Lauréat du Palmarès Livres Hebdo des libraires 2023
Prix du roman FNAC 2023
Finaliste du Prix Goncourt 2023
Finaliste du Prix Femina 2023
En lice pour le Prix Interallié 2023
En deux mots
Michelangelo Vitaliani, dit Mimo, se meurt. À plus de 80 ans, dont près de la moitié passés au couvent, autour des frères qui l’entourent, il a choisi de rester aux côtés de son chef d’œuvre, La pietà que le Vatican a choisi de cacher là. L’heure est venue pour lui de retracer son parcours et de raconter comment il est devenu sculpteur de génie après sa rencontre improbable avec Viola, la famille de la riche famille Orsini.
Ma note
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)
Ma chronique
Le sculpteur qui meurt au pied de son chef d’œuvre
Meilleur de livre en livre, Jean-Baptiste Andrea signe un chef-d’œuvre avec «Veiller sur elle». En racontant l’histoire d’un sculpteur de génie, de sa rencontre avec Viola, fille d’une riche famille et sa traversée du XXe siècle, il nous offre un roman riche, ample, inoubliable. Il est indéniablement mon Prix Goncourt 2024!
L’histoire de Michelangelo Vitaliani est de celles qui ne s’oublient pas. Une histoire riche, une histoire totale, c’est-à-dire qui vous enrichit en la lisant. Mais au-delà de l’histoire, Veiller sur elle est aussi la démonstration d’un écrivain désormais au sommet de son art. Après nous avoir ébloui dès son premier roman, Ma Reine, l’odyssée de Shell, un garçon «différent» en 2017, puis avoir confirmé ses promesses avec Cent millions d’années et un jour (2019) et Des diables et des saints (2021), trois romans multirécompensés, voici donc un magnifique quatrième roman qui s’ouvre sur… la fin. La fin, en 1986, d’un homme entouré de moines et dont il a partagé la vie durant des décennies. Un homme qui, au moment de rendre son dernier souffle, va prendre le temps de nous raconter sa traversée du XXe siècle.
Michelangelo est né en France en 1904. Ses parents avaient quitté leurs Abruzzes natales pour la France qui manquait de bras. Tailleur de pierre, son père était mort et sa mère, persuadée que son fils deviendra un grand sculpteur, le renvoie auprès de son oncle Alberto afin qu’il perfectionne son art. Le voilà dans son pays, «royaume de marbre et d’ordures.»
C’est en pleine Première Guerre mondiale qu’il débarque à Pietra d’Alba, «taillée dans la lumière du levant, sur son piton rocheux.» Aux côtés d’Alinéa, un compagnon guère mieux loti que lui, il sert d’assistant corvéable à merci à cet homme qui passe une grande partie de son temps à rechercher de l’ouvrage. Car la situation n’est guère favorable en ces années de guerre et d’immédiate après-guerre. C’est auprès du Comte Orsini qu’il est le plus souvent appelé, notamment pour des travaux de réfection. Et c’est là, après une malencontreuse – ou heureuse – chute de toiture qu’il se retrouve dans la chambre de Viola, la fille du châtelain.
Le moment de surprise passé, la jeune fille va s’intéresser à ce jeune garçon et décider de faire son éducation. «Elle me tendit la main, et je la pris. Comme ça, franchissant d’un seul pas d’insondables abimes de conventions, d’empêchements de classe. Viola me tendit la main et je la pris, un exploit dont personne ne parla jamais, une révolution muette. Viola me tendit la main et je la pris, et c’est à cet instant précis que je devins sculpteur. Je n’eus pas conscience du changement, bien sûr. Mais c’est à ce moment, de nos paumes alliées dans cette cabale de sous-bois et de chouettes, que me vint l’intuition qu’il y avait quelque chose à sculpter.»
Lors de leurs rendez-vous clandestins réguliers, Viola va partager avec lui les ouvrages de la bibliothèque paternelle et le faire réviser ses connaissances. Un jeu auquel Mimo, son surnom, s’adonne de bonne grâce, bien conscient de sa chance. Une belle formule vient le résumer: «Elle m’ouvrit un monde de nuances infinies.»
Bien entendu, leur relation, à mesure qu’elle s’intensifie, ne va plus pouvoir rester secrète et entraîner la désapprobation de la noble famille qui ne veut pas d’un roturier, mais aussi de l’entourage du jeune homme qui voit en Viola une sorcière dotée de pouvoirs maléfiques. Mais Mimo et Viola ont signé un pacte. Il l’aidera dans son projet de voler, elle l’aidera à déployer son génie de sculpteur.
Si rien ne se passe finalement comme prévu, leurs vies respectives continuent à se dérouler reliées l’une à l’autre. Une carrière de sculpteur qui va décoller et une aile volante qui s’écrase, de nombreuses relations éphémères pour l’un, un mariage pour l’autre. Un chef d’œuvre, une piéta si troublante que le Vatican décida de la cacher, faisant par là même grandir le mystère et la légende de cette œuvre.
Jean-Baptiste Andrea nous fait aussi traverser l’Histoire du siècle avec l’arrivée des fascistes au pouvoir et la Seconde Guerre mondiale. Des temps troublés qui vont aussi osciller entre compromission et résistance, drame et espoir.
Et dans les conseils que donne Mimo a l’enfant venu admirer son chef d’œuvre, je ne peux m’empêcher de lire le secret d’écriture de ce superbe roman: «Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper.» Et reconnaître le chef d’œuvre quand il est là, n’est-ce pas mesdames et messieurs les membres du jury Goncourt?
Signalons la rencontre organisée par la librairie 47° Nord, le 23 novembre à Mulhouse avec Jean-Baptiste Andrea.
Veiller sur elle
Jean-Baptiste Andrea
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
592 p., 21,90 €
EAN 9782378803759
Paru le 17/08/2023
Où?
Le roman est situé principalement en Italie, à Pietra d’Alba, Savone, Milan, Turin, Florence, Rome. On y évoque aussi la France, notamment la Maurienne et la Bretagne.
Quand?
