En deux mots
Albina vit en Suisse avec son mari, ses cinq enfants et ses beaux-parents. Vendue et mariée à quatorze ans en Albanie, elle est régulièrement insultée, battue et violée. Mais lorsqu’elle trouve à la laverie une offre d’emploi de femme de ménage, elle va par la même occasion gagner le droit de refuser l’inacceptable.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Comment résister aux coups assénés par son mari?
C’est à partir d’un témoignage que Mélanie Richoz a construit ce roman sur les violences conjugales. L’histoire d’Albina, vendue à 14 ans à un mari qui la considère comme sa chose émeut autant qu’elle révolte.
En Albanie, au tournant de ce siècle, la société est restée très archaïque, les traditions solidement ancrées. À quatorze ans, Albina est vendue par son frère à Burim, un homme qui ne va pas tarder à en faire sa chose, à l’abreuver d’insultes, de coups de plus en plus violents. Et à la violer régulièrement. «A la place du mariage, la jeune femme aurait préféré la prison. Pour s’instruire. Pour apprendre. Pour se préparer à un demain libre.»
À 16 ans, elle met au monde son premier enfant, un garçon prénommé Leotrim. Quatre autres suivront à un rythme soutenu, Vlorie, Lirie, Siara et Arben.
Accompagnée des beaux-parents, la famille s’installe en Suisse où la situation ne s’arrange pas, bien au contraire. Burim, qui ne travaille pas et cherche son salut dans la petite délinquance, rentre souvent ivre et lâche toute sa frustration sur Albina. Qui encaisse et ne dit rien car elle sait que se plaindre pourrait avoir de funestes conséquences.
Le hasard va cependant lui venir en aide. Comme le lave-linge est en panne, elle doit se rendre à la laverie. Là, elle va trouver une petite annonce pour quelques heures de ménage. La vieille dame qui l’embauche est une ancienne juriste. Elle va très vite se douter des mauvais traitements infligés à son employée et l’inciter à se défendre. Mais la peur et le manque de connaissances continue à la paralyser. D’autant que son aîné prend le parti de son père. «Albina n’arrive plus à trouver le sommeil. Des idées noires émergent. La terre se fissure, se fend, se partage. Entrevoir la déchéance de son fils lui fait perdre pied; encaisser sa hargne la dévaste. L’eau de la tourbière monte, l’attire, l’aspire. L’appelle. Son cœur s’emballe. Palpite. Panique. Elle peine à respirer. et survient encore l’envie de sombrer. De mourir.»
Elle va pourtant trouver le moyen de réagir. Essayer de s’émanciper.
Mélanie Richoz, qui souligne en postface qu’elle s’est appuyée sur un témoignage pour écrire ce roman, a choisi d’être très factuelle. Elle nous livre ce drame en chapitres courts. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter pour dire la souffrance endurée par cette esclave des temps modernes. La romancière réussit aussi fort bien à cerner les enjeux du combat qui s’engage. Il n’est pas seulement question ici de violences conjugales, mais du poids de toute une société patriarcale. Burim peut compter sur le soutien de ses beaux-parents, de ses compatriotes albanais. Il s’estime dans son bon droit et n’entend pas céder un pouce de ses prérogatives. Les questions d’intégration et de différences culturelles sont parfaitement mises en lumière dans ce roman bouleversant.
Nani
Mélanie Richoz
Éditions Slatkine
Roman
184 p., 24 €
EAN 9782832112410
Paru le 1/08/2023
Ce qu’en dit l’éditeur
Comme si chaque détail exige d’être évoqué, revécu, pour se désagréger dans la vase avec les cellules meurtries de ce corps. Son corps. Épuisé, souillé, appartenant plus à sa progéniture et à son mari qu’à elle-même, ce corps nourricier. Objet. Torture. Étranger. Ce corps déjà mort. Nani, c’est l’histoire d’une jeune femme vendue par ses frères à l’âge de quatorze ans à un mari violent. Une fiction désarmante et nécessaire sur la domination masculine et les violences conjugales.
