Ou le dernier coquelicot

Ou le dernier coquelicot

En deux mots
Léonor a décidé d’en finir. À quarante ans, elle ne veut plus subir un mari violent et un patron qui use du droit de cuissage, alors elle prend la route avec un petit pactole sans but précis. Elle va découvrir une maison isolée et décide de l’acquérir, même si elle est entourée d’une réputation sulfureuse.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Famille sans M se lit faille»

Florence Herrlemann a choisi les codes du roman noir pour retracer le parcours d’une quadragénaire bien décidée à tirer un trait sur ses malheurs et qui part se ressourcer dans une maison isolée à la campagne. Mais ses fantômes l’accompagnent…

Léonor aura attendu d’avoir quarante ans pour enfin décider que sa vie ne pouvait plus continuer de cette manière. Elle quitte sa chambre de bonne sous les toits de Paris et son emploi de secrétaire à tout faire, y compris être abusée par son patron, et part vers le néant. Cela dit, comme elle a hérité d’un petit pactole, rien ne presse. Elle va d’abord d’essayer d’oublier cette vie qui n’en est pas une: «Je n’avais pas d’ami, pas d’amour, pas d’enfant, pas de famille à aimer. Elle était là la fissure: famille sans «M» se lit faille. Je devais être née sans cœur.»
Au long de ses pérégrinations, elle va découvrir une maison entourée d’un verger. Une maison qu’elle décide d’acheter malgré les rumeurs qui la disent hantée.
Joseph, un auteur de thrillers, observe ses allées et venues. Il a vécu là des jours heureux avec sa femme aujourd’hui disparue et ne peut se détacher de cet endroit. C’est d’ailleurs son chien qui vient faire la fête à Léonor à chacune de ses visites.
L’autre homme qui attend avec impatience ses visites, c’est Robert François, l’agent immobilier. Malgré les 20 ans qui les séparent, il espère la séduire et ne ménage pas sa peine. Toujours prêt à lui donner un coup de main, à l’inviter au restaurant, à lui proposer une sortie. Au point de devenir un peu collant.
Ce ballet n’échappe pas au voisin, un vieil homme qui est un observateur privilégié de toutes ces allées et venues et de ce trio infernal, la femme, l’auteur et le prétendant.
Trois personnages auxquels Florence Herrlemann donne tout à tour la parole, histoire de confronter les points de vue et la psychologie, histoire aussi – avouons-le – d’offrir au lecteur quelques hypothèses trompeuses. Car au jeu du chat et de la souris, on ne sait plus très bien qui est qui. Joseph, Robert et Léonor se cherchent en même temps qu’ils cherchent l’autre dans un suspense savamment orchestré. Gageons que vous aussi serez bluffé par le final étourdissant de ce roman qui confirme tout le talent de l’autrice de L’Appartement du dessous, (qui vient de paraître en poche).

Ou le dernier coquelicot
Florence Herrlemann
M+ Éditions
Roman
300 p., 19,90 €
EAN 9782382111741
Paru le 28/09/2023

Où?
Le roman est situé dans un petit village du sud-ouest, quelque part entre Paris et Bordeaux, les deux autres lieux mentionnés avec Arcachon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le dernier coquelicot est à l’image de son personnage principal, Léonore, qui a poussé toute seule dans un champ de ruine familial. On la découvre à 40 ans, au moment où elle décide d‘en finir avec cette vie désastreuse, sur un chemin de campagne au bout duquel elle découvre une ravissante petite maison à vendre, censée être vide de ses habitants depuis longtemps… À contre-courant de son destin initial, elle décide de l’acheter. Commence alors une nouvelle vie, et avec elle des rencontres qui vont l’amener vers un avenir qu’elle modèle à sa guise autant que dans un passé que l’on découvre au cours d’un suspense haletant, jusqu’à la dernière seconde. »
Léonor, la quarantaine, qui après avoir fait le bilan d’une vie désastreuse, décide, avec froideur et détachement, d’en finir. Elle veut commettre l’acte loin de Paris.
Au volant de sa voiture, elle laisse faire le hasard qui la conduit sur un petit chemin de terre au bout duquel elle découvre une étrange maison. Sur le seuil, un chien immobile semble attendre quelque chose. Ou quelqu’un. La maison est à vendre. Léonor apprend par l’agent immobilier qu’elle était habitée par un auteur de thrillers, mystérieusement disparu. Mourir peut attendre : un intrigant trio se met en place et Léonor se trouve happée dans un Cluedo grandeur humaine où le chasseur devient le chassé, où le mort saisit le vif et où les apparences sont faites pour être trompeuses.
Dans ce troisième roman, Florence Herrlemann explore, d’une plume élégante et efficace, les ambiguïtés troublantes de trois personnages à la fois fragiles et invincibles, sombres et lumineux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Eva Flet)