L’action se déroule tout de 1904 à 1986.
Ce qu’en dit l’éditeur
Au grand jeu du destin, Mimo a tiré les mauvaises cartes. Né pauvre, il est confié en apprentissage à un sculpteur de pierre sans envergure. Mais il a du génie entre les mains. Toutes les fées ou presque se sont penchées sur Viola Orsini. Héritière d’une famille prestigieuse, elle a passé son enfance à l’ombre d’un palais génois. Mais elle a trop d’ambition pour se résigner à la place qu’on lui assigne.
Ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer. Au premier regard, ils se reconnaissent et se jurent de ne jamais se quitter. Viola et Mimo ne peuvent ni vivre ensemble, ni rester longtemps loin de l’autre. Liés par une attraction indéfectible, ils traversent des années de fureur quand l’Italie bascule dans le fascisme. Mimo prend sa revanche sur le sort, mais à quoi bon la gloire s’il doit perdre Viola ?
Un roman plein de fougue et d’éclats, habité par la grâce et la beauté.
Les critiques
Babelio
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Jean-Baptiste Andréa présente «Veiller sur elle» © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l’abbaye en ce jour d’automne 1986, au bout d’une route à faire pâlir ceux qui l’empruntent. En mille ans, rien n’a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides – il faut l’être quand on vit perché au bord du vide –, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.
Les frères forment un cercle autour de celui qui s’en va. Il y a eu bien des cercles, bien des adieux, depuis que la Sacra dresse ses murs au-dessus d’eux. Il y a eu bien des moments de grâce, de doute, de corps arc-boutés contre l’ombre qui vient. Il y a eu et il y aura d’autres départs, ils attendent donc patiemment.
Ce mourant-là n’est pas comme les autres. Il est le seul en ces lieux à ne pas avoir prononcé de vœux. Pourtant, on lui a permis de rester pendant quarante ans. Chaque fois qu’il y a eu un débat, des questions, un homme en robe pourpre est arrivé, jamais le même, pour trancher. Il reste. Il fait partie du lieu, aussi sûrement que le cloître, ses colonnes, ses chapiteaux romans, dont l’état de conservation doit beaucoup à son talent. Alors ne nous plaignons pas, il paie son séjour en nature.
Seuls ses poings dépassent de la couverture de laine brune, de chaque côté de la tête, un enfant de quatre-vingt-deux ans en proie à un cauchemar. La peau est jaune, au point de rupture, vélin tendu sur des angles trop vifs. Le front luisant, ciré par une fièvre grasse. Il fallait bien qu’un jour sa force le lâche. Dommage qu’il n’ait pas répondu à leurs questions. Un homme a droit à ses secrets.
D’ailleurs, ils ont l’impression de savoir. Pas tout, mais l’essentiel. Parfois, les avis divergent. Pour tromper l’ennui, on se découvre des ardeurs de commère. C’est un criminel, un défroqué, un réfugié politique. Certains le disent retenu contre son gré – la théorie ne tient pas, on l’a vu partir, et revenir –, d’autres affirment qu’il est là pour sa propre sécurité. Et puis la version la plus populaire, et la plus secrète, car le romantisme n’entre ici qu’en contrebande : il est là pour veiller sur elle. Elle qui attend, dans sa nuit de marbre, à quelques centaines de mètres de la petite cellule. Elle qui patiente depuis quarante ans. Tous les moines de la Sacra l’ont vue une fois. Tous aimeraient la revoir. Il suffirait d’en demander la permission au padre Vincenzo, le supérieur, mais peu osent le faire. Par peur, peut-être, des pensées impies qui viennent, dit-on, à ceux qui l’approchent de trop près. Et des pensées impies, les moines en ont bien assez comme ça quand ils sont poursuivis, au cœur du noir, par des rêves au visage d’ange.
Le mourant se débat, ouvre les yeux, les referme. L’un des frères jure y avoir lu de la joie – il se trompe. On pose un linge frais sur son front, sur ses lèvres, avec douceur.
Le malade s’agite encore et pour une fois, tous sont d’accord.
Il essaie de dire quelque chose.
Bien sûr que j’essaie de dire quelque chose. J’ai vu l’homme voler, de plus en plus vite, de plus en plus loin. J’ai vu deux guerres, des nations sombrer, j’ai cueilli des oranges sur Sunset Boulevard, vous ne croyez pas que j’aie quelque chose à raconter ? Pardon, je suis ingrat. Vous m’avez vêtu, vous m’avez nourri alors que vous n’aviez rien, ou si peu, quand j’ai décidé de me cacher parmi vous. Mais je me suis tu trop longtemps. Fermez les volets, la lumière me blesse.
Il s’agite. Fermez les volets, mon frère, il semble que la lumière l’incommode.
Les ombres qui me veillent à contre-jour, sur un soleil de Piémont, les voix qui s’ouatent à l’approche du sommeil. Tout est arrivé si vite. Il y a à peine une semaine on me voyait encore au potager, ou sur une échelle, il y avait toujours quelque chose à réparer. Ralenti par l’âge, mais vu que personne n’aurait parié sur moi à ma naissance, il y avait de quoi forcer l’admiration. Et puis un matin, je n’ai pas pu me lever. J’ai lu dans les regards que c’était mon tour, qu’on ferait bientôt sonner le glas et qu’on me porterait au petit jardin face à la montagne, où les coquelicots poussent sur des siècles d’abbés, d’enlumineurs, de chantres et de sacristains.
Il est au plus mal.
Les volets grincent. Quarante ans que je suis là, ils ont toujours grincé. Le noir, enfin. Le noir comme au cinéma – que j’ai vu naître. Un horizon vide, d’abord rien. Une plaine aveuglante que, à force de la fixer, ma mémoire peuple d’ombres, de silhouettes qui deviennent villes, forêts, hommes et bêtes. Ils avancent, campent au-devant de la scène, mes acteurs. J’en reconnais quelques-uns, ils n’ont pas changé. Sublimes et ridicules, fondus au même creuset, indissociables. La monnaie de la tragédie est un rare alliage d’or et de pacotille.
