quoi tu penses ? » Et Frida, comme à chaque fois, la fixa sans répondre.
À rien. Frida ne pensait à rien.
Les premières années d’internement, les diagnostics de la pathologie mentale avaient fluctué entre dépression sévère, psychose toxique et schizophrénie, mais si le repli autistique était flagrant, Frida n’avait jamais manifesté de délire paranoïde. Elle n’avait jamais témoigné non plus de tristesse particulière ni tenté de se suicider. En vérité, elle n’exprimait rien du tout. Le fantôme avait déserté la coquille, et la coquille avait survécu ainsi à trente-cinq années d’enfermement. Impuissante à la sortir de son apathie, la médecine s’était contentée de la garder en vie.
Vers la cinquantaine, Frida avait encore eu quelques bons moments. Elle était parfois capable de se souvenir des paroles d’une chanson et claquait des doigts au rythme d’une musique intérieure. Quand sa fille lui posait une question, elle tentait de répondre, cherchant des mots à la poursuite d’une pensée pauvre, tournée vers ses seules sensations physiques. Elle était internée depuis si longtemps que son monde s’était rétréci aux limites de son propre corps.
Désormais, rien ne la tirait plus de son apathie, ni la vue d’un visage familier, ni même les feulements de Janis Joplin, alors que, plus jeune, elle l’écoutait en boucle en criant au génie. Freedom was just another word for nothing else to loose(1). Pétrifiée pendant des heures en face d’un écran éteint ou de son déjeuner refroidi, elle semblait comme mise sur veille. Mais si on l’incitait à manger, elle engloutissait le contenu de son plateau avant de retourner à sa vacuité. Incapable d’une initiative la plus élémentaire, elle serait restée sous la pluie jusqu’à la pneumonie et sous le soleil jusqu’aux brûlures. Son état nécessitait une attention constante, car elle était un véritable danger pour elle-même.
Frida ne protesta pas quand Christa lui introduisit un écouvillon dans la bouche pour prélever sa salive. Elle n’émit aucun signe de surprise quand sa fille déposa un baiser sur sa joue, événement pourtant inédit. Elle ne sursauta pas quand la porte claqua derrière elle. Et elle n’exprima aucun regret de voir Christa la quitter, à peine arrivée. Frida se contenta de fixer l’écran jusqu’à l’heure où l’infirmier la déplaça jusqu’au réfectoire.

Christa s’échappa de l’établissement sans même prendre le temps de rabrouer la direction, comme elle se l’était promis. La direction, la regardant s’engouffrer dans son taxi depuis la fenêtre, manifesta ouvertement son soulagement.

Pendant le vol retour, Christa se sentit moite et sale : elle avait pour credo d’éviter les problèmes, pas de les fuir quand ils s’imposaient à elle. Le tangage de l’avion soumis à de fortes turbulences ajoutait à sa confusion mentale. Elle tentait de se convaincre qu’il s’agissait seulement d’une vague hypothèse. Pourquoi toujours envisager le pire ? Mais ses intuitions de la nuit l’avaient rarement trompée.

Elle avait récemment fait analyser son propre génome afin d’évaluer l’« expérience client » d’un projet encore à l’étude en R&D(2) : AlgoGen serait un service simple, rapide et accessible, sur le modèle des kits généalogiques. Après l’envoi postal d’un échantillon sur écouvillon, l’utilisateur bénéficierait d’un examen de son ADN couplé à un diagnostic probabiliste : une estimation statistique des maladies qu’il aurait à surveiller – pour ne pas dire à craindre – selon son profil génétique.

Le coût d’un séquençage génomique complet avait chuté de façon spectaculaire. Dix années auparavant, il fallait mettre sur la table dix millions de dollars ; il tournait désormais autour de mille dollars et toutes les projections à court terme tablaient sur un test à cent dollars. Christa avait déjà convaincu ses investisseurs et elle attendait, non sans impatience, le feu vert de la FDA(3) ; l’entreprise de biotechnologies qu’elle dirigeait, WeCare, n’était pas la seule à se positionner sur un marché estimé à plus de vingt milliards de dollars.