Blog Mémo Émoi


Bande-annonce du roman «Ou le dernier coquelicot» © Production M+ éditions

Les premières pages du livre
« CHAPITRE 1
Allez, dis-le !
Les deux appliques, qui éclairent la salle de bains, sont insuffisantes les jours de pluie. Tant pis si mon ricil déborde, je m’en contrefiche.
Je me suis empressée de monter le volume de la radio après avoir reconnu les premiers accords de « Sommes-nous » d’Alain Bashung. Paradoxe. Aujourd’hui, j’aime cette chanson. C’est l’infernale histoire de nos états d’âme. Je ressens également cette vibrante contradiction quand il m’arrive de lire de la poésie ; parfois, les mots que l’on lit et qui nous effleurent sont autant de baisers épineux qui nous laissent les chairs ensanglantées. D’autres fois, ils sont l’essence d’une suavité infinie qui nous plonge dans des délices abyssaux. Sommes-nous tous poètes ? Sommes-nous ces âmes errantes à la recherche d’un peu de lumière ou d’un éventuel salut ? Sommes-nous ce marcheur de Giacometti, qui avance inéluctablement vers sa mort ?
En fait, que sommes-nous ? Silence interrogateur…
C’est fou ce qu’il m’arrive. C’est insensé. Même la pluie ne parvient pas à assombrir mon humeur. Elle m’est devenue familière. On s’habitue à tout avec un peu de volonté. Plus rien ne peut m’atteindre à présent, sauf peut-être cette petite joie qui se voudrait grande, grande à me faire sourire, et le miroir de l’armoire à pharmacie me renvoie ce visage réjoui. C’est bon, bon comme une caresse, je prends. Celle qui me regarde avec son air joyeux et ses yeux noirs qui pétillent me fait envie. Cette nouvelle Léonor me plaît. Je prends.
J’ai presque envie de l’embrasser. D’ailleurs, qui pourrait bien m’en empêcher ? Dites-moi, allez, osez me dire que vous n’avez jamais posé votre bouche sur la bouche froide de votre reflet ! Je ne vous croirais pas !
Quelle dinguerie ! Je ne réalise pas tout à fait encore.
Il serait temps que tu réalises ! Tu n’as qu’à le dire à haute voix, le crier, le hurler une bonne fois pour toutes ! Allez, dis-le : je pars ! Il faut que tu te le dises en face, là, droit dans les yeux : je me casse, je mets les voiles, je me tire, je fous le camp, je m’échappe, m’éclipse, m’éloigne, m’évapore, bouge, décampe, décanille, décarre, dégage, déguerpis, je me débine, déménage, déserte, détale, disparais, je m’embarque, je m’enfuis, je file, plie bagage, je prends congé, me retire et tire ma révérence… Après cela, tu devrais te sentir mieux !