Ce n’est plus qu’une question d’heures.
Une question d’heures ? Ne me faites pas rire. Je suis mort depuis longtemps.
Encore une compresse fraîche. Il semble s’apaiser.
Mais depuis quand les morts ne peuvent-ils pas raconter leur histoire ?
Il Francese. J’ai toujours détesté ce surnom, même si l’on m’en a donné de bien pires. Toutes mes joies, tous mes drames sont d’Italie. Je viens d’une terre où la beauté est toujours aux abois. Qu’elle s’endorme cinq minutes, la laideur l’égorgera sans pitié. Les génies naissent ici comme de mauvaises herbes. On chante comme on tue, on dessine comme on trompe, on fait pisser les chiens sur les murs des églises. Ce n’est pas pour rien qu’un Italien, Mercalli, donna son nom à une échelle de destruction, celle de l’intensité des tremblements de terre. Une main démolit ce que l’autre a bâti, et l’émotion est la même.
L’Italie, royaume de marbre et d’ordures. Mon pays.
Mais c’est un fait, je suis né en France en 1904. Mes parents avaient quitté la Ligurie en quête de fortune quinze ans plus tôt, à peine mariés. En guise de fortune, on les avait traités de Ritals, on leur avait craché dessus, on s’était moqué de leur façon de rouler les r – or, pour autant que je sache, le mot rouler commence bien par un r. Mon père avait échappé de justesse aux émeutes racistes d’Aigues-Mortes de 1893, deux de ses amis y étaient restés : le brave Luciano et ce vieux Salvatore. On ne les évoqua plus jamais sans ces adjectifs.
Des familles interdirent à leurs enfants de parler la langue du pays, pour ne pas « faire Rital ». Elles les décapaient au savon de Marseille dans l’espoir de les blanchir un peu. Pas chez les Vitaliani. Nous parlions italien, mangions italien. Nous pensions italien, c’est-à-dire à coups de superlatifs où la Mort était souvent invoquée, les larmes abondantes, les mains rarement au repos. On maudissait comme on passait le sel. Notre famille était un cirque, et nous en étions fiers.
En 1914, l’État français, qui avait mis si peu d’ardeur à protéger Luciano, Salvatore et les autres, déclara que mon père était sans l’ombre d’un doute un bon Français, digne de la conscription, d’autant qu’un fonctionnaire l’avait, par erreur ou par jeu, rajeuni de dix ans en recopiant son certificat de naissance. Il partit la mine longue, sans fleur à son fusil. Son propre père avait laissé la vie dans l’expédition des Mille en 1860. Nonno Carlo avait conquis la Sicile avec Garibaldi. Ce n’était pas une balle bourbonienne qui l’avait tué, mais une prostituée du port de Marsala à l’hygiène douteuse, détail que l’on préférait passer sous silence dans la famille. Il était bien mort et le message était clair : la guerre tuait.
Elle tua mon père. Un gendarme se présenta un jour à l’atelier au-dessus duquel nous habitions dans la vallée de la Maurienne. Ma mère ouvrait tous les jours dans l’hypothèse d’une commande que son mari pourrait honorer à son retour, il faudrait bien se remettre à tailler la pierre un jour ou l’autre, restaurer les gargouilles, creuser les fontaines. Le gendarme prit une mine de circonstance, parut encore plus désolé lorsqu’il me vit, toussota, expliqua qu’il y avait eu un obus, et que voilà. Lorsque ma mère, très digne, lui demanda quand le corps serait rapatrié, il bafouilla, expliqua qu’il y avait des chevaux sur le champ de bataille, d’autres soldats, qu’un obus, ça faisait des dégâts et que, résultat, on ne savait pas toujours qui était qui, ni même ce qui était homme et ce qui était cheval. Ma mère crut qu’il allait se mettre à pleurer, dut lui offrir un verre d’Amaro Braulio – je ne vis jamais un Français en boire sans faire la grimace – et ne pleura elle-même que de longues heures plus tard.
Bien sûr, je ne me rappelle pas tout cela, ou mal. Je connais les faits, je les restaure avec un peu de couleurs, ces couleurs qui me filent maintenant entre les doigts dans la cellule que j’occupe depuis quarante ans sur le mont Pirchiriano. Aujourd’hui encore – du moins, il y a quelques jours, quand j’en étais capable – je parle mal le français. On ne m’a pas appelé Francese depuis 1946.
Quelques jours après la visite du gendarme, ma mère m’expliqua qu’en France, elle ne pourrait pas m’offrir l’éducation dont j’avais besoin. Déjà son ventre s’arrondissait d’un frère ou d’une sœur – qui ne naquit jamais, en tout cas pas vivant –, et elle me noya de baisers en m’expliquant qu’elle me faisait partir pour mon bien, qu’elle me faisait rentrer au pays parce qu’elle croyait en moi, parce qu’elle voyait mon amour pour la pierre malgré mon jeune âge, parce qu’elle savait que j’étais promis à de grandes choses, et qu’elle m’avait donné un prénom pour ça.
Des deux fardeaux de mon existence, mon prénom fut sans doute le plus léger à porter. Je l’ai pourtant détesté avec fougue.
Ma mère descendait souvent à l’atelier pour voir son mari travailler. Elle comprit qu’elle était enceinte lorsqu’elle me sentit tressaillir sur un coup de burin. Elle n’avait pas ménagé ses efforts jusqu’à cet instant, avait aidé mon père à déplacer des blocs énormes, ce qui explique peut-être la suite.
– Il sera sculpteur, annonça-t-elle.
Mon père maugréa, lui répondit que c’était un sale métier où les mains, le dos et les yeux s’usaient bien plus vite que la pierre, et que si l’on n’était pas Michelangelo, autant s’épargner tout ça.
Ma mère acquiesça, et décida de me donner un coup d’avance.
Je m’appelle Michelangelo Vitaliani.