Christa avait ouvert l’enveloppe scellée qui contenait ses propres résultats avec une légère appréhension, doublée d’un plaisir morbide comparable à celui de se gratter une plaie.

Dans la catégorie « négligeable » du bilan, AlgoGen signalait la mutation d’un gène sur le chromosome 5 et la potentialité de développer la maladie de Damásio, une affection extrêmement rare, dont à peine dix cas étaient recensés aux États-Unis. Selon les algorithmes que Christa avait elle-même contribué à concevoir, la probabilité d’exprimer la maladie était de l’ordre de 1 sur 200 millions, soit l’équivalent de la chance de gagner au Powerball(4).

Aussi ne s’était-elle pas alarmée : d’après sa base de données médicales, le syndrome de Damásio était une obscure altération neurologique, touchant la régulation de l’humeur. Dans son bilan, bien plus inquiétante était sa propension notable au cancer du sein ou du foie.

Elle s’était donc couchée en se promettant de ne plus jamais repousser l’échéance de ses mammographies mais, au réveil, une évidence avait envahi son champ de conscience : Une altération neurologique ? Et si la rareté des cas identifiés n’était due qu’à de mauvais diagnostics ? Et si Frida m’avait refilé cette mutation ? Et si je l’avais transmise à mon tour aux enfants ?

La mère de Christa, qui n’avait jamais pensé à aucun des anniversaires de sa fille, s’était fendue pour le quarante-quatrième d’une splendide épée de Damoclès.

Notes
(1) « “Liberté” était juste un autre mot pour “plus rien à perdre” ». Citation de « Me and Bobby McGee ».
(2) Département de recherche et développement d’une entreprise.
(3) Food and Drug Administration : organisme autorisant, entre autres, la commercialisation des médicaments aux États-Unis.
(4) Équivalent américain du Loto.

2
Frankenstein. Comment aborder d’un œil neuf un roman dont tout le monde croit connaître l’histoire, qui a été réinterprété mille fois sur scène ou à l’écran et qui a fait l’objet d’autant de thèses universitaires ? Comment et, surtout, pourquoi ? Joan Smith, Prodigieuses progénitures

Quelques jours après sa visite à Riverview, Christa reçut les résultats de nouveaux tests : ceux effectués sur les brosses à dents de ses enfants s’avéraient négatifs à la maladie de Damásio ; en revanche, celui opéré sur le prélèvement buccal de Frida confirmait une mutation génétique identique à la sienne.

Christa prit immédiatement rendez-vous avec Jonas Jerkins, un neurologue et ami de longue date en qui elle avait toute confiance. Elle courait un risque énorme en consultant un spécialiste, car si l’information d’un potentiel problème cérébral filtrait, ses investisseurs n’hésiteraient pas à remettre en cause ses capacités de décision.

Christa ne put ignorer la scénographie que Jonas Jerkins – JJ pour les intimes – avait préparée à son intention. Lui, le désordonné chronique, avait débarrassé son bureau et aligné au cordeau quelques rares objets : une pile de dossiers ; une montre au cadran retourné – celle qu’elle lui avait offerte ; un antédiluvien modèle anatomique du cerveau ; une boîte de mouchoirs gainée de cuir et, légèrement tournée vers elle, une photographie de MacLean, son dogue allemand.

Elle s’irrita de cette délicatesse mâtinée de lâcheté : JJ avait une pénible propension à faire comprendre les choses sans oser les dire. Aujourd’hui, Christa, considère-moi comme un professionnel rigoureux, mais non dénué de pédagogie. Je ne te cache pas que ce sera une expérience déplaisante pour nous deux, toutefois nous prendrons le temps qu’il faudra. Oh, à propos, je suis toujours célibataire.
— Alors ? s’impatienta-t-elle. Tu as trouvé quelque chose ?

JJ émit un toussotement entendu et fit mine de consulter à nouveau le dossier. Christa lui concéda cette coquetterie ; malgré son planning chargé, il avait accepté de la recevoir en urgence et de lui faire passer une batterie d’examens.

