Révélée il y a deux ans par une biographie dessinée de l’acteur Patrick Dewaere (sur un scénario de Laurent-Frédéric Bollée), la jeune dessinatrice arménienne Maran Hrachyan est de retour avec « Une nuit avec toi », un polar sombre et oppressant dont elle signe à la fois les dessins et le scénario. Ce roman graphique raconte l’histoire de Brune, une jeune parisienne qui accepte qu’un copain la dépose chez elle en voiture après une soirée. Rien d’extraordinaire jusque-là. Mais quand le jeune homme devient insistant, Brune se retrouve prise au piège. Elle ne le sait pas encore, mais c’est pour elle le début d’une longue nuit d’angoisse, qui va la précipiter dans un engrenage macabre.
Après votre biographie étonnante sur Patrick Dewaere, vous êtes de retour avec un album complètement différent. Comment cette histoire est-elle née?
L’idée de l’album « Une nuit avec toi » m’a été inspirée par des petites choses quotidiennes que j’ai vécues ou que j’ai entendues. A partir de là, j’ai laissé libre cours à mon imagination. Et si j’avais fait ceci? Et s’il s’était passé cela? J’ai commencé comme ça, puis j’en ai discuté avec mon éditeur. C’est lui qui m’a encouragée à continuer à écrire et à développer mon idée.
Rassurez-nous, il ne vous est quand même pas arrivé des choses aussi graves que dans l’album…
Non, heureusement pas! Mon objectif n’était d’ailleurs pas de parler de moi. Je ne voulais pas me mettre au centre de l’histoire. Ce que je voulais, c’était parler de choses qui arrivent à presque toutes les femmes, comme le fait d’être interpellée en rue par exemple.
Pour « Patrick Dewaere », vous aviez travaillé avec un scénariste. Ici, vous signez à la fois le dessin et le scénario. Vous avez toujours voulu devenir une autrice complète?
En fait, je ne savais pas que j’aimais autant écrire. Honnêtement, je pressentais que cela m’arriverait un jour de passer au scénario, mais pas aussi tôt dans ma carrière. C’est mon éditeur qui m’a boostée en me faisant vraiment confiance. Je lui en suis très reconnaissante.
Une fois que vous avez commencé à écrire, est-ce que ça a mis longtemps avant d’arriver à la version finale?
Oui, ça m’a pris environ six mois pour écrire l’histoire. Je changeais tout le temps le scénario, je revenais dessus, j’adaptais des choses pour que ça soit le plus crédible possible, avec l’objectif que le lecteur puisse véritablement se projeter dans le récit.
Concrètement, comment avez-vous fait pour que ce soit crédible?
J’ai notamment été voir un médecin pour lui demander à quel endroit du corps il faut enfoncer un couteau pour tuer une personne. Je lui ai aussi demandé combien de temps ça dure avant que la personne ne meure. Mais ce n’est pas tout. J’ai également fait des recherches pour savoir comment creuser un trou dans la forêt, par quelle route il faut se rendre pour arriver à un endroit isolé, comment il faut faire pour éviter les caméras de surveillance, etc.
Vous avez vraiment tout prévu!
Oui, je me suis même renseignée pour savoir comment emballer un corps et comment nettoyer les traces que l’on laisse dans un appartement…
Vous êtes passionnée par les affaires criminelles?
C’est un peu bizarre, mais la réponse est oui. Avant, je regardais souvent l’émission « Faites entrer l’accusé », que l’on voit d’ailleurs dans ma BD. Mais au bout d’un moment, j’ai complètement arrêté ces émissions, parce que ça me déprimait trop. Il m’arrive encore de regarder, mais jamais seule.
Pourquoi? Parce que ça vous fait peur?
Oui, ça me plonge dans des angoisses terribles. Il y a surtout certains types de crimes qui me terrifient. Les tueurs en série, par exemple, mais aussi les viols.
Est-ce qu’une émission comme « Faites entrer l’accusé » a nourri votre scénario?
Elle m’a surtout aidée pour la construction de mon scénario. Elle me permet d’utiliser une sorte de tierce personne qui raconte l’histoire. L’émission me sert de voix off pour conclure correctement mon récit.
Si vous deviez vous débarrasser d’un corps, est-ce que vous savez qui vous appelleriez?
