Vie de l’auteur, idiot

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Une vie d’auteur peut se raconter comme un roman. Ici, elle est également offerte à travers les écrits publiés dans différents médias sur une cinquantaine d’auteurs. De Angot à Zucco, voici une invitation à la lecture qui ne se refuse pas.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un auteur, des textes, une vie

Une vie de scribouillard rassemblée dans un livre. Sauf que ce fort volume est bien davantage qu’une compilation d’écrits. Yves Laplace nous offre ici une plongée dans le monde littéraire et médiatique helvétique, mais aussi français, le roman d’un écrivain engagé -forcément- et un panorama non exhaustif mais bougrement intéressant des auteurs qui l’ont accompagné.

Commençons par un aveu. J’ai longtemps négligé l’œuvre d’Yves Laplace pour une raison futile, mais qui me semblait alors relever de l’éthique professionnelle. J’étais chargé de la chronique littéraire de l’hebdomadaire Coopération, appartenant au groupe de distribution Coop tandis qu’Yves émargeait pour le groupe Migros, principal concurrent avec son hebdomadaire baptisé Construire. Il n’y avait donc pas besoin de se pencher sur l’œuvre de ce confrère. Fort heureusement pour moi, les choses ont changé dans les années 1980, lorsque j’ai conçu le projet d’un guide littéraire de la Suisse. Cet ouvrage présentant 700 œuvres de la littérature suisse paraîtra en 1991 à l’occasion des 700 ans de la Confédération helvétique. Son objectif était double, montrer la diversité culturelle d’un pays où les auteurs publiaient des ouvrages écrits dans quatre langues différentes et offrir une place aux auteurs actuels.
À la fin des années 1980, Yves Laplace avait la trentaine et déjà publié cinq romans: Le Garrot (1977), Lahore (1978), Un Homme exemplaire (1984) Nationalité française (1986) et Fils de perdition (1989), l’ouvrage qui m’a permis de le découvrir. Patrick Grainville le présentait ainsi dans le Figaro: «Voilà un roman terrible, incantatoire, halluciné. C’est le long cri de révolte d’un enfant écrasé, sorte de Job sacrifié par un monde totalitaire. Or son pays c’est la Suisse, transformée soudain en terrain vague apocalyptique, en bunker où la Genèse est mise à mort. Toutes nos angoisses sont concentrées dans ces pages, portées par un chant magnifique et noir.»
À compter de ce moment et de ce roman, je n’ai plus perdu Yves Laplace de vue ou plus exactement, je n’ai cessé de le lire et – même si nous n’avons qu’un an d’écart – d’en faire une sorte de grand-frère spirituel. Aussi n’est-ce pas sans une certaine émotion que je relis dans cette Vie de l’auteur, idiot des textes consacrés à Borges, Duras, Le Clézio, Modiano et bien sûr Voltaire sur lequel il a beaucoup écrit et qu’il a mis en scène à Ferney et en tournée.
Ce formidable choix de ses chroniques littéraires, proposée ici par ordre alphabétique, de Christine Angot à Zucco, s’accompagne d’un chapitre qui dévoile les débuts de l’auteur et son affection particulière pour Moravagine de Blaise Cendrars. L’esprit de l’époque lève aussi le voile sur les mœurs littéraires de la fin des années 1970. Répondant à cette ouverture une troisième partie, Pro Domo, vient conclure ce roman critique qui rassemble les textes autour de ses œuvres et de ses combats. Ils n’ont pas pris une ride. J’y vois la confirmation d’un talent d’écriture, mais aussi la rectitude d’une pensée. Merci Yves. C’est toujours un plaisir de te lire !

Vie de l’auteur, idiot
Yves Laplace
Éditions d’en bas
Autoportrait critique
464 p., 25 €
EAN 978282900672
Paru le 1/09/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Yves Laplace rassemble une vie d’écriture en un million de signes. Voici donc une suite d’essais, d’entretiens et d’articles formant une manière d’autoportrait critique. Suite doublée de nota bene actuels qui constituent, dans leur défilé, un récit plus ou moins troué, en temps de pandémie et de guerre européenne.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)