« Une maladie de Damásio, rien que ça ? avait-il ricané quand, au téléphone, elle s’en était annoncée atteinte. Une altération des noyaux gris centraux entraînant un dysfonctionnement athymhormique ? Tu traînes trop sur les forums médicaux ! »

JJ affirma d’emblée que le bilan neurologique de Christa était parfaitement satisfaisant : selon les tests psychologiques qu’elle avait passés, son efficience cognitive globale était particulièrement haute, sa fluence lexicale et ses performances mnésiques normales. L’IRM fonctionnelle, quant à elle, n’avait décelé aucune insuffisance, anomalie ou lésion. L’examen par tomographie de son aire limbique alors qu’elle était soumise à des stimuli visuels chargés en déclencheurs émotionnels ne trahissait pas de sous-activation.

— Épargne-moi ton jargon cryptique, dit-elle.
— Cela veut dire que tu as toute ta tête et, si j’en crois les résultats, encore une âme.

Comme celui de la plupart des mortels, le cerveau de Christa frémissait devant une photographie de camps de concentration, d’accidentés de la route ou d’enfants en pleurs, et frétillait à la vue de vertes montagnes couvertes de fleurs, d’une image érotique ou d’un chaton. Même si elle n’était pas d’une folle extraversion, les résultats de ses tests empathiques se tenaient dans l’intervalle standard. En résumé, elle n’était ni un ange ni une tueuse en série, bien qu’autrefois, glissa le neurologue avec un sourire, elle lui eût arraché le cœur à main nue.

Christa vit le pied droit de JJ s’agiter sous la table. Il semblait satisfait de son tacle, pensant sans doute plier sa consultation en vingt minutes, consolations et prescription d’anxiolytiques comprises. Elle savait qu’à cette heure MacLean piétinait derrière la porte en attendant son maître pour leur promenade du soir.
— Et si les effets étaient encore non décelables ? insista-t-elle.
— Le syndrome de Damásio est rarissime. Je n’en ai jamais rencontré de toute ma carrière.
— Je suis porteuse d’un gène avarié, rétorqua-t-elle. Même infime, la probabilité d’expression de la maladie existe. Ma mère en est la preuve.
— Je ne vais pas t’apprendre à quel point les statistiques peuvent être anxiogènes. Je te certifie, moi, que tu n’as aucune raison de t’inquiéter.

D’après ce que Christa avait glané sur Internet, la maladie de Damásio était une pathologie spécifique de la régulation de l’humeur. Elle avait noté que les termes « humeur » ou « thymie » renvoyaient à une sorte de « température émotionnelle de base » soumise aux circonstances. En principe, un « thermostat » organique œuvrait à maintenir cette température constante par des boucles de rétroaction d’une grande complexité, mais en cas de défaillance de ce système de régulation l’humeur pouvait s’échauffer en manie, se glacer en dépression ou, dans le cas de Christa, devenir « athymhormique », insensible aux événements. Si elle avait bien tout compris, elle se trouvait objectivement porteuse d’une mutation altérant la gestion des émotions. Alors, oui, tempêta-t-elle, elle avait de bonnes raisons de s’inquiéter et elle exigeait des détails.
— Si tu y tiens tant, je te fais le giro turistico espresso, capitula JJ.

Il souleva son modèle anatomique d’une main et prit une pose à la Hamlet, espérant sans doute décrocher un sourire à Christa. Elle ne cilla pas et il renonça rapidement à Shakespeare.
— Grosso modo, dit-il, l’ensemble de cette maquette représente le télencéphale, ce qu’on appelle communément le cerveau.

Il flatta les circonvolutions de bois avec la tendresse qu’il aurait pu réserver au dos de son chien.
— À la surface, le cortex cérébral : la matière grise, riche en neurones. (Il tapota le sommet du crâne.) Lobe pariétal, processus sensoriels et langage. (Puis il déplaça sa main vers la nuque Occipital, informations visuelles… (avant de toquer à la tempe lobe temporal, informations auditives. (Il toucha son propre front du plat de sa main Lobe frontal, tâches cognitives supérieures, intégration des données sensorielles.