Je découvris mon pays en octobre 1916, en compagnie d’un ivrogne et d’un papillon. L’ivrogne avait connu mon père, évité la conscription grâce à l’état de son foie, mais la tournure des événements laissait supposer que sa cirrhose ne le protégerait plus bien longtemps. On enrôlait les gosses, les vieux, les boiteux. Les journaux affirmaient que nous gagnions la partie, que le Boche serait bientôt de l’histoire ancienne. Dans notre communauté, la nouvelle du ralliement de l’Italie aux Alliés, l’année précédente, avait été accueillie comme une promesse de victoire. Ceux qui revenaient du front chantaient un autre air, pour ceux qui avaient encore envie de chanter. L’ingeniere Carmone, qui comme les autres Ritals avait raclé du sel à Aigues-Mortes, puis ouvert une épicerie en Savoie, où il consommait une bonne partie de son stock de vin, avait donc décidé de rentrer. Quitte à crever, autant le faire au pays, les lèvres rougies par le montepulciano pour alléger la peur.
Son pays à lui, c’étaient les Abruzzes. Il était gentil, et accepta de me déposer chez Zio Alberto en chemin. Il le fit parce qu’il avait un peu pitié de moi et aussi, je crois, pour les yeux de ma mère. Les yeux des mères, c’est souvent quelque chose, mais la mienne avait les iris d’un bleu étrange, presque violet. Ils avaient déclenché plus d’un pugilat, jusqu’à ce que mon père mette de l’ordre dans tout ça. Un tailleur de pierre a des mains dangereuses, ce n’est pas moi qui dirai le contraire. La concurrence s’était vite inclinée.
Ma mère versa de grosses larmes violettes sur le quai de la gare, à Modane. Mon oncle Alberto, sculpteur lui aussi, allait s’occuper de moi. Elle jura qu’elle me rejoindrait vite, dès qu’elle aurait vendu l’atelier et gagné un peu d’argent. L’affaire de quelques semaines, quelques mois au plus – il lui fallut vingt ans. Le train souffla, cracha une fumée noire dont je sens encore le goût, et emporta l’ingeniere pompette et son fils unique.
Quoi qu’on en dise, à douze ans, la tristesse ne dure pas bien longtemps. J’ignorais vers quoi ce train tanguait, mais je savais que je n’avais jamais pris le train – ou je ne m’en souvenais pas. L’excitation laissa vite place au malaise. Tout allait trop vite. Dès que je fixais un détail, un sapin, une maison, il disparaissait aussitôt. Un paysage, ce n’est pas fait pour bouger. Je me sentis mal en point, voulus m’en ouvrir à l’ingeniere, mais il ronflait la bouche ouverte.
Heureusement, il y eut le papillon. Il entra à Saint-Michel-de-Maurienne, se posa sur la vitre, entre les montagnes qui défilaient et moi. Après un bref combat contre le verre, il renonça et ne bougea plus. Ce n’était pas un beau papillon, ces gloires de couleur et d’or que je verrais plus tard au printemps. Juste un papillon médiocre, gris, un peu bleuté si l’on regardait en plissant fort les yeux, une phalène abrutie par le jour. Je songeai un instant à le torturer, comme tous les gamins de mon âge, puis me rendis compte qu’en le fixant, seul élément tranquille dans un monde en furie, ma nausée s’en allait. Le papillon resta là pendant des heures, envoyé par une puissance amie pour me rassurer, et ce fut peut-être ma toute première intuition du fait que rien n’est vraiment ce qu’il paraît être, qu’un papillon n’est pas qu’un papillon mais une histoire, quelque chose d’énorme tapi dans un tout petit espace, ce que confirmerait la première bombe atomique quelques décennies plus tard et, peut-être plus encore, ce que je laisse en mourant dans les soubassements de la plus belle abbaye du pays.
Lorsque l’ingeniere Carmone se réveilla, il me détailla son projet, car il en avait un. Il était communiste. Tu sais ce que c’est ? J’avais entendu l’insulte à plusieurs reprises dans la communauté, là-bas en France, on se demandait toujours si untel ou untel l’était. Je répondis : « Pfff, bien sûr, c’est un homme qui aime les hommes. »
L’ingeniere se mit à rire. D’une certaine façon, oui, un communiste était un homme qui aimait les hommes. « D’ailleurs, il n’y a pas de mauvaise façon d’aimer les hommes, tu comprends ça ? » Je ne l’avais jamais vu si sérieux.
La famille Carmone détenait un terrain dans la province de L’Aquila, à laquelle la géographie avait fait deux injustices. Un, c’était la seule province des Abruzzes n’ayant pas accès à la mer. Deux, des tremblements de terre la ravageaient à intervalles réguliers, comme la Ligurie de mes ancêtres, à ceci près que cette garce de Ligurie, elle, avait accès à la mer.
Son terrain offrait une vue plaisante sur le lac de Scanno. L’ingeniere comptait y bâtir une tour montée sur un gigantesque roulement à billes et y loger les prolétaires du coin, le tout pour un loyer modéré qui lui permettrait de vivre correctement – d’autant qu’en bon communiste, il se réservait le dernier étage. Grâce à deux équipages de chevaux se relayant toutes les douze heures, le bâtiment tournerait sur lui-même au fil de la journée. Ses habitants jouiraient ainsi, sans exception, sans profiteurs ni exploités, d’une vue sur le lac une fois par jour. Peut-être l’électricité remplacerait-elle un jour les chevaux, même si Carmone confessait qu’elle n’arriverait sans doute jamais aussi loin. Mais il aimait rêver.
Les billes auraient également l’avantage, si un tremblement de terre survenait, de découpler la structure du sol. En cas de séisme de degré XII sur l’échelle de Mercalli – ce fut lui qui m’apprit ce nom –, son bâtiment avait une chance de résister de trente pour cent supérieure à celle d’un bâtiment normal. Trente pour cent, ça ne paraît pas grand-chose comme ça, mais le degré XII n’étant pas exactement de la rigolade, expliqua-t-il en roulant de grands yeux, c’était énorme.
Je m’abandonnai à un demi-sommeil, les yeux rivés sur mon papillon, et nous entrâmes en Italie pendant que l’ingeniere m’entretenait tendrement de dévastation.