C’est vrai ! Je me sens mieux ! Cette fois, c’est la bonne, je quitte Paris et son cortège de maux. Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec le notaire : quelques paraphes et autographes au bas des pages en échange d’un trousseau de clefs, et la maison sera à moi. Les déménageurs viendront vider cet appartement sordide que j’occupe depuis bien trop longtemps. C’est fini, terminé. Fini l’isoloir. La punition est levée. C’est terrible de se maintenir en quarantaine quand on est tellement nombreux à pouvoir vivre ensemble. Quel étrange paradoxe, encore ; on passe nos jours à croiser des centaines de personnes, à se mêler à eux, à se frôler, se sentir, se regarder, se dévisager, se toucher, se haïr, se désirer, mais aucune de ces interactions n’aboutit, on s’astreint à rester seul. Éperdument seul. Chacun œuvre à entretenir cette solitude, c’est un fait avéré. Quelle est donc cette civilisation désenchantée, déshumanisée à laquelle j’appartiens ? Et Bashung encore : « Terre promise, redis-moi ton nom ! Dis-moi en face que tout s’efface ! Sommes-nous la noblesse, sommes-nous les eaux troubles, sommes-nous le souvenir ? »
Un coup d’éponge sur le tableau, le rendre noir, vide. Retour au néant. On recommence tout. On provoque un nouveau big-bang. Tout est à créer, tout est neuf, tout est à nouveau possible.
Je recommence avec tout ce que je trouverai. Ça ira.