Il entreprit de démonter son jouet, plaisantant sur la vétusté de son modèle anatomique, un cadeau de son père lors de son entrée à l’école de médecine. Il désolidarisa les deux hémisphères pour faire apparaître une tranche interne sur laquelle il désigna « l’abusivement nommé patron des émotions », soit le système limbique, enfoui sous le cortex. L’expression fit hausser un sourcil à Christa et JJ expliqua que les nouvelles imageries in vivo avaient définitivement relégué aux oubliettes la théorie populaire du cerveau triunique(1). La terminologie « système limbique » perdurait car, même si le concept était insatisfaisant, il permettait de décrire avec simplicité des structures cérébrales très complexes. JJ égrena différents noms d’organes, dont certains sonnaient familiers à Christa, comme l’hippocampe ou l’amygdale. Puis, il tapota sur un petit ensemble de taches colorées nichées au cœur de la maquette.
— Voilà où pourrait se situer ton problème, conclut-il. Les noyaux gris centraux ou ganglions de base.

Le gène muté chez Christa et sa mère intervenait précisément dans cette région où il présidait à la production de neurorécepteurs spécifiques à l’échange d’informations entre le système limbique et le cortex préfrontal.
— Et en cas d’une mauvaise expression de ce gène ? demanda-t-elle, impavide.

JJ réprima un geste pour desserrer le nœud de sa cravate. Il conseillait souvent à ses étudiants de suivre un script de consultation bien rodé, histoire de gérer les débordements émotionnels des patients. « Beaucoup de pédagogie, un peu d’écoute, un soupçon d’empathie et surtout, surtout, de la distance, sinon vous ne survivrez pas aux quatre salopards de l’apocalypse : Flee, Fight, Freeze, sans oublier Fuck up(2) », aimait-il à plaisanter. À l’annonce d’un diagnostic bien pourri, certains patients s’enfuient en pleurs, d’autres sombrent dans la colère et vous choisissent comme exutoire, à défaut de cogner sur mère Nature. D’autres encore demeurent abasourdis durant toute la consultation, entre la statue de sel et le lapin pris dans les phares, avant de s’effondrer au moment même où vous avez la main sur la poignée de la porte. Et certains s’inquiètent pour leur ticket de parking, alors qu’ils ont la faucheuse à dîner.

Christa, elle, envisageait sa maladie avec une froide fascination pour le pire, ce qui la faisait sortir du script habituel et laissait JJ totalement démuni.

S’il avait été capable de lire dans l’esprit de son amie, ce dernier aurait compris que, derrière son impassibilité, Christa ne dérogeait pas aux stéréotypes, mais les cumulait. À cet instant, plusieurs versions d’elle-même se disputaient le pilotage de la barque limbique : l’une implorait de se tirer de cette nasse au plus vite pour aller se rouler en boule sous une couverture ; une autre, debout face au vent mauvais, envisageait sa maladie comme un problème objectif et réclamait une fiche détaillée, comme si l’enjeu était un examen scolaire et non son avenir, tandis qu’une dernière, résignée, écopait l’eau qui envahissait leur folle chaloupe et regardait, effarée, ses deux colocataires s’agiter.

Aucun mortel, tout neurochirurgien ou si amoureux qu’il soit, n’étant jamais parvenu à réduire la distance imposée par l’altérité, JJ ignora sa détresse et se contenta, pour en finir avec son propre malaise, de la noyer sous la terminologie.

De son côté, Christa échouait à juguler sa suffocation intérieure. Elle s’accrochait à son stylo comme s’il était le dernier barrage contre le Pacifique et attendait que la vague de panique reflue. Du mitraillage jargonneux de JJ, elle ne perçut qu’un brouillard sémantique d’où émergeaient quelques mots d’une langue étrangère : interruption de la boucle fronto-striato-pallido-thalamique. Gyrus cingulaire. Échanges cortex préfrontal ganglions basaux. Striatum et pallidum. Noyaux dopaminergiques mésencéphaliques.
— En résumé, un bug du système, conclut-il enfin. Si ça coince dans les noyaux gris, les boucles limbiques, cognitives et motrices se grippent. Tu pourrais perdre la conscientisation de tes émotions.