La police, bien sûr! Je ne ferais jamais ce que fait mon héroïne, qui est loin d’être irréprochable. J’espère ne jamais me retrouver dans ce genre de situation mais si c’était le cas, je contacterais directement la police et puis sans doute mon mari. Cela dit, si Brune avait décidé d’appeler la police, l’histoire aurait été finie tout de suite. Elle serait partie en prison et il n’y aurait rien eu d’autre à raconter. En tant que scénariste, j’ai donc préféré trouver un moyen de prolonger mon histoire.
Comme l’indique le titre de votre BD, votre récit se déroule sur une seule nuit. Pourquoi ce choix?
Je tenais beaucoup à ce que ce soit un récit nocturne. J’ai le sentiment que pendant la nuit, on a tendance à exagérer les choses. On a l’impression que tout paraît plus dangereux. C’est pour ça que je voulais que ça se passe sur la durée d’une nuit, comme si c’était une sorte de cauchemar.
Et le choix d’insérer dans votre récit beaucoup de séquences sans dialogue, c’était également pour installer une ambiance?
Oui, tout à fait! Je n’aime pas mettre des dialogues quand ce n’est pas nécessaire, car je prends énormément de plaisir à faire parler le dessin. Pour moi, le dessin n’est pas juste là pour illustrer, mais pour raconter des choses, par le biais d’un cadrage ou d’un regard. Quand je peux me passer de dialogues, je le fais systématiquement. Selon moi, on peut ressentir davantage de choses en regardant une image qu’en lisant des dialogues. C’est sans doute parce que je suis davantage une dessinatrice qu’une écrivaine que je fonctionne comme ça. M’exprimer par le dessin est plus facile pour moi.
Brune, le personnage principal de votre récit, vous ressemble physiquement. C’est voulu?
Non, pas du tout! Il y a beaucoup de gens qui me disent ça, mais je vous assure que je n’ai pas du tout cherché à ce qu’elle me ressemble. Si j’avais voulu que ce soit le cas, je l’admettrais sans aucun problème. Ce qui est drôle, c’est que sa ressemblance avec moi est entièrement involontaire. En réalité, je me suis inspirée d’autres personnes pour dessiner Brune. J’avais certains modèles en tête. D’ailleurs, quand je regarde le livre, je ne trouve pas qu’elle me ressemble. Elle a une autre coiffure, un autre nez, une autre bouche. Personnellement, je ne me vois pas en la regardant. Mais peut-être que ça s’est fait inconsciemment…
Il y a un côté très polar dans votre roman graphique. C’est un genre qui vous plaît?
Oui, clairement. Dès le début, je voulais faire un polar. J’aime les histoires dans lesquelles il y a de l’action et que l’on a envie de lire d’une traite. J’aime aussi les récits qui procurent des sensations de peur ou d’adrénaline et où on se pose la question: « Et maintenant, que va-t-il se passer? » J’adore regarder des polars au cinéma. Des films comme « After Hours », par exemple. Ce qui est amusant, c’est que ce côté très noir ne me ressemble pas. Je ne suis pas comme ça dans la vie.
Votre objectif est-il de continuer à faire des polars?
Je ne poursuis pas vraiment un objectif de carrière très précis. La meilleure preuve de cela, c’est que j’ai commencé en tant qu’autrice de BD avec un livre sur Patrick Dewaere, alors que je ne connaissais pas du tout cet acteur auparavant. Ce n’était pas du tout prévu non plus que ma première bande dessinée soit une biographie. Si je l’ai accepté de le faire, c’est parce que j’en avais envie à ce moment-là. C’est comme ça que j’aime fonctionner, en avançant projet par projet.
« Une nuit avec toi » est-il davantage un polar ou un livre sur les agressions contre les femmes?
C’est une très bonne question. Je crois que l’on peut dire que ce livre est avant tout un polar, mais avec un message féministe. Mon objectif premier était de faire un polar, mais il était tout aussi important pour moi de parler des agressions de femmes parce que ce sont des choses qui, hélas, arrivent tout le temps. Beaucoup de femmes ont du mal à dire non, simplement par politesse. Et souvent, elles n’ont pas forcément la bonne réaction sur le moment. C’est aussi le cas de Brune, mon personnage.
Pour ce deuxième album, avez-vous changé votre manière de dessiner?
