En lice pour le prix Jacques-Allano 2023
En deux mots
Choses vues à Moscou au fil des ans par une journaliste qui y a longuement vécu avant de rentrer en Suisse après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. Notes, impressions, souvenirs donnent à ce court récit une image intime de la capitale et des moscovites.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
«J’ai aimé profondément une ville – Moscou»
Isabelle Cornaz, journaliste suisse, a longuement vécu à Moscou. Son premier livre fait de choses vues, d’impressions de notes, de souvenirs, de fragments nous offre un portrait intimiste d’une ville et de ses habitants aujourd’hui frappés de cécité.
Comme elle l’a confié au quotidien suisse «Le temps», c’est après un reportage à Kiev, au début de la guerre en Ukraine qu’Isabelle Cornaz, de retour en Suisse, s’est mise à la rédaction de livre: «j’ai repris mes notes, ces fragments écrits de façon brouillonne sur des bouts de papier ou sur mon téléphone, pendant chacun de mes séjours en Russie, qui ont commencé en 2001. A mon tout petit niveau, c’était une façon de tenir au milieu d’un événement qui fait tout exploser.»
Alors, loin du conflit, elle s’est souvenue qu’elle a beaucoup aimé Moscou, une ville où la journaliste a longuement vécu et où elle a pu constater combien cette mégapole s’est transformée.
Pour avoir effectué plusieurs voyages dans la capitale russe, j’ai moi-même pu constater certaines transformations qu’elle décrit, sans toutefois avoir pu cerner cette «âme russe» comme elle le fait. Imaginez à votre tour débarquer à l’aéroport international de Domodedovo et prendre la direction du centre-ville. La première chose qui vous impressionnera, c’est la dimension gigantesque de la ville qui compte plus de 13 millions d’habitants intra-muros. «La structure de la ville est faite de cercles concentriques, comme un orgasme. Les fortifications successives qui sont tombées au fil des siècles ont creusé des artères, des boulevards, des voies trois fois plus larges que les autoroutes de mon enfance. Ces anneaux sont des sillons entre des trous noirs. Ils rythment les rues obscurcies par les arbres en été, les cours endormies où l’asphalte est gris-noir, où le sol est immense et luit comme un caillou.» C’est dans cette ville étonnante à bien des égards que l’on se promène dans les pas de l’autrice, que l’on entend les bruits qui rythment le quotidien, que l’on hume des odeurs contrastées, que l’on ressent les mouvements d’une foule qui va. Mais qui semble tourner en rond. «La ville perd la mémoire et sature. Elle est devenue regardable, consommable, mais aussi écœurante», écrit Isabelle Cornaz qui va tenter de comprendre les bouleversements engendrés par la guerre. Ce sont alors des détails, des notes prises au fil des jours, des choses vues qui donnent à ce livre sa grâce. Cette fleur pour le soldat inconnu portant l’inscription «Nos ancêtres ne se sont pas battus pour ça», suivie d’une liste d’objets ramenés d’Ukraine par les militaires. Combien «des parfums et des vêtements, des enceintes Bluetooth, de la nourriture, des trottinettes, des matelas, du vin, des machines à laver, des tracteurs agricoles. Des téléphones, des cannes à pêche, des jouets cassés» cachent-ils d’histoires sordides, de violence et de peur, de crimes et d’horreurs?
Alors les habitants font le dos rond, se réfugient dans un déni qui pourrait leur permettre d’oublier la mort qui les entoure, qui se fait de plus en plus présente. «Tout semble inextricablement compliqué, on ne sait pas qui dit vrai, la géopolitique est quelque chose de si sale, s’y aventurer tient de la naïveté, de la bêtise, de la folie (…) des pans entiers de la vie – noirs, sombres – peuvent disparaître si on cesse d’y penser. »
Ce court livre nous en dit bien davantage sur les effets de la guerre sur une population que bien des études. Il va chercher dans l’intime les signes du changement, du choc entre le récit officiel et le vécu des moscovites. Quand, avec l’arrivée des beaux jours, ils partent vers leur datcha, ils espèrent retrouver un peu de fraîcheur, mais aussi d’innocence. Mais très vite, et même si l’horreur de la guerre n’est pas perceptible, ils sont rattrapés par la violence, par les va-t-en-guerre. Ceux capables «d’entraîner avec eux des mères, des familles de soldats, qui préfèrent croire que leur fils n’est pas mort pour rien. »
La nuit au pas
Isabelle Cornaz
Éditions La Baconnière
Premier roman
88 p., 16 €
EAN 9782889601202
Paru le 31/08/2023
Où?