CHAPITRE 2
Dans une maison, un homme…
Le type est encore passé. Marianne, tu l’as vu ? Marianne, tu ne réponds jamais. Le type est encore venu. Il n’était pas seul, une femme l’accompagnait. Ils ont fait le tour de la maison, se sont arrêtés un moment dans le verger. Notre verger. Lui, a touché les arbres comme s’il savait tout d’eux. Son comportement était étrange, Il en faisait des caisses, tu vois ? Il a arraché une pomme et l’a donnée à la femme. Elle, elle l’a prise avec un sourire gêné, l’a frottée sur son pull-over et a croqué dedans voracement. J’ai eu mal pour la pomme. Cette bouche immense. Cette femme, grande, avec cette drôle de chevelure. Marianne, tu m’entends ? Jack était là aussi, il les a suivis un temps, puis quand il en a eu assez, il est revenu se coucher sur le perron. Jack avait l’air tranquille, alors je ne me suis pas fait plus de mouron que ça. Tu sais, il est déjà venu le type, accompagné, bien sûr, il y avait même des gosses une fois. Puis ils s’en vont et ne reviennent pas. Mais elle, tu sais, elle, elle a caressé longuement la pierre de la maison, elle a regardé partout, avec toujours ce même sourire. Elle, Marianne, elle, elle me fait peur. On va laisser passer la saison, puis les autres, on ne peut rien contre ça. Je sais que tu me reviendras avec l’une d’elles. J’ai gardé le souvenir de toi tout contre mon cœur. Je ne bougerai pas.
Tout le monde pense que je ne suis plus là. Ils m’ont oublié, ils nous ont oubliés. Je ne sais pas ce qu’il se trame ici. Je ne dois pas m’inquiéter, parce que je sais qu’à ton retour, ils partiront tous. Tu sais, je ne dors pas, je rêve en t’attendant. Je fais des rêves d’amour. Je ne fais que rêver de toi, Marianne. Je te revois quand tu traversais en courant les champs de blé. Tu riais comme une petite fille. Sur mes épaules, une enfant de deux ans, blonde comme toi, riant comme toi. Le soleil de la fin du jour, qui s’agrippait encore un peu à la cime des arbres, rajoutait de l’or à vos cheveux, de l’or dans vos yeux. Le vent doucement couchait les blés pour honorer notre passage. Tu te souviens Marianne, quand nos mains se retrouvaient, quand nos doigts s’entrelaçaient ? Tu ne réponds jamais. Il y a aussi les autres moments, tu sais, le ton qui monte, les verres qui se brisent, nos éclats de colère partout sur les murs. Nous étions aussi capables de nous haïr avec talent. Les mots tranchaient comme des couteaux de boucher. Les gorges, serrées. Les cœurs, lacérés. Ta main qui claque, laissant une cuisante chaleur sur ma joue. Mon poing ensanglanté, son empreinte dans le mur. Tes yeux embués. L’enfant qui pleure et file se réfugier tout contre Jack. La terre qui s’ouvre en deux, qui nous sépare, nous fractionne encore. Marianne, tu m’entends ? Tu ne réponds jamais. La femme, elle est restée assise un moment dans sa voiture. Là, devant la maison. Un long moment. Puis elle est sortie avec un petit sac en papier. Elle s’est installée dans le verger. D’ici, je vois tout, ou presque. Elle a déplié une couverture. Elle s’est coiffée d’un chapeau de paille. Elle a sorti un bout de pain, une bouteille d’eau. Elle a mangé. Elle a donné le gras du jambon à Jack. Il était près d’elle. Il a l’air de bien l’aimer. Elle a l’air gentil. Elle avait un carnet dans lequel elle prenait des notes. Elle portait une chemise blanche qui ressemblait à celle que tu mettais parfois. Tu sais, cette chemise dont le tissu si fin laissait transparaître ta peau, je te parle de celle avec les jolies broderies sur les manches, sur le col. Elle était légèrement ouverte sur sa poitrine, une poitrine d’adolescente. Comme toi. Des seins petits, comme les tiens. La brise douce dansait dans ses cheveux longs, dans sa drôle de chevelure. Ils ondulaient. C’était joli à regarder. Je n’ai pas vu son visage précisément, je ne sais pas si elle est belle.
Je sens qu’elle va revenir. Je sens qu’elle aime l’endroit. Notre maison. Tu sais, hier soir encore, j’étais triste. J’ai cogné les murs pour faire sortir la peine et la rage que provoque ton absence. J’ai crié jusqu’à plus de souffle, jusqu’à ce que je renonce et laisse la nuit me voler. Je n’ose plus trop aller dans les autres pièces de la maison. Je me retrouve le plus clair du temps dans mon petit bureau à l’étage. Mon asile, mon refuge si bien dissimulé derrière ce mur de briques. Cette pièce secrète dans laquelle sont nés mes romans. Mes terreurs, comme tu les appelais en te moquant gentiment. Je donnais le change en te souriant, et malgré la peine que cela me faisait, je te pardonnais parce qu’au fond, je sais combien leur lecture t’était pénible. Tu n’as jamais eu d’attirance pour le thriller. Pourtant, j’ai connu grâce à eux de jolis succès. Il y a ce huitième, sur lequel je travaillais et que je n’ai pas terminé. J’en ai arrêté l’écriture quand tu es partie. C’est pour cette raison que je n’ai pas répondu à mon éditeur quand il a frappé à la porte. Il insistait, je n’ai pas bougé. Je l’observais discrètement depuis l’œil-de-bœuf de ma planque. Il a crié mon prénom à plusieurs reprises. Plus tard, j’ai trouvé le petit mot qu’il avait écrit et glissé sous la porte.
Un mot court, comme une urgence, comme une prière. Il disait qu’il était inquiet de ne plus avoir de nouvelles. Que la messagerie de mon portable était saturée. Qu’il attendait toujours mon manuscrit. Que je le rappelle ! Surtout que je le rappelle ! Je ne l’ai pas regardé partir. J’étais trop ému d’entendre sa voix. Lui, l’ami, venu de Paris jusqu’ici avec l’espoir de me trouver. Il était comme ce visiteur marchant dans les allées du cimetière jusqu’à la muette sépulture, et qui s’en retourne seul, le cœur lourd de toutes ces choses qu’il avait à dire et qui, à peine murmurées dans le silence du monde, s’étiolent dans l’air comme les volutes d’une cigarette. Je ne sais pas depuis combien de temps exactement j’erre ici. L’eau et la lumière ont été coupées. Mon portable est déchargé depuis des lustres. Peut-être as-tu essayé toi aussi de me joindre. Peut-être pas. Je ne fais que t’attendre dans cet endroit devenu sombre, et je m’y suis tapi comme une bête blessée. Je ne sais plus à quoi je ressemble, Marianne, tu entends ? J’ai peur de me croiser dans le miroir de notre salle de bains et de ne pas me reconnaître. Alors je reste là. Je sais que tu me reviendras, un jour ou l’autre.
La femme s’était allongée sur sa petite couverture, le chapeau de paille recouvrait complètement son visage. Jack était couché près d’elle. Plus tard, quand elle s’est relevée, elle lui a donné à boire dans le creux de sa main. Jack a bu. Elle est remontée dans sa voiture et s’en est allée. Jack l’a regardée partir.
Je vais encore voler un œuf à la ferme d’à côté. C’est comme cela que je me nourris depuis que tu es partie. Il y avait aussi du pain dur dans une cagette près du poulailler. J’attends que la nuit vienne. Le vieux se couche tôt. Je connais ses habitudes. Il ne s’en apercevra pas. Un œuf en moins, ça ne se remarque pas.