L’Italie et moi nous sommes étreints en vieux amis à notre première rencontre. Dans ma précipitation à sortir du train à la gare de Turin, je trébuchai sur le marchepied et atterris les bras en croix sur le quai. Je restai un instant allongé, sans songer à pleurer, avec la béatitude d’un prêtre à son ordination. L’Italie sentait la pierre à fusil. L’Italie sentait la guerre.
L’ingeniere décida de prendre un fiacre. C’était plus cher que de marcher, mais ma mère lui avait confié de l’argent dans une enveloppe et tout comme le vin devait être bu, énonça-t-il, l’argent devait être dépensé, d’ailleurs, allons nous acheter un petit quart de rouge du Pô avant la route, si tu veux bien.
Je voulais bien, émerveillé par ce que je découvrais : soldats en permission, soldats sur le départ, porteurs, conducteurs de train, et toute une foule de gens louches dont la fonction ou les ambitions paraissaient mystérieuses au gamin que j’étais. Je n’avais jamais vu de gens louches de ma vie. J’eus l’impression qu’ils retournaient avec bienveillance mes regards insistants, comme pour me dire tu es des nôtres. Peut-être fixaient-ils juste la bosse bleue qui poussait au beau milieu de mon front. J’avançais dans une forêt de jambes, béat, subjugué par d’autres odeurs : créosote et cuir, métal et canons, des parfums de pénombre et de champs de bataille. Et il y avait le bruit, un vacarme de forge. Ça grinçait, couinait, percutait, une musique concrète jouée par des illettrés, bien loin des salles où des notables blasés se presseraient un jour pour faire semblant de l’apprécier.
J’arrivais sans le savoir en plein futurisme. Le monde n’était que vitesse, celle des pas, des trains, des balles, des changements de fortune ou d’alliances. Tous ces hommes, pourtant, toute cette masse semblait freiner des quatre fers. Les corps exultaient, se pressaient vers les wagons, les tranchées, un horizon barbelé. Mais quelque chose, entre deux mouvements, deux élans, hurlait je veux vivre encore un peu.
Plus tard, quand ma carrière décolla, un collectionneur me montra avec fierté sa dernière acquisition, le tableau futuriste La Révolte, de Luigi Russolo. C’était à Rome, au tournant des années trente, je crois. L’homme se considérait comme un amateur éclairé, passionné d’art abstrait. C’était un imbécile. À moins d’avoir été présent ce jour-là, à la gare de Porta Nuova, personne ne peut comprendre cette œuvre. Personne ne peut comprendre qu’elle n’a rien d’abstrait. C’est un tableau figuratif. Russolo a peint ce qui nous explosait à la figure.
Aucun gosse de douze ans ne le formule en ces termes, évidemment. Sur le moment, je me contentai de regarder autour de moi, les yeux écarquillés, pendant que l’ingeniere se désaltérait dans une gargote au bout du quai. Mais je vis tout cela. Signe, s’il en fallait encore un, que je n’étais pas tout à fait comme tout le monde.
Nous quittâmes la gare sous une neige légère. Nous étions à peine sortis qu’un carabinier s’interposa et demanda à voir mes papiers. Pas ceux de mon compagnon, juste les miens. Les doigts engourdis par le froid et le petit rouge du Pô, l’ingeniere Carmone lui tendit mon laissez-passer. L’autre me regarda d’un air soupçonneux, un air qu’il devait revêtir chaque matin pour aller travailler et remiser le soir, à moins qu’il ne fût né avec.
– Tu es un petit Francese ?
Je n’aimais pas qu’on m’appelle « Français ». J’aimais encore moins qu’on m’appelle « petit ».
– Petit Francese toi-même, cazzino.
Le carabinier manqua s’étrangler, cazzino était l’insulte préférée des arrière-cours où j’avais grandi, et les carabiniers n’ont pas choisi un métier où l’on porte de si beaux uniformes pour qu’on insulte la taille de leur virilité.
En bon ingénieur qu’il était, l’ingeniere tira l’enveloppe de ma mère de sa poche et remit de la graisse dans les rouages qui s’étaient grippés. Nous pûmes bientôt repartir. Je refusai de monter dans un fiacre, désignai un tramway. Carmone maugréa, consulta une carte, posa quelques questions, établit que le tramway ne nous déposerait pas trop loin de l’endroit où nous devions nous rendre.
Les fesses sur un banc de bois, je traversai la première grande ville de ma vie. J’étais heureux. J’avais perdu mon père, j’ignorais quand je reverrais ma mère mais oui, j’étais heureux et ivre de tout ce qui était encore devant moi, cette masse d’avenir à escalader, à tailler à ma mesure.
– Dites, signor Carmone ?
– Oui ?
– C’est quoi l’électricité ?
Il me dévisagea avec ahurissement, parut se rappeler que j’avais passé la première décennie de ma vie dans un village de Savoie que je n’avais jamais quitté.
– C’est ça, mon garçon.
Il désigna un lampadaire, surmonté d’un beau globe d’or.
– C’est comme une bougie, alors ?
– Mais qui ne s’arrête jamais. Ce sont des électrons qui circulent entre deux morceaux de charbon.
– C’est quoi un électron ? Un genre de fée ?
– Non, c’est de la science.
– C’est quoi la science ?
Les flocons tournaient, légers comme une robe de fille. L’ingeniere répondit à mes questions sans impatience ni condescendance. Nous dépassâmes bientôt un immense bâtiment en construction : le Lingotto, où les voitures Fiat monteraient quelques années plus tard, par une rampe hélicoïdale, vers le toit où elles feraient leurs premiers tours de roue après assemblage – une Sacra di San Michele mécanique. Les faubourgs se clairsemèrent, les routes laissèrent place à des pistes, le tramway s’arrêta dans ce qui ressemblait à un champ. Il nous fallut parcourir les trois derniers kilomètres à pied. Je suis reconnaissant à ce type, Carmone, de m’avoir accompagné si loin, malgré le froid, malgré l’époque. Nous marchions dans la boue et j’imaginais que, déjà, les yeux de ma mère commençaient à pâlir dans sa mémoire, à lui paraître moins violets. Mais il me conduisit sans faillir jusqu’à la porte de Zio Alberto.