Christa lissa ses cheveux derrière ses oreilles et balaya dans l’air une mouche inexistante.
— Une panne d’émotions ? dit-elle après un long silence. Je ne ressentirais plus rien ?
— Bien sûr que si ! Les affects mobilisent tout le corps, cerveau compris. Les émotions sont traitées en pilotage semi-automatique par le système limbique, mais aussi par le cortex, où elles sont pensées et verbalisées.

JJ repoussa sa chaise à roulettes, desserra pour de bon sa cravate et loucha malgré lui vers l’écran de son ordinateur pour visualiser l’horloge. À cette heure-ci, MacLean envisageait sans doute de pisser sa frustration sur la banquette. Comment aurait-il pu faire comprendre à Christa la complexité de la question des affects en quelques mots ? Comment, sans en dénaturer la beauté, résumer ce grand ballet neurochimique ? Les sentiments donnaient au-dedans d’un être une représentation secrète ; les émotions, elles, s’offraient à la vue de tous en une chorégraphie continue de variations physiologiques et expressives, soumises à la musique des hormones et au tempo des viscères. Oui, aurait-il pu s’exalter, les affects étaient un spectacle si magnifiquement rodé ! Ça frétillait comme du Mozart, ça se déchaînait comme du Wagner, ça pleurait son Mahler, et parfois… Eh bien, parfois, ça merdait au niveau du cerveau. Le cortex-chef d’orchestre prenait une pause syndicale ou la diva limbique avait ses vapeurs.
— Il faut bien comprendre que l’émotion c’est un comportement, dit-il. Quelque chose d’objectif. Alors que le sentiment, c’est du subjectif. Le sentiment est une représentation pensée de l’émotion. Et la maladie de Damásio coupe le pont entre les deux.
— Mon corps vivra des émotions, mais je ne les penserai plus ?
— Dans les faits, cette maladie entraîne plutôt une panne de décision et une réduction sévère de l’activité spontanée, car les circuits émotionnels sont connectés à ceux de l’attention et de la motricité.

Au grand soulagement de JJ, Christa ferma son carnet et posa d’une voix blanche l’inévitable question : « J’ai combien de temps ? » Elle rejoignait enfin le script habituel. Sauf que, dans son cas, ce n’était pas une menace de mort, mais de dissolution. D’un lent émoussement du ressenti. Quel sursis avant de ne plus être soi-même et de ne même pas en avoir conscience ? JJ avoua n’avoir aucune idée des déclencheurs ou de la chronologie évolutive de la maladie.
— Encore une fois, dit-il, il s’agit d’une pathologie très peu documentée. Et la probabilité d’expression est infime.
— Quelles sont mes options ? Une thérapie génique ?
— Qui mettra cent millions sur la table pour dix cas recensés en vingt ans ?
— Une stimulation cérébrale profonde par implants dopaminergiques ?
— Les neurotransmetteurs impliqués ne se réduisent pas à la seule dopamine.
— Greffer des récepteurs fonctionnels en remplacement des défectueux ?
— Hors de nos capacités techniques.
— Et simplement ralentir leur dégénérescence ?

JJ n’avait aucune miette d’espoir à lui offrir, car les essais cliniques concernant des molécules neuroprotectrices ne proposaient encore rien de bien concluant. Il se contenta de dire la vérité.
— Il n’y a pas de thérapie dans l’état actuel de nos connaissances.
— Tu n’en sais rien, répliqua-elle en se levant.

JJ eut un mouvement de buste avorté vers Christa, qui recula instinctivement. Elle refusait sa compassion professionnelle. De toute façon, elle n’avait pas besoin de lui pour dresser un tableau symptomatologique. Il lui suffisait de penser à la vie suspendue de Frida. Dans deux mois ou dans vingt ans, Christa ne serait plus Christa.
— D’un point de vue scientifique, les affects, émotions et sentiments, sont encore un monde neuf, s’empressa-t-il d’ajouter. Un vaste territoire intérieur à explorer et à cartographier.

