Si vous ne connaissez pas vraiment Christopher Chance, alias la cible humaine, personne ne vous en tiendra rigueur. Certes, il a été le héros de nombreux petits récits de complément publiés il y a de cela plusieurs décennies et aussi au centre d'une série à succès, scénarisée par Peter Milligan. On a pu voir en outre Human Target à la télévision, dans une série que je n'ai personnellement jamais regardée et qui propose une itération différente du personnage qu'on retrouve aujourd'hui dans les comic books. Pour ce grand récit en douze parties publié en une seule fois chez Urban comics, c'est le scénariste Tom King qui est à la baguette. Bonne nouvelle, en général quand il se concentre sur un héros moins connu, voire ignoré et qu'il a la possibilité de le modeler de la manière qu'il souhaite, sans devoir s'astreindre à des règles canoniques castratrices, c'est là qu'il peut donner sa pleine mesure. Ici, l'intention est même dans finir avec Chance, de lui offrir un dernier baroud d'honneur, avant qu'il meurt. L'ambition est annoncée dès la première page : on comprend qu'une sorte de compte à rebours est enclenché et nous revenons au tout début de l'action, à travers une succession de flashback d'une case chacun. Il reste douze jours à vivre, pas un de plus, à un Christopher qui a pour spécialité de prendre le visage et l'apparence de celui qui l'emploie, se faisant ainsi assassiné à la place de la vraie victime, de manière à pouvoir ensuite mener l'enquête et démasquer l'assassin. Il a été engagé par Lex Luthor, le célébrissime milliardaire et génie du crime, mais les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu. Il y a bien eu, certes, un tireur qui s'est manifesté, mais ce n'est pas cela qui a condamné notre Human Target, c'est un café qu'il a pris quelques minutes avant de monter sur scène, dans un meeting, et qui contenait un poison particulièrement retord et élaboré, qui nécessite des connaissances et une technique dont très peu de personnes disposent sur cette planète. Les premiers indices l'amène à se tourner vers les différents membres de la défunte Justice League Internationale, à commencer par la très jolie Ice.
Entreprendre une relation avec Ice, c'est l'assurance de se retrouver avec un obstacle de poids : Guy Gardner, le Green Lantern le plus anticonformiste qui soit, ancien petit ami de la jolie héroïne glacée et qui n'a jamais véritablement compris que leur histoire était terminée. Tom King prend un malin plaisir à tourner en dérision ce personnage mal dégrossi, mais aussi à nous présenter le reste de la Justice League International, avec par exemple Booster Gold et Blue Beetle en têtes d'affiche. Chaque épisode est censé représenter un des jours qui reste à vivre à Christopher Chance; telle la construction d'un roman de Chandler, il faut s'armer de patience et additionner toutes les pièces du puzzle, peu à peu, pour vraiment comprendre ce qui a pu se passer, qui a pu empoisonner notre cible humaine et pourquoi. Si le scénario est loin d'être d'un abord évident pour tous le dessin de Greg Smallwood permet lui de conserver une lisibilité totale. Le trait est d'une pureté raffinée, la construction des planches est merveilleuse, l'alternance des atmosphères, en fonction de ce qui est en train de se dérouler, remarquable. Grâce notamment à une jolie variété chromatique rétro et un découpage qui s'adapte au temps long de King et sait s'adapter aux petites choses, à ces menus instants et gestes, qui scandent le rythme de cet album. Il existe un parallèle évident entre Human Target et Heroes in crisis, également scénarisé par Tom King; une filiation que l'on retrouve à travers le flux de conscience continu de Christopher Chance, les différentes pistes qui progressent grâce à une introspection et une remise en question de la vérité établie, à chaque rencontre ou à chaque fait nouveau élaboré. Là où le scénariste est le plus fort, c'est lorsqu'on lui laisse la possibilité de jouer avec le sous-bois de l'univers super héroïque, de s'éloigner des grands récits à super pouvoirs pour aller gratter ce qui se cache derrière et mettre à nu une (super) humanité fragile, parfois pathétique et risible. Un travail de déconstruction qui est accompli ici à merveille et qui fait de Human Target une des trois ou quatre meilleures œuvres de King ces dernières années. Une excellente surprise qui mérite vraiment que vous lui laissiez une chance.
Mentionnons, pour conclure, l'introduction lumineuse et le travail à la traduction de Maxime Le Dain. Pas que des banalités et de la répétition, mais un texte pertinent et agréable à consulter, avant d'entamer l'ouvrage.