Le roman est situé principalement à Moscou.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai aimé profondément une ville – Moscou – qui a changé avec le temps, une partie de ce que j’aimais a disparu. J’ai commencé un récit dans lequel elle serait
l’héroïne, un essai sur ses motifs réels ou fantasmés, ses trous et l’immensité du pays tout autour. Ce territoire est devenu un corps de rumeurs et de fossiles marins, un corps d’amours et de souvenirs, un corps d’une insoutenable violence. »
Isabelle Cornaz a vécu longuement à Moscou où elle a travaillé en qualité de journaliste. Se remémorant les détails de sa vie moscovite, elle dresse, dans La nuit au pas, un portrait ambivalent de la ville. S’y dévoile le corps de Moscou, ses cours intérieures, ses lieux invisibles et les marques de sa gentrification. Le récit s’éloigne ponctuellement de la capitale, de la proche banlieue jusqu’au cercle polaire, en survolant les villes secrètes de Russie. Entre le songe des souvenirs et la réalité de la guerre qui traverse le récit comme des déflagrations, on avance au pas dans ce paysage désormais inaccessible à l’auteure. La nuit au pas est un récit sur notre rapport à l’espace, à la mémoire et à la disparition.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Femina.ch (Géraldine Savary)
Blog La Viduité
Blog L’élégance des livres
Les premières pages du livre
« J’ai aimé profondément une ville – Moscou – qui a changé avec le temps, une partie de ce que j’aimais a disparu. J’ai commencé un récit dans lequel elle serait l’héroïne, un essai sur ses motifs réels ou fantasmés, ses trous et l’immensité du pays tout autour. Ce territoire est devenu un corps de rumeurs et de fossiles marins, un corps d’amours et de souvenirs, un corps d’une insoutenable violence.
Si ce n’était pour la peinture de pluie
Les recettes à la fraise
Le soleil transparent
Si ce n’était
Les caresses égrenées
Ces métros de chaleur
Ces nuits emplies de plomb
Si ce n’était pour l’air chaud la poussière
La vie des chats qui lèchent la lumière
Les autoroutes assombries de sommeil
Cette richesse clinquante
Si ce n’était
Ces feuilles vertes mordorées
J’aurais repeint la rue
Tout serait argenté
Un Moscou froid et tendre
Comme un petit glaçon.
1.
Je me souviens d’un jour, enfant, où nous avions pêché tant de poissons qu’il avait fallu en remettre quelques-uns à l’eau. Il y avait un quota à ne pas dépasser, pour les pêcheurs amateurs.
Mon père avait un petit bateau. Nous coupions le moteur au milieu du lac et tout s’arrêtait : le vent, les nausées, le froid.
Nous plongions. Une journée de serviettes, de roseaux, de cailloux.
Les moucherons se cognaient contre nos yeux, nos lèvres, quand nous remontions le soir, à vélo, à travers la forêt noire et humide.
La forêt, au mois de mai, était remplie d’ail des ours.
Nous voulions toujours plus de poissons.
*
La légende court que les enfants conçus sous une aurore boréale seraient plus heureux. Ou qu’il y aurait plus de chance que ce soient des garçons. Dans la région de Mourmansk, dans le Grand Nord russe, au-delà du cercle polaire, les touristes chinois chassent les aurores boréales. Parfois, ils doivent patienter plusieurs jours pour en voir une. À cause du réchauffement climatique, le ciel est moins souvent dégagé, les aurores boréales se font rares. Les touristes deviennent nerveux.
Les guides leur proposent de chanter, de s’embrasser, pour provoquer l’arrivée des rayonnements lumineux dans le ciel noir.
*
J’ai pensé à Moscou comme à un détail, une fleur.
Celles, en plastique, des tables des cantines. Les violettes sauvages des trains de banlieue, de retour des datchas. Un bouquet disproportionné dans une rame de métro, éclipsant le visage des autres passagers. L’amoncellement de fleurs à la mémoire de l’opposant Boris Nemtsov, plaie à vif au-dessus de la rivière, mémorial citoyen inlassablement arraché par les autorités, inlassablement reconstruit.