Postface de Martine Lachat Clerc, Directrice de Solidarité femmes fribourg – centre LAVI
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Coralie Claude)
RTS (Drôle d’époque)
Blog Cathjack
Blog Daily passions
Les premières pages du livre
« Albina emmène Siara et Arben à l’école. Sur le trottoir, devant le grillage, elle s’agenouille et les enlace. Très fort. Elle resserre les bretelles de leur sac à dos et arrange le col de leur veste, un peu légère pour la saison. Au loin, les Vanils ont déjà enfilé leur capuchon blanc. Sur les joues rondes et rouges de ses enfants, Albina dépose un baiser sonore, puis plonge son nez à la racine de leurs cheveux. Elle ne sent rien. Depuis plusieurs années, la seule odeur perçue est celle, putride et âcre, de la peur. Elle inspire néanmoins encore une fois leur nuque blonde et savoure la moiteur de leur peau si douce, effleurée à bout de lèvres. Elle les relâche, les laisse se détacher, les regarde courir vers le porche, là où les autres mamans se séparent de leur enfant, là où les autres mamans ont le droit de se rendre. Il lui semble que c’était hier qu’elle accompagnait à cette même école, derrière ce même grillage, Leotrim, Vlora et Lirie, ses trois aînés qui, à présent, fréquentent le collège. Qu’hier encore elle changeait leurs couches et les nourrissait au sein.
Le temps file si vite.
Fuit, comme elle aurait voulu s’enfuir.
L’odeur avinée de Burim embaume la cage d’escalier et donne la nausée à Albina qui pâlit dans le miroir attenant à la porte de l’ascenseur. Son mari a sans doute quitté l’appartement il y a quelques minutes. Pour aller où, elle l’ignore ; mais pas au travail. Ses employeurs l’ont viré les uns après les autres pour escroquerie. Sa réputation s’est répandue en ville comme une traînée de poudre ; depuis, plus aucun n’accepte ses services.
Albina gravit les cinq étages et réintègre la prison familiale – 5, rue de la Passerelle. Sans bruit, elle ôte son manteau, le suspend à un long clou coudé planté dans la paroi, attache ses cheveux et se met à l’ouvrage. Elle dessert les couverts du petit déjeuner, passe un chiffon sur la table constellée de miettes de pain et de confiture d’orange, lave la vaisselle, l’essuie, la range, nettoie la salle de bains, ouvre toutes les fenêtres, secoue et aère couettes, oreillers et doudous, plie avec amour les pyjamas des enfants, ramasse et range Playmobil, Lego, petites voitures, tapis de route, poupées et crayons de couleur, fredonne des mélodies désormais permises, car avalées par le ronflement de l’aspirateur puis, en silence, récure.
Pendant que le carrelage sèche, Albina se retire dans la chambre à coucher et procède aux ablutions d’avant la prière afin de se présenter à Dieu dans un état de pureté : avec de l’eau, elle se lave les mains jusqu’aux poignets, se rince la bouche, le nez, se nettoie le visage, les avant-bras, passe ses mains mouillées dans ses cheveux du front à la nuque puis de la nuque au front, se lave l’intérieur et l’extérieur des oreilles et enfin les pieds en longeant chaque orteil de son auriculaire. Puis elle se voile, déroule et étend un tapis sur le parquet. Debout, avec les deux mains sur le cœur, elle récite l’invocation du commencement et quelques versets du Coran. S’agenouille, se penche vers le sol, front et paumes contre la terre pour glorifier Dieu et lui livrer sa propre prière plus intime, plus secrète et plus libre qu’aucune prière d’aucune religion, s’assoit ensuite sur ses talons pour lui demander pardon, se redresse et, les mains à nouveau sur le cœur, achève sa première prière de la journée en remerciant Dieu.