Il fallut maltraiter la cloche et frapper plusieurs fois au battant avant qu’Alberto daignât ouvrir, vêtu d’un débardeur sale. Les mêmes yeux troubles que l’ingeniere, fissurés de veinules rouges : les deux hommes partageaient un amour immodéré pour la grappe. Ma mère avait écrit pour annoncer ma venue, il n’y avait donc pas grand-chose à expliquer.
– Voici votre nouvel apprenti, Michelangelo, le fils d’Antonella Vitaliani. Votre neveu.
– Je n’aime pas qu’on m’appelle Michelangelo.
Zio Alberto baissa les yeux sur moi. Je crus qu’il allait me demander comment je préférais être appelé, à quoi j’aurais répondu « Mimo ». Le surnom que mes parents me donnaient depuis toujours, le surnom qu’on me donnerait encore pendant soixante-dix ans.
– Je veux pas de lui, dit Alberto.
Une nouvelle fois, j’avais oublié un détail. Parce que oui, c’en est un, de détail.
– Je ne comprends pas. Je pensais qu’Antonell… que Mme Vitaliani vous avait écrit, et que c’était agréé.
– Elle m’a écrit. Mais j’en veux pas, d’un apprenti comme ça.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que personne m’a dit que c’était un nabot.
C’è un piccolo problema, avait commenté la vieille Rosa, la voisine qui accouchait ma mère par une nuit de tempête. Le poêle claquait, attisé par un vent contraire, un tirage d’enfer rougissait les murs. Quelques matrones du quartier, venues assister à l’événement, curieuses d’entrevoir ces chairs fermes qui faisaient fantasmer leurs maris, s’étaient enfuies depuis longtemps en se signant et en murmurant il diavolo. La vieille Rosa, impavide, continuait de chantonner, d’éponger, d’encourager. Le choléra, le froid, la malchance tout simplement, un couteau qu’on n’aurait pas tiré si l’on avait moins bu lui avaient pris enfants, amis, maris. Elle était vieille, elle était laide, elle n’avait rien à perdre. Le diable la laissait donc tranquille, il savait reconnaître une source d’ennuis. Il avait des proies plus faciles.
C’è un piccolo problema, donc, dit-elle en m’arrachant aux entrailles d’Antonella Vitaliani. Tout tenait à ce mot, piccolo, il fut évident à qui me voyait que je resterais plus ou moins piccolo toute ma vie. Rosa me coucha sur ma mère épuisée. Mon père monta quatre à quatre, Rosa raconta plus tard qu’il avait froncé les sourcils en me voyant, regardé autour de lui avec l’air de chercher autre chose, son véritable fils plutôt que cette ébauche, puis hoché la tête, je vois, c’est comme ça, comme lorsqu’il tapait dans une fissure cachée au cœur d’un bloc de pierre qui pulvérisait le travail de plusieurs semaines. On ne peut pas en vouloir à la pierre.
À la pierre, justement, on attribua ma différence. Ma mère n’avait pas su se reposer, portant des blocs énormes à l’atelier, à faire rougir les gros bras du quartier. Le pauvre Mimo, à en croire les voisines, en avait pâti. Achondroplasie, dirait-on plus tard. On me qualifierait de personne de petite taille, ce qui, franchement, ne valait pas mieux que le « nabot » de Zio Alberto. On m’expliquerait que ma taille ne me définissait pas. Si c’était vrai, pourquoi parler de ma taille ? Je n’ai jamais entendu évoquer une « personne de taille moyenne ».
Je n’en voulus jamais à mes parents. Si la pierre fit ce que je suis, si une magie noire était à l’œuvre, elle me combla aussi de ce qu’elle me prit. La pierre me parla toujours, toutes les pierres, calcaires, métamorphiques, tombales même, celles sur lesquelles je me coucherais bientôt pour écouter des histoires de gisants.
– Ce n’est pas ce qui était prévu, murmura l’ingeniere, se tapotant les lèvres d’un doigt ganté. C’est fâcheux.
Il neigeait dru maintenant. Zio Alberto haussa les épaules, voulut nous claquer la porte au nez. L’ingeniere la bloqua du pied. Il tira l’enveloppe de ma mère de la poche intérieure de son vieux manteau de fourrure, la tendit à mon oncle. Il y avait là presque toutes les économies des Vitaliani. Des années d’exil, de labeur, de peau brûlée par le soleil et le sel, de recommencements, des années de marbre sous les ongles, avec parfois une once de cette tendresse qui m’avait vu naître. C’est pour ça que ces billets sales et froissés étaient précieux. Pour ça que Zio Alberto rouvrit un peu la porte.
– Cette somme était pour le petit. Je veux dire, Mimo, corrigea-t-il en rougissant. Si Mimo est d’accord pour vous la donner, il ne serait plus un apprenti, mais un associé.
Zio Alberto acquiesça lentement.
– Hmm, un associé.
Il hésitait encore. Carmone attendit le plus longtemps possible, puis soupira et sortit une pochette de cuir de son paquetage. Tout dans l’ingeniere célébrait l’usure, le rapiècement, une esthétique du temps qui passe. Mais le cuir de la pochette, neuf, souple, semblait encore frémir des emportements de la bête qu’il avait habillée. Carmone passa un gant craquelé dessus, l’ouvrit et en sortit une pipe à contrecœur.
– C’est une pipe que j’ai acquise à grands frais. Taillée dans la souche d’une bruyère sur laquelle le Héros des deux mondes, le grand Garibaldi lui-même, se serait assis lors de sa noble et infructueuse tentative pour rallier Rome à notre beau royaume.