Les œillets des parades. Des enterrements. Les roses du 8 mars qu’on vous offre dans les magasins parce que vous êtes une femme. Les bouquets achetés dans la nuit, dans une boutique en sous-sol, dans une chambre froide. Ces petits kiosques à fleurs, luisant dans un carrefour englouti par la nuit, désormais supprimés. Le maire de la ville ne les aimait pas. Les roses fraîches sur les plaques commémoratives des poètes.
Peu après le début de l’invasion russe en Ukraine, ce ruban, autour d’une fleur pour le soldat inconnu, où il est écrit : « Nos ancêtres ne se sont pas battus pour ça ».
*
Les soldats russes ont volé et ramené d’Ukraine des parfums et des vêtements, des enceintes Bluetooth, de la nourriture, des trottinettes, des matelas, du vin, des machines à laver, des tracteurs agricoles. Des téléphones, des cannes à pêche, des jouets cassés.
*
Des platebandes de pissenlits chauffent au soleil de la fin de l’été. Les cours cachées de Moscou s’emboîtent les unes dans les autres, comme une ville infinie.
C’est ici que se trouve le cœur de la ville. À bien y regarder, des artères apparaissent, la ville se révèle et la carte s’enfonce. Des capillaires d’été gonflés de sang.
C’est là que la ville devient lisible. Il faut zoomer le plus possible sur les cartes digitales pour voir cette partie de la ville qui sinon nous échappe, n’apparaît tout simplement pas.
*
L’été aura disparu d’un seul coup. L’automne et le printemps sont des saisons friables. Trop rapidement, elles tombent du côté des soirées glacées ou de journées de canicule. Ces arbres transparents d’avril chargés de lumière, leurs branches nues qui ont séché, qui n’ont plus de neige mais pas encore de feuilles, on les range encore, dans l’empressement, du côté de l’hiver. Au mois de septembre aussi, le jour peut déjà basculer. La vue se brouille, il fait gris-blanc, la teneur de la ville s’échappe.
*
De rares fois, la justice russe a condamné des militaires pour avoir dépouillé des morts.
Sur le site de l’accident de l’avion qui transportait le président polonais au-dessus de Smolensk, il y a quelques années, un soldat russe a volé les cartes bancaires d’un des passagers, décédé.
Sur une petite feuille de carton, le soldat a trouvé les mots de passe des cartes de crédit du défunt, dans son portefeuille. Avec trois complices, ils ont dépensé l’argent volé dans un café.
*
La première fois que j’ai découvert Moscou, c’était à travers le double vitrage bruni d’une tour d’hôtel vétuste, au mois de février. Je ne voyais rien. Sur la place en contrebas, au pied du ministère des Affaires étrangères, à la sortie d’un passage souterrain, un petit groupe de communistes manifestait. Leur drapeau rouge tranchait avec la ville avalée par le blanc.
En russe, il y a ce mot : nepogoda, l’intempérie. Littéralement, cela signifie le non-temps, ne-pogoda. Le temps est si mauvais, qu’il n’est pas. Gardons le mot temps pour quand il fera beau.
Le soleil sera doux, pas brûlant.
2.
Pour aller à la datcha, me dit Tania, nous avons traversé à pied la rivière gelée. Notre chat marchait devant nous, et nous, instinctivement, nous le suivions. Nous étions en file indienne. La couche de glace était très fine. Ma mère croit, encore aujourd’hui, que le chat nous a sauvés.
*
Dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, à cause d’un dégel précoce, les tanks russes ont dû rouler sur des routes asphaltées, en longs convois, ce qui les a rendus plus vulnérables.
*
Dans la baie de l’Amour, à Vladivostok, sur le gel immaculé, il y a tant de personnes qui viennent en voiture pour pêcher que des embouteillages se forment. Elles arrivent dès l’aube, dans l’obscurité.
En janvier 2020, trente voitures ont coulé, la glace a cédé.