CHAPITRE 3
Famille sans « M » se lit faille
J’étais déterminée. J’avais atteint le point de non-retour avec une acuité déconcertante. Consciente, infiniment consciente et responsable de ce terrible gâchis. Ma vie ressemblait à ce tas de sacs-poubelles voués à finir dans une de ces usines d’incinération. Tout ça, je l’avais forcément désiré. J’étais l’autrice de ce grand rien. Je l’ai entretenue, ma solitude, avec une application quasi mystique. Je l’ai nourrie, cajolée, écoutée, aimée à la folie, jusqu’à ce que ma vie et celle de l’humanité entière me deviennent insupportables. Et comble de tout, je n’étais sûrement pas la seule à être atteinte de cette pathologie. Était-ce une espèce de misanthropie aiguë ? Cela se soigne-t-il ? J’avoue ne pas avoir lésiné sur les moyens, si bien que je n’étais plus capable de me regarder dans un miroir sans que cela me donne la nausée. Il fallait bien mettre un terme à tout ce merdier. Je n’y aurais pas survécu. Je ris. C’est absurde. J’aurais pu choisir de me laisser aller doucement, et doucement me fondre dans une sorte de léthargie mortifère pour finir dans un hôpital psychiatrique, ma folie sanglée dans une camisole chimique, comme ma mère. J’avais choisi l’autre option. Celle pour laquelle avait opté mon père. Cet inconnu qui avait préféré se foutre en l’air avec sa voiture alors que j’étais sur le point de voir le jour. Mais foncer dans un platane à tout berzingue ne m’attirait pas vraiment.

Non, bien sûr ! Tu as trop peur de te rater. L’idée n’est pas de te retrouver allongée dans un lit d’hôpital, branchée à des machines qui te retiendraient prisonnière d’un corps inutile, voire quasi mort. Et la douleur, tu y as pensé ?

Je ne sais pas gérer la douleur physique. J’ai peur d’avoir peur d’avoir mal.

C’est la sœur aînée de ma mère, Tatiana, qui s’occupait de moi pendant les vacances, les grandes comme les petites ; le reste du temps, je le passais dans un pensionnat sordide où sévissaient des religieuses névrosées. Totale absence de la moindre particule de joie. Joie. Ce mot, je ne l’ai compris que très tardivement. Peut-être quand j’ai emménagé dans cette minuscule chambre de bonne au 7e étage d’un immeuble en pierre de taille qui faisait face à la Comédie Française. Ironie du sort, encore. Tatiana m’avait aidée à m’installer. L’endroit était plutôt spartiate, mais vivable. Elle veillait à ce que je ne manque de rien. J’ai encore cette vieille couverture dans laquelle je m’enroulais durant les longues et glaciales nuits. Sous les toits, l’été, on crève de chaud, l’hiver, de froid. On crève…