La main sur la poignée de la porte, Christa se contenta de le fixer en silence tandis qu’il s’embourbait davantage sur le sentier des fausses excuses. Il argua que le domaine des émotions avait longtemps été considéré comme un champ de recherche frivole, que, jusqu’à l’arrivée de l’IRM fonctionnelle, on manquait clairement d’instruments de mesure, que les neurosciences affectives étaient une discipline assez récente, et finit par déclarer que, pour être tout à fait sincère, ce n’était pas sa spécialité.

JJ ne reprocha pas à Christa de ne lui avoir jamais fait mention de l’internement de sa mère. Ils avaient été si proches, pourtant. Il aurait pu l’aider, peut-être, si elle s’était confiée à lui.

Il ne formula pas l’idée que l’impassibilité de son amie pût être un symptôme alarmant. Même s’il savait que les propres collaborateurs de Christa la surnommaient la « reine des glaces », fallait-il considérer son insupportable quant-à-soi comme pathologique ?

Il n’avoua pas qu’elle l’irritait toujours autant. Que son front trop lisse d’un excès de Botox jurait avec l’aspect légèrement boursouflé de son visage. Celui d’une femme qui fréquente de trop près lady Chardonnay. Et que, même s’il l’avait trouvée belle autrefois, en réalité elle ne l’était pas. Cela ne tenait à rien, il le voyait maintenant : des pommettes trop marquées et un regard déstabilisant de fixité, d’un bleu-gris d’écran éteint sous une paupière sans pli. Une subtile dissymétrie de la bouche, qui lui remontait la commissure gauche, et des sourcils arrondis haut perchés lui donnaient une expression « cause toujours » horripilante. Et qu’il s’efforçait de se souvenir avant tout de cette expression d’agacement quand il entretenait sa rancune envers elle.

Il ne s’épancha pas sur ses propres angoisses. Il rencontrait tous les jours des cas dont il aurait préféré savoir qu’ils n’existaient pas. Des alzheimer, des parkinson, des chorées terrifiantes. Christa aurait pu avoir une suractivation précoce de l’amygdale et vivre dans une peur perpétuelle. Ne pas souffrir de ses émotions n’était pas le pire des destins. La dernière fois qu’elle l’avait quitté, il avait dû gober des anxiolytiques par poignées et forcer sur l’herbe pour anesthésier ses foutus sentiments. Un comble qu’il doive se préoccuper d’une éventuelle disparition de ceux de son ex !

JJ ne lui dit rien de tout ça, parce qu’il était un être humain : la plupart du temps, il ne savait pas identifier ses propres affects et encore moins mettre en mots leur complexité.
— Tu en as parlé à Milton ? s’entendit-il conclure avec beaucoup trop de bienveillance.

Christa traversa au pas de charge les couloirs de la clinique pour rejoindre le parking souterrain. Même distributeur, même hôtesse d’accueil, mêmes écrans vidéo, même ascenseur. Tout était inchangé et pourtant tout lui semblait différent, comme si la réalité manquait de voxels(3).

JJ ne lui en avait guère appris plus qu’une simple recherche sur Internet, pourtant dans ce bureau, sous les yeux de son ami de toujours, la menace avait pris corps.

À l’abri des vitres teintées de sa voiture, elle rumina la légèreté avec laquelle il avait examiné son cas. Il t’a traitée comme une folle hypocondriaque. Ils te prennent tous pour une dingue, rien de nouveau.

Un jour, une institutrice avait déclaré que Christa devait avoir reçu une double dose de cerveau pour une moitié de cœur. La garce devait avoir entendu cette réplique dans un film. Toute la classe avait ricané. Christa se souvenait encore de la façon dont les larmes poussaient derrière ses paupières, mais elle n’avait pas voulu pleurer devant les autres. En leur refusant ce cadeau, elle leur avait pourtant donné raison. Christa se mordit la main. Ne pas laisser céder la digue. Pas maintenant.