J’avais vu des dizaines de ces pipes, que l’on vendait à Aigues-Mortes à ces nigauds de Français. J’ignorais comment celle-ci avait fini dans les mains de Carmone, comment il s’était laissé prendre. J’eus un peu honte pour lui et pour l’Italie en général. C’était un homme naïf, généreux. Ce geste lui coûtait et je sais qu’il le fit sincèrement, pour m’aider, pas parce qu’il était pressé de rentrer ou redoutait de s’encombrer d’un gamin de douze ans aux proportions inhabituelles. Alberto accepta, ils scellèrent l’affaire avec un coup d’une gnôle dont l’aigreur piquait l’air à l’intérieur de la masure. Puis Carmone se leva, un petit dernier pour la route, et bientôt sa silhouette vacillante s’éloigna sous la neige.
Il se retourna une dernière fois, main levée dans la phosphorescence jaune d’un monde agonisant, et me sourit. Les Abruzzes étaient loin, il n’était plus tout jeune, l’époque était rude. Je ne me rendis pas au lac de Scanno, plus tard, de peur de constater qu’il n’y avait pas là-bas, et qu’il n’y eut jamais, de tour montée sur un roulement à billes.
Je dois beaucoup aux femmes dites « perdues », et mon oncle Alberto était le fils de l’une d’elles. Une fille courageuse qui se couchait sous les hommes, au port de Gênes, sans colère ni honte. C’était la seule personne dont mon oncle parlait avec respect, une ferveur confinant à la vénération. Mais la sainte des venelles était loin. Et puisque Alberto ne savait ni lire ni écrire, sa mère devenait, à chaque jour qui passait, de plus en plus mythologique. Pour ma part j’écrivais plutôt bien, ce dont mon oncle, lorsqu’il s’en aperçut, fut ravi.
Mon oncle Alberto n’était pas mon oncle. Nous n’avions pas le moindre atome de sang en commun. Je ne parvins jamais à éclaircir totalement l’affaire, mais son grand-père avait apparemment une dette vis-à-vis du mien, un prêt non remboursé dont la charge morale se transmettait de génération en génération. À sa manière perverse, Alberto était honnête. Sollicité par ma mère, il avait accepté de m’accueillir. Il possédait un petit atelier dans les faubourgs de Turin. Comme il était célibataire et peu porté sur le luxe, quelques engagements ici et là suffisaient à subvenir à ses besoins, ou y avaient suffi jusqu’au moment où j’arrivai. Car la guerre, entreprise de progrès vantée par beaucoup d’exaltés à l’époque, lesquels n’aimaient d’ailleurs pas le terme « exalté » et lui préféraient « poète » ou « philosophe », la guerre, donc, avait popularisé des matériaux moins chers que la pierre, plus légers, faciles à produire et à travailler. L’acier était le pire ennemi d’Alberto, qui l’insultait jusque dans son sommeil. Il le détestait plus encore que les Austro-Hongrois ou les Allemands. À un Crucco, comme on appelait les Boches là-bas, on pouvait encore trouver des circonstances atténuantes. Leur cuisine, leurs casques à pointe ridicules, ils avaient de quoi être en colère. Alors qu’on n’avait pas idée de construire en acier, et rirait bien qui rirait le dernier quand tout s’effondrerait. Alberto n’avait pas compris que tout s’était déjà effondré. À son crédit, l’acier n’y était pas pour rien, il avait fait de beaux canons.
Alberto avait l’air vieux, mais ne l’était pas. À trente-cinq ans, il habitait seul une pièce attenante à son atelier. Son célibat étonnait, d’autant qu’après une douche, lavé de la poussière de marbre et vêtu de son unique costume, il n’était pas trop mal. Il fréquentait toujours le même bordel de Turin, où il traitait les filles avec un respect légendaire. L’expression « s’y prendre comme Alberto » fut populaire au début des années vingt dans les quartiers sud de la ville, entre le Lingotto et San Salvario, avant de décliner quand Alberto déménagea, emportant ses marbres et son esclave, c’est-à-dire moi. Associé, j’en ris encore.
On m’a beaucoup demandé quel rôle il avait joué dans la suite. Si par « la suite » on entend ma carrière, aucun. Si en revanche on entend ma dernière œuvre, quelques éclats de lui y sont sans doute inclus. Non, pas des éclats, des fragments – je ne voudrais pas qu’on le soupçonnât d’avoir un jour brillé. Zio Alberto était un enfoiré. Pas un monstre, juste un pauvre type, ce qui revient au même. Je repense à lui sans haine, mais sans tristesse.
Pendant près d’un an, je vécus à l’ombre de cet homme. Je cuisinais, je nettoyais. Je transportais, je livrais. Cent fois je faillis me faire écraser par un tramway, renverser par un cheval, tabasser par un type qui s’était moqué de ma taille et auquel j’avais répondu qu’au moins ma taille n’était pas un problème au piano di sotto, à l’étage inférieur, de préférence devant sa petite amie. L’ingeniere Carmone aurait été ravi de trouver l’ambiance si électrique dans notre quartier. Chaque interaction était un foudroiement potentiel, un déplacement d’électrons dont on ne savait jamais ce qu’il provoquerait. Nous étions en guerre contre les Allemands, les Austro-Hongrois, nos gouvernements, nos voisins, façon de dire que nous étions en guerre contre nous-mêmes. L’un voulait la guerre, l’autre la paix, le ton montait, et celui qui voulait la paix finissait par donner le premier coup de poing.
Zio Alberto m’interdisait de toucher à ses outils. Il me surprit une fois à corriger un petit bénitier que lui avait commandé la paroisse voisine de Beata Vergine delle Grazie. Alberto se prenait une cuite monumentale une ou deux fois par semaine, et la dernière avait laissé des traces. Le bénitier était grossier, insultant, un gamin de douze ans aurait pu mieux faire, et il le fit pendant que l’autre cuvait son vin. Alberto se réveilla et me prit en flagrant délit, ciseau en main. Il examina mon travail avec ahurissement, me roua ensuite de coups en m’insultant dans une langue que je ne compris pas, un patois de Gênes. Puis il se rendormit. Quand il rouvrit les yeux, et me découvrit perclus et couvert de bleus, il feignit de ne pas savoir ce qu’il s’était passé. Il alla droit à son bénitier, remarqua qu’il n’était pas mécontent de son travail, et me proposa avec magnanimité de le livrer lui-même.