J’avais prévu deux flacons de somnifères, une bouteille de vodka et le CD de Bashung : « Fantaisie militaire ». Dans mon sac à main, mes papiers d’identité, ma carte bancaire, mon harmonica, et quelques effets exclusivement féminins. Ensuite, je suis montée dans la voiture. J’avais fait le plein d’essence la veille. Avec moi, mon téléphone portable, juste pour qu’il me serve de GPS. De toute façon, je n’ai personne à appeler et personne ne m’appelle jamais. La veille, à l’heure du déjeuner, je m’étais assise sur un des bancs qui ornent le square en face du cabinet d’expertise comptable dans lequel j’avais travaillé presque deux décennies. Dans une main, un sandwich dans lequel je mordais avec frénésie tandis que de l’autre je dépliais une carte routière posée sur mes genoux. L’idée morbide, mais non dénuée d’humour, qui ne me quittait plus me poussait à choisir un lieu agréable pour en finir en beauté ! Pourquoi choisir ? — avais-je conclu au bout de quelques minutes — j’ai fermé les yeux, j’ai posé mon doigt au hasard. Alea jacta est ! Je finirai plus au Sud ! Ça aurait pu être pire ! Cependant, l’idée de commettre l’acte en pleine ville n’était pas des meilleures, on m’aurait découverte trop vite, alors je décidai de me perdre dans la campagne alentour : de toute évidence, on m’y trouverait, mais pas trop tôt. J’imaginais la scène : ma voiture garée au bord d’un champ au petit matin. La terre serait drapée dans un épais brouillard à travers lequel joueraient les premiers rayons du soleil. Un paysan furibond descendrait de son tracteur et viendrait cogner à la vitre de la portière pour que je dégage l’entrée de son lopin de terre. Ensuite, je serai loin, je serai autre, ou ne serai plus. Qui sait ?
*
Je venais de donner mon préavis au propriétaire. Il ne m’a posé aucune question et ne semblait pas perturbé outre mesure par mon départ. Compte tenu de la crise du logement à Paris, nous savons, lui comme moi, qu’il le relouera facilement, même s’il est moche, triste et sombre.
Lors de mon premier départ avorté, je n’avais pas pensé à ce que pourraient devenir toutes mes affaires. L’amoncellement de cartons au centre de la pièce m’apostrophe. Comment ai-je pu accumuler tant d’objets ? Je ne suis pas sûre de les rouvrir un jour. Je les emporte, un peu forcée, mais une fois dans la nouvelle maison, rien ne m’oblige à les déballer. Ils finiront au grenier. Par sécurité, voyageront avec moi les affaires auxquelles je tiens, on ne sait jamais, si le camion des déménageurs n’arrivait pas. Il y a les livres de chevet : « Mémoires d’Hadrien », « Le Portrait de Dorian Gray », « Le Grand Meaulnes », « Les Vagues », entre autres… De ma garde-robe, j’abandonne les vêtements austères que je portais pour aller travailler. Je ne garde que mes vieux jeans, mes pulls déformés, usés jusqu’à la trame mais tellement confortables. Mes affaires de toilette, un peu de vaisselle, mais aussi quelques photos, des documents administratifs, mon harmonica et le jouet d’Anatole. La petite souris verte… J’ai accepté qu’on l’euthanasie. »

Extrait
« Je n’avais pas d’ami, pas d’amour, pas d’enfant, pas de famille à aimer. Elle était là la fissure: famille sans «M» se lit faille. Je devais être née sans cœur. Sans la case formatée qui va bien. Oui, mais j’étais libre. Même si l’on nous apprend que le bonheur n’est réel que s’il est partagé, on ne peut absolument et définitivement être libre qu’en étant seul.
Libre de faire n’importe quoi. Et ce n’est pas si mal. » p. 25

À propos de l’autrice
Ou le dernier coquelicotFlorence Herrlemann © Photo DR

Véritable touche à tout, Florence Herrlemann a commencé par le théâtre, puis la musique, la sculpture, l’écriture scénaristique avant de passer derrière la caméra.
«L’écriture est rapidement devenue une nécessité pour moi. Dans l’écriture d’un roman, je suis à la fois scénariste, réalisatrice, décoratrice, et compositrice.»
Son premier roman Le Festin du Lézard, (2016) a rencontré un vif succès sur la blogosphère. L’Appartement du dessous, (2019, poche 2023) son deuxième roman est lauréat de cinq prix littéraires en France et en Belgique. (Source: M+ Éditions)

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