Depuis quand la dignité était-elle devenue suspecte ? Elle avait besoin d’un verre et d’un peu de compagnie. Chez elle, rien ne l’attendait, sinon un plat à réchauffer ; les jumeaux étaient avec leur père jusqu’au week-end prochain. Elle demanda à Andrew de lancer la play-list « Fuck ! », monta le son de la première piste, « So Lonely », à la limite de la douleur auditive, démarra et s’enfonça dans le brouillard du soir, en direction du port de Sausalito.

Notes
(1) Selon la (désuète) théorie du cerveau triunique du neurobiologiste Paul MacLean, trois couches cérébrales seraient apparues successivement au cours de l’évolution : un cerveau archaïque, dit « reptilien », aux commandes des fonctions de survie, le système dit « limbique », siège des émotions, et un cerveau contemporain, le néocortex, davantage lié à la pensée abstraite.
(2) « Fuir, se battre, se figer ou faire n’importe quoi. »
(3) Pixel volumique. Le voxel est à la 3D ce qu’un pixel est à la 2D.

3
Que nous dit Frankenstein ? Que personne ne peut se libérer du besoin d’être aimé, pas même les monstres. Joan Smith, Prodigieuses progénitures

Quand Christa débarqua avec sa tête des mauvais jours, son père ne lui posa aucune question. Il se contenta de lui servir un verre de vin, tout en protestant que si elle l’avait prévenu il aurait fait des courses, mais qu’il pouvait toujours lui préparer trois pâtes si elle n’oubliait pas de dire bonjour à Charlie. Pour Milton, aucun souci ne pouvait résister à un bon petit plat, et sa bedaine attestait que la vie ne l’avait pas préservé des chagrins.

Christa toqua sans conviction sur la paroi du vivarium où paressait une salamandre, après quoi elle s’effondra sur la banquette et retira ses chaussures d’un coup de talons.

Milton mit une marmite remplie d’eau à chauffer, puis se perdit en conjectures devant le placard en pianotant des doigts sur la porte.

— Spaghettis, fusilli, conchiglie ? Une grosse faim, ma fille ?

Elle balaya l’air de ce geste d’adolescente blasée qui l’avait toujours rendu chèvre.

— Tu as tort de mépriser ce choix, mon enfant. La pâte a le goût de sa forme. Et le goût doit s’adapter aux circonstances. Personalmente, j’ai un faible pour les orecchiette. Elles ont le goût de…

Il laissa sa phrase inachevée pour sélectionner un paquet. Christa, qui pourtant ne supportait pas l’imprécision, ne releva pas. Milton comprit que sa fille avait quelque chose à lui annoncer sans en avoir le courage.

Il farfouilla dans son réfrigérateur pour en extirper trois tomates, deux sachets de mozzarella et une brique de parmesan. Il siffla entre ses dents que c’était une misère de ne plus avoir d’anchois au sel. La laissant venir à lui, il s’affaira en chantonnant de l’évier à la planche à découper, pour préparer son éternelle « salade tiède du dimanche soir ». Il assaisonna et compléta sa mixture par quelques feuilles d’un basilic en pot qui agonisait à la lumière d’un hublot en rêvant d’Italie.

Christa sentait son cœur s’apaiser au rythme de la bande-son familière, lointain écho de son enfance : les drisses qui battent contre les mâts, le bois du bateau qui craque, la mélancolie confortable de Leonard Cohen et les couverts qui tintent dans le tiroir. C’était bon de croire qu’ici rien ne changerait jamais. Que personne n’oserait ranger le capharnaüm qui étouffait l’espace exigu du bateau. Un désordre qui l’énervait autant qu’il la rassurait. Les étagères d’acajou croulaient sous les vivariums, fossiles et coquillages ; des livres, partout, accumulaient la poussière et trop d’objets attestaient d’une vie révolue : la médaille de l’Académie des sciences de son père ; une devise pyrogravée sur un morceau de bois d’épave « La connaissance érode l’impuissance » ; un poulpe en peluche, mascotte de son cours de zoologie marine ; ses diplômes de plongée, alors que ses problèmes cardiaques ne lui en permettaient plus la pratique. Sur les dizaines de photographies entassées, elle se voyait vieillir et voyait grandir ses garçons. Celle de ses jumeaux enlacés dans leur sommeil de nourrissons lui décrocha le cœur. Un tirage délavé montrait une Frida dont sa fille n’avait pas le souvenir. Souriante, lumineuse, présente au monde. Tellement vivante.