Préface du livre
« Je rassemble ici mes inouïs. Je les recueille. Je leur donne l’asile qui depuis l’enfance m’est promis. Asile social. Asile littéraire. Asile politique. Asile psychiatrique.
Qui sont mes inouïs? Les écrivains en premier lieu. Tous? Non. Ceux qui ne sont pas entendus. Mais aussi bien ceux que je me suis efforcé malgré tout de saisir, à travers quarante-cinq ans de lecture, d’écriture, d’activité critique, d’interventions, de polémiques ou d’entrevues. Poètes, écrivains, artistes. Comédiens, metteurs en scène. Parfois célèbres, souvent méconnus, toujours inconnus au vrai sens du terme: invisibles, inaudibles. Mal vus mal dits, d’après le titre de Beckett.
Je tiens pour acquis que tout écrivain, tout artiste est par définition inouï. Y compris dans l’autre sens du mot: insensé, extravagant, délirant, fou à lier. C’est une conviction très ancienne, une superstition de lecteur, peut-être, une absolue certitude, pourtant, comme chevillée au corps et à l’esprit, qui me vient du premier livre qui m’ait transformé : Moravagine, de Blaise Cendrars.
Jamais ou presque je n’avais parlé de ce roman, l’un des plus improbables du XXe siècle, l’un des plus irréguliers, l’un des plus gênants. Jamais je n’avais parlé des conditions pour moi également inouïes de sa lecture. Parviendrai-je à faire entendre pourquoi ce livre m’aura sourdement et contre toute raison (fort loin, parfois, de mes choix affirmés) tenu lieu de modèle simultané d’art romanesque, d’art poétique, d’art théorique et même d’art politique? À mes risques et périls.
Du moins est-ce sous son signe, ou plutôt sous la lumière blafarde qui m’en parvient, comme on pourrait se tenir sous une constellation, metton, celle d’Orion, que j’organiserai à l’identique les cinq sections de ce recueil qui sera structuré comme un roman, reprenant à mon compte les titres mêmes « l’économie générale de la Préface et des trois parties de Moravagine. Quant à la cinquième section décalquée, l’ultérieur Pro domo, elle pourrait constituer une petite poétique privative, diffusant, par intermittence, à la manière d’une étoile filante, sa poudre d’artifice dans le cosmos inorganisé du texte.
On lira une suite d’essais, d’entretiens, d’articles, pour la plupart initialement publiés, depuis 1975, dans quelques revues et surtout dans la presse, en Suisse francophone et en France. Suite que je m’efforcerai de traiter alphabétiquement et non chronologiquement (selon la principale leçon structurelle de Moravagine et de ses vingt-six chapitres, de a) Internat à z) Épitaphe), comme si elle était encore manuscrite, comme si je l’avais plus ou moins retrouvée, en « Isle de France», dans « une petite maison », dans le « grenier fermé à clé > de cette maison, dans «une malle à double fond » contenant dans « le compartiment secret (…) une seringue Pravaz» et « dans le coffre même» ladite suite manuscrite, formant une manière d’autoportrait en lequel j’hésite aujourd’hui à me reconnaître.
Mais n’est-ce pas l’expérience à laquelle est confronté chaque sujet se mêlant d’écrire ou de s’écrire (cela revient au même, et cela revient toujours à la même adresse)? N’est-ce pas l’expérience que j’aurai tenté d’interroger, de retracer, de traquer, de répéter dans les mille et une, ou mille e tre pages – dans de nombreuses pièces de théâtre et leurs mises en scène, aussi — qu’en collectionneur précoce voire égaré, mais endurant, j’aurai lues ou écrites ? Frayées ou fréquentées, comme…
Ce que je tente de cerner ne prétend pas à une quelconque vérité scientifique, à une quelconque expertise. Pas davantage, en tout cas, et toutes proportions gardées, que les nombreux chapitres ou éléments théoriques et philosophiques de Moravagine. Ce qui se lira ici d’apparemment sérieux ou d’effectivement informé pourrait être considéré comme une vaste fiction critique, comme dit par un personnage de roman. Et je crois bien l’avoir pressenti, je crois bien avoir voulu, toujours, laisser parler en moi ce personnage de roman, fût-il présenté comme journaliste débutant, reporter autoproclamé, jeune auteur engagé, critique littéraire, théâtral, cinématographique… pigiste à la petite semaine… poète (ainsi que le surnomme avec dédain le tout-venant), partisan de l’Art nouveau, dans le sillage de son maître — mais lequel ?
Avec le recul, je vois bien que j’essayais alors mes théories, mes voix, mes convictions, mes engagements, comme Raymond la Science les essaie tout au long de son récit, puisque c’est lui qui parle, ou à travers lui que parle Moravagine, Raymond la Science ? Je vois bien que les figures, les sujets, les motifs, les œuvres qui m’attiraient et qui m’attirent encore, m’attiraient pour leur part de soufre ou ce que je prenais pour telle.
En somme, je tenais à m’approcher des livres, des spectacles, des auteurs évoqués à la façon de l’aliéniste, anarchiste et terroriste Raymond la Science, ainsi nommé par l’auteur-personnage Blaise Cendrars («qui» apparaît en jeune inventeur penché sur la maquette en bois d’une hélice de l’avion aux commandes duquel Moravagine allait rejoindre Moscou et Tokyo, traverser le Pacifique et l’Atlantique, épater le monde, le détruire, sans doute, mettre le cap sur la planète Mars) – Raymond la Science, donc, s’approchant du dévastateur idiot qu’il prétend étudier: « Enfin j’allais vivre dans l’intimité d’un grand fauve humain, surveiller, partager, accompagner sa vie. Y tremper. Y prendre part. Dévoyé, déséquilibré, certes, mais dans quel sens? » (chapitre e) Son évasion).
En 1926, quand paraît le roman, tout lecteur sait que Raymond la Science était le surnom de Raymond Callemin, membre de la bande à Bonnot, condamné à mort et guillotiné en 1913. Aujourd’hui, tout lecteur de Moravagine sait qu’il ne peut traverser ce livre sans reprendre à son compte le flaubertien «Moravagine, c’est moi» de Cendrars. Tout lecteur contemporain de Moravagine est un lecteur-caméléon, un ectoplasme de cet Ectoplasme majeur, tour à tour enfant martyrisé, prince déchu, nobliau sans royaume, Jack l’éventreur ou Fantômas, révolutionnaire russe, bombiste, explorateur, Indien bleu, démiurge et dieu vivant, gentleman anglais, cowboy, aviateur, morphinomane et graphomane, « martien », pensionnaire de fort, de prison ou d’asile successifs.
Je ne le savais qu’obscurément lorsque, sous son influence, je réglais ou plutôt ne réglais pas ma distance avec mes maîtres et mes modèles, critique en herbe (et longtemps, je le suis resté, j’ai même jauni en l’état) construisant son ABC de la Critique dont je reprends l’idée à L’ABC du Cinéma, autre titre du même auteur.