Non, j’ai gardé la même technique que pour l’album sur Patrick Dewaere. Je dessine toujours d’abord au crayon et puis je rajoute les couleurs de manière numérique. Pour le moment, j’aime surtout dessiner au crayon parce que c’est un outil qui me permet d’insérer plus d’ambiance dans mes planches, notamment grâce aux hachures, mais à l’avenir, je suis prête à tester aussi d’autres techniques. Peut-être qu’un jour je ferai une BD dessinée à l’encre, cela dépendra du projet.
En parlant d’ambiance, l’action de la BD « Une nuit avec toi » se déroule notamment dans le quartier des Olympiades, à Paris. C’est le film de Jacques Audiard qui vous a inspirée ?
Non pas du tout. D’ailleurs, je ne l’ai pas vu. On m’en a déjà parlé à plusieurs reprises, donc il faut absolument que je le regarde. Si j’ai choisi de dessiner les Olympiades, c’est parce que j’aime beaucoup le 13ème arrondissement. Mon mari vient de là et j’y ai passé beaucoup de temps. J’aime beaucoup les tours du quartier des Olympiades. Elles te donnent l’impression de te sentir tout petit. Elle créent un vertige, une émotion. Elles ont un côté un peu oppressant. J’aime bien aussi le contraste entre ces bâtiments très hauts et les parkings souterrains. A mes yeux, ce décor particulier me permettait d’ajouter davantage de stress à mon récit. En plus, je visualise très bien l’immeuble représenté dans l’album, car je connais des gens qui y habitent. Ils ont d’ailleurs été très gentils puisqu’ils m’ont guidée dans tout l’immeuble et dans les parkings afin que je puisse me documenter.
Vous êtes Arménienne. Que représente la bande dessinée en Arménie?
Ça commence à se développer petit à petit. Depuis quelques années, il y a de plus en plus de jeunes auteurs qui se lancent. Cela dit, il faut être honnête : la raison pour laquelle je suis venue faire mes études en France, c’était parce qu’il n’existait aucun moyen d’apprendre la bande dessinée dans mon pays d’origine. Heureusement, les choses changent. Maintenant, il existe des cours en Arménie où tu peux apprendre à faire des storyboards ou à écrire des scénarios. Mais c’est tout nouveau.
Est-ce que vos livres sont publiés là-bas?
Non, pas encore. Mon rêve est qu’ils soient un jour traduits en arménien. Cela pourrait peut-être se faire pour « Une nuit avec toi », mais certainement pas pour la BD sur Patrick Dewaere. Tout simplement parce qu’il n’est pas assez connu en Arménie.
Est-ce que l’Arménie est un sujet qui pourrait vous inspirer pour un prochain album?
Absolument! J’ai énormément d’idées sur le sujet et j’ai d’ailleurs commencé à écrire, mais c’est un peu dur pour moi parce que mon pays me manque beaucoup et en ce moment, la situation est très compliquée là-bas. Je préfère donc attendre le moment où je serai vraiment prête à en parler. Là, c’est encore trop tôt. Il faut que ça décante.
Est-ce que vous comptez toujours travailler seule dorénavant ou est-ce que vous pourriez encore travailler avec un scénariste à l’avenir?
Tant que j’ai quelque chose à raconter, je pense que je préfère continuer à travailler seule. Avec ce livre, j’ai découvert que j’aime beaucoup écrire. Mais cela ne m’empêche pas de demander conseil à d’autres personnes quand je coince sur un élément de mon récit. Pour « Une nuit avec toi », j’étais encore aux études quand j’ai commencé à écrire ce projet. J’ai donc eu l’occasion d’en discuter avec mes professeurs, en particulier ceux qui enseignaient le scénario. Par la suite, j’en ai bien sûr parlé aussi avec mon éditeur, qui a été de très bon conseil, de même qu’avec des personnes de mon entourage proche.
Pouvez-vous déjà nous parler de votre prochain projet?
Oui, il est signé et il devrait sortir en 2025, toujours chez Glénat. Ce sera à nouveau une histoire un peu sombre et inquiétante, qui parlera du rapport que l’on entretient avec son double. J’ai déjà écrit le scénario, mais je n’ai pas encore eu le temps de commencer à dessiner parce qu’avec toute la promotion autour de la sortie de « Une nuit avec toi », je n’arrive pas suffisamment à me concentrer.