Christa avait surmonté sa panique – du moins, elle l’espérait : elle envisageait désormais les conséquences du diagnostic sur son entourage. Comment pourrait-elle annoncer sa propre maladie à ses enfants et à Milton ? Comment infliger aux garçons ce qu’elle-même avait traversé ? Quel genre de mère serait-elle quand leurs peines ne l’affecteraient plus ? Devait-elle se détacher d’eux insensiblement ou enlever le sparadrap d’un coup ?

Elle s’arracha à ses ruminations morbides. La plupart de ces objets auraient mérité un aller simple à la décharge. Milton accumulait les souvenirs, bons ou mauvais, comme si la vie n’était qu’un songe et qu’il avait besoin de conserver des preuves matérielles de sa propre existence. La nostalgie était un poids de plus à traîner avec soi. « Regarde-moi ce fatras, lui avait-elle dit un jour. À quoi te servent deux pendules et un réveil ? Et tes lézards ? C’est limite, question hygiène. » Elle lui avait proposé de lui offrir un appartement ou une maison plus confortable, mais il adorait trop son vieux rafiot. Milton était comme ça, un homme de petites habitudes et de grands attachements.

Depuis son opération du cœur, elle insistait en vain pour qu’il adopte un chien, histoire qu’il prenne de l’exercice. « Je n’indexe pas mon affection envers une créature sur son degré de séparation d’avec ma propre espèce dans l’arbre du vivant », disait-il. Ce qui, dans son langage, signifiait qu’il était capable d’aimer autre chose qu’un mammifère, qu’il se méfiait de l’opportunisme autocentré des humains et qu’il préférait la fidélité silencieuse des amphibiens.

Milton rejoignit Christa à la petite table dépliée où elle émiettait des gressins et disposa le couvert avec plus de précautions que nécessaire. Il entreprit de râper du parmesan avant de passer aux choses sérieuses. Il savait d’expérience que la morsure que sa fille s’était infligée à la main n’était pas le signe d’un jour mauvais, mais exécrable.

— Ça n’a pas l’air d’aller fort, ma puce, hasarda-t-il. Encore un problème avec l’Infâme ? avec les jumeaux ?

Milton n’avait jamais apprécié l’ex-mari de Christa. Il l’avait prévenue dès le début que si c’était déjà une belle erreur de s’amouracher de ce type, c’était une incommensurable connerie d’imaginer lui faire des enfants et d’emménager avec lui. De toute façon, à ses yeux, la meilleure décision pour un couple était de faire galère à part. Principe de précaution qu’il appliquait avec sa compagne, Joan, qui habitait le bateau à quai contigu au sien.

— Ne reviens pas encore là-dessus, soupira… »

Extrait
« cette menace d’une terrible maladie n’avait pas entravé sa formidable pulsion de vie et elle lui avait déjà exposé son plan de bataille: elle cherchait à comprendre et à inventorier son système émotionnel pour le stimuler, JJ ne voyait pas exactement en quoi cette stratégie l’aiderait à lutter contre une neurodégénérescence, mais s’il existait ne serait-ce qu’un atome de solution dans l’infinie botte de foin de l’univers, Christa le trouverait. » p. 114

À propos de l’autrice
Yannick Grannec © Photo © Céline Nieszawer

Yannick Grannec est designer industriel de formation, graphiste de métier et passionnée de mathématiques. Elle vit à Saint-Paul-de-Vence. Son premier roman La Déesse des petites victoires a reçu le Prix des libraires 2013 et le Prix Fondation Pierre Prince de Monaco. Après Le bal mécanique (2016) et Les simples (2019), Au-dedans est son quatrième roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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