Lorsque le gel commence à fondre, au printemps, le pêcheur, qui a fait un trou dans la glace et s’est assis sur une petite chaise pendant toute la journée, ne veut pas s’en aller, car c’est quand la glace commence à s’effriter que les poissons sont les plus accessibles, réellement à portée de main. »
Extraits
« La structure de la ville de Moscou est faite de cercles concentriques, comme un orgasme. Les fortifications successives qui sont tombées au fil des siècles ont creusé des artères, des boulevards, des voies trois fois plus larges que les autoroutes de mon enfance. Ces anneaux sont des sillons entre des trous noirs. Ils rythment les rues obscurcies par Les arbres en été, les cours endormies où l’asphalte est gris-noir, où le sol est immense et luit comme un caillou. » p. 28
« Comme mes souvenirs ne sont pas précis, Moscou disparaît, petit à petit. Les détails s’effacent alors que la ville n’est faite que de ça. » p. 41
« Avec les ans, Moscou est devenue sucrée. »
« Au parc Gorki, la transformation a commencé il y a une dizaine d’années avec la rénovation des toilettes historiques, l’aménagement d’une berge pour les danses de salon au bord de la rivière, un premier distributeur automatique de graines pour Oiseaux.
Puis la machine s’est emballée. L’ombre des arbres a été grignotée par la musique incessante des terrasses, les pédalos et le ping-pong, la pétanque, la patinoire, le cinéma en plein air, la semaine créative. Les festivals de sculptures de glace en hiver et gonflables en été, les carrousels, les sessions de yoga, l’observatoire des astres, les fontaines en musique. Le musée sur l’histoire du parc. L’audioguide sur l’histoire du parc. Le kiosque à souvenirs. La Nike Box, le volley-ball de plage, les duels littéraires, les conférences de nuit, le flower tour en bus électrique, le centre d’art contemporain, sis au milieu du parc, connu à la ronde pour ses gâteaux. Le sapin de Noël digital, qui s’illumine d’un fond au choix, après avoir scanné un petit QR code. »
« La ville perd la mémoire et sature. Elle est devenue regardable, consommable, mais aussi écœurante. » p. 54
« Pendant des années, il était interdit de prendre des photos à l’intérieur des stations de métro, d’immortaliser les mosaïques, les dorures, les entrailles des escaliers roulants. Aujourd’hui, c’est le métro qui vous regarde. Des petites caméras de reconnaissance faciale ont été installées sur les tourniquets, les traits de nos visages sont gravés dans l’œil de Moscou. » p. 59
« Moscou est une somme de fantasmes, de muscles et de murmures. Les parcs ont été revêtus de caoutchoucs de couleur, leurs allées envahies de lampadaires LED en forme de clochettes, la mise en plis des espaces verts a asséché les racines des arbres. Des buissons où nichaient les rossignols dans le parc Berezovaya Roshcha ont été sacrifiés. Réaménager ainsi les lieux boisés de la capitale, c’est comme désinfecter la mer avec du chlore. » p. 62
« Une partie des habitants a décidé de ne plus s’informer, ne pas savoir ce qu’il se passe de l’autre côté de la frontière, où des gens tuent et se font tuer. Tout semble inextricablement compliqué, on ne sait pas qui dit vrai, la géopolitique est quelque chose de si sale, s’y aventurer tient de la naïveté, de la bêtise, de la folie, ils tentent de se convaincre que des pans entiers de la vie — noirs, sombres — peuvent disparaître si on cesse d’y penser. »
« Certains n’osent plus vraiment parler, on passe de l’effroi à l’inexistence. Parler de la guerre à table, Le soir, en famille, c’est prendre le risque que les enfants en parlent ensuite devant leurs camarades, qu’ils digèrent ces mots à voix haute. Des professeurs dénoncent des parents. Parfois ce sont les élèves qui versent dans la délation, filment leurs enseignants insoumis au régime, les livrent au Comité d’enquête. »
« L’horreur de la guerre n’est pas perceptible, mais des êtres humains sont capables de la mettre en œuvre. De la promouvoir, de la désirer. De renoncer, sciemment, à tous les garde-fous. D’entraîner avec eux des mères, des familles de soldats, qui préfèrent croire que leur fils n’est pas mort pour rien. » p. 72
À propos de l’autrice
Isabelle Cornaz © Photo DR – RTS
Isabelle Cornaz est née en 1982 dans une famille suisse et espagnole. Cette double origine, qui a beaucoup compté, a orienté ses études et l’a amenée à vivre une dizaine d’années à l’étranger, principalement à Moscou.
Après des études de langues russe et espagnole à l’Université de Genève puis un master à Londres en politique russe et études des nationalismes, elle travaille en qualité de journaliste pour différents médias francophones. Elle est aujourd’hui à la rubrique internationale de la Radio Télévision Suisse. (Source: Éditions La Baconnière)
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