Elle enroule son tapis, le pousse sous le lit ; ôte son foulard, le plie avec minutie et le range dans le tiroir de sa table de nuit, au-dessus d’une grande enveloppe blanc crème contenant ses papiers d’identité.
De retour à la cuisine, Albina prépare le repas de midi tandis que sa belle-mère, Veprime, enfoncée dans le canapé du salon, regarde la télévision à plein régime. Krenar, son beau-père, lui, fume des Marlboro sur le balcon.
Après leur matinée d’école, petits et grands débarquent à la maison, sautent au cou de leur nani1 et filent se laver les mains à la salle de bains. Les grands aident les petits, sauf Siara qui veut se débrouiller seule : elle grimpe sur l’escabeau, allonge ses bras potelés, ferme et ouvre le robinet, toute seule ! Puis se savonne, se rince, s’essuie à la serviette humide avant de rejoindre ses frères et sœurs qui, entre rires et querelles, s’installent à table avec leurs grands-parents. Exaspéré par le bruit, Krenar ordonne aux filles de se taire.
Burim est en retard. Peut-être ne viendra-t-il pas ?
Albina fatigue la salade, adresse un Ju bëftë mirë ! à tout le monde et retourne aux fourneaux. Lorsqu’elle transvase les pâtes dans la passoire, un claquement de porte l’a fait sursauter, une poignée s’échoue dans l’évier. « E ngathët!, dit la belle-mère, do t’i hash ato që t’u derdhën në lavaman! » Albina acquiesce d’un signe de tête et lance un regard perdu à son mari qui apparaît dans le contre-jour. Décidée à ne pas ingurgiter les pâtes qui se sont mélangées aux détritus alimentaires imbibés de produit vaisselle dans la grille de l’évier, Albina en jette le contenu à la poubelle. Veprime élève la voix et somme sa belle-fille de les récupérer et de les manger. Une à une. Devant elle. Albina fait la sourde oreille et poursuit la préparation du dîner. Elle dresse et sert le plat, apporte la sauce bolognaise, les boissons, ramène le bol de salade vide à la cuisine et entame la vaisselle. L’eau brûlante qui jaillit contre les parois en inox recouvre les bruits alentours, les propos envenimés, …
Extraits
« L’affection de Mme Dey pour Albina, éprouvée dès le premier instant, se confirme aujourd’hui et se renforcera de semaine en semaine. Avant d’échanger des mots, des rires et des confidences, elles partageront beaucoup de silences où Albina épongera la solitude de Louisa; et Louisa, la souffrance d’Albina. » p. 50
« Persuadée que les histoires de Burim finiront par tuer Leotrim, Albina n’arrive plus à trouver le sommeil. Des idées noires émergent. La terre se fissure, se fend, se partage. Entrevoir la déchéance de son fils lui fait perdre pied; encaisser sa hargne la dévaste. L’eau de la tourbière monte, l’attire, l’aspire. L’appelle. Son cœur s’emballe. Palpite. Panique. Elle peine à respirer. et survient encore l’envie de sombrer. De mourir. Elle attire contre son corps en sueur ses deux cadets qui dorment à poings fermés; entre ses bras, les serre en étau. Les serre fort, très fort, puis, les os glacés, s’endort à peine une demi-heure avant que le réveil ne sonne. » p. 64
À propos de l’autrice
Mélanie Richoz © Photo DR
Mélanie Richoz, autrice suisse, a publié jusqu’ici une quinzaine de livres: romans, nouvelles, biographie et livres illustrés (BD, poésie). Elle a notamment publié aux Éditions Slatkine le roman Mouches (2022) et Contre-la-Montre, une biographie de Jean-Marc Berset (2021). Son dernier roman, Nani, raconte l’histoire d’une jeune femme vendue par son frère à l’âge de quatorze ans à un mari violent. (Source: Éditions Slatkine)
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