À propos de l’auteur
Yves Laplace © Photo Magali Dougados – Le Temps

Né le 23 mai 1958 à Genève, Yves Laplace a une vie bien remplie puisqu’après des études de lettres, il est à la fois critique littéraire, enseignant, écrivain et dramaturge, photographe et arbitre de football. Son premier roman, Le Garrot, date de 1977. Il sera suivi par Lahore (1978), Un Homme exemplaire (1984), Mes Chers Enfants (1986), Fils de Perdition (1989), Prix Schiller, On (1992), Prix Dentan, L’inséminateur (2001), Prix Pittard de l’Andelyn, Plaine des héros (2015), roman-enquête consacré à Georges Oltramare (1896-1960) et L’exécrable (2020). Il a publié Reprise – De Sarajevo à Srebrenica vingt ans plus tard (éditions d’en bas), refonte intégrale de ses réponses littéraires à Peter Handke, et à d’autres, sur la guerre de Bosnie.
Il poursuit également avec Valérie Frey un travail de littérature et photographie mêlées, d’où est issu l’ouvrage Archipel des passants (Infolio)
On lui doit également de nombreuses pièces de théâtre. Il a codirigé la saison du Théâtre de l’Orangerie en 2006. Depuis 1984 (Sarcasme au Petit-Odéon), ses pièces ont été mises en scène par Hervé Loichemol, à Paris, Genève, Ferney et ailleurs. Avec Hervé Loichemol, il explore la vie et l’œuvre de Voltaire: ensemble, ils ont présenté une adaptation de Micromégas, un diptyque sur la vie de Voltaire (Feu Voltaire) et une pièce sur L’affaire Mahomet. Candide, théâtre (qui paraîtra aux Éditions Théâtrales, Paris) connaîtra un joli succès. Il est aussi chroniqueur littéraire. Ses textes donnent la parole à des irréguliers: enfants perdus, fous, visionnaires, persécuteurs ou martyrs, dont les divagations traduisent le fracas et la beauté du monde. (Source: Éditions d’En Bas / Wikipédia)

Page Wikipédia de l’auteur



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