Alberto me dictait régulièrement une lettre à sa mère, et m’autorisait à en écrire une à la mienne en même temps – il payait généreusement le timbre. Antonella ne répondait pas toujours, en permanence sur les routes, chassant l’emploi qui lui permettrait de tenir encore une semaine, puis une autre. Ses yeux violets me manquaient. Mon père, l’homme qui avait guidé mes premiers coups maladroits, l’homme qui m’avait appris la différence entre gradine, rifloir et taillant, s’estompait.
Le travail se fit plus rare au cours de l’année 1917, les humeurs d’Alberto plus sombres, les cuites plus violentes. Des colonnes de soldats marchaient parfois sur fond de crépuscule, les journaux ne parlaient que d’elle, la guerre, la guerre, mais nous n’en percevions qu’un vague malaise, l’impression d’une dissociation avec notre environnement, celle de ne jamais être à la bonne place. Là-bas, une bête immonde maltraitait l’horizon. Mais nous menions une existence presque normale, une vie d’embusqués qui donnait un petit goût de culpabilité à tout ce que nous mangions. En tout cas jusqu’au 22 août, où le pain vint à manquer, et où il n’y eut plus rien à manger du tout. Turin explosa. Le nom de Lénine apparut sur les murs de la ville, des barricades s’élevèrent, un révolutionnaire m’arrêta même dans la rue le matin du 24 pour me dire de faire attention, que leurs barricades étaient électrifiées, ce qui m’indiqua plus sûrement que tout le reste que le monde changeait. Le type m’appela « camarade » et me tapa dans le dos. Je vis des femmes affronter des soldats penauds sur des barricades, escalader des blindés, exposer des poitrines conquérantes et furieuses sur lesquelles ils n’osèrent pas tirer. Pas tout de suite en tout cas.
La révolte dura trois jours. Personne ne parvenait à s’entendre, si ce n’était sur le fait qu’on en avait assez de la guerre. Le gouvernement finit par mettre tout le monde d’accord à coups de mitrailleuses, cinquante morts refroidirent les ardeurs. Je me terrai à l’atelier. Un soir, le calme venait à peine de revenir, et un peu de pain aussi, Zio Alberto rentra d’humeur plus joyeuse que d’habitude. Il fit semblant de me décocher une claque, gloussa en me voyant plonger sous la table, puis m’ordonna de prendre la plume et me dicta une lettre pour sa mère. Il sentait la vinasse qu’on servait au coin de la rue.
Mammina,
J’ai bien reçu le mandat que tu m’as envoyé. Grâce à lui, je vais pouvoir acheter le petit atelier que je t’ai parlé à la Noël. C’est en Ligurie, alors plus proche de toi. Il n’y a plus de boulot à Turin. Mais là-bas, ils ont un château qu’a toujours besoin de réparations, et une église que les autorités elles y tiennent beaucoup, alors c’est du travail. J’ai vendu ici, pour pas cher mais bon, je viens de signer avec ce rat de Lorenzo, et je pars bientôt avec ce petit merdeux de Mimo. Je t’écrirai de Pietra d’Alba, ton fils qui t’aime.
– Et fais-moi une belle signature, pezzo di merda, conclut Zio Alberto. Une qui montre que j’ai réussi.
Quand je repense à cette époque, c’est étrange : je n’étais pas malheureux. J’étais seul, je n’avais rien ni personne, on retournait des forêts dans le nord de l’Europe, on y semait de la chair lardée de métal, plus quelques obus qui exploseraient des années plus tard à la figure de promeneurs innocents, on inventait une désolation à faire pâlir Mercalli, qui n’avait donné que douze degrés à sa pauvre échelle. Mais je n’étais pas malheureux, je le constatais chaque soir, quand je priais un panthéon personnel d’idoles qui changèrent tout au long de ma vie et inclurent même, plus tard, des chanteurs d’opéra et des joueurs de football. Peut-être parce que j’étais jeune, mes jours étaient beaux. Je ne mesure qu’aujourd’hui ce que la beauté du jour doit à la prescience de la nuit.
L’abbé quitte son bureau et entame la descente par l’escalier des Morts, le bien-nommé. Dans quelques instants, il se rendra au chevet de l’homme qui agonise dans l’annexe. Les frères lui ont fait dire que l’heure était proche. Il posera le pain de vie sur ses lèvres.
Padre Vincenzo traverse l’église sans prêter attention à ses fresques, franchit le portail du Zodiaque, débouche sur les terrasses au sommet du mont Pirchiriano, d’où l’abbaye toise le Piémont. Devant lui, les ruines d’une tour. La légende raconte qu’une jeune paysanne, la belle Alda, s’en serait autrefois envolée pour échapper à des soldats ennemis, aidée par saint Michel. Vanitas vanitatis, elle voulut réitérer l’exploit devant les villageois, histoire de les impressionner, et s’écrasa en contrebas. Comme le ferait au quatorzième siècle une partie de la tour qui porte son nom, abattue par l’un des nombreux tremblements de terre qui secouent régulièrement la région.
Plus loin, quelques marches s’enfoncent dans le sol, barrées par une chaîne et un panneau « Passage interdit ». L’abbé l’enjambe avec une souplesse méritoire pour son âge. Ce n’est pas le chemin de l’annexe où le mourant l’attend. Avant de le rejoindre, le prêtre veut la voir, elle. Elle qui lui donne parfois un sommeil malaisé, car il redoute une intrusion, ou pire. On ne sait jamais ce qui peut arriver, comme cette fois, il y a quinze ans, où fra Bartolomeo avait surpris quelqu’un juste devant la dernière grille qui la protégeait. L’homme, un Américain, avait tenté de se faire passer pour un visiteur égaré. L’abbé avait tout de suite flairé le mensonge, il connaissait son odeur par cœur, c’était celle des confessionnaux. Aucun touriste ne pouvait descendre si profondément dans le socle de la Sacra di San Michele par accident. Non, l’homme était là parce qu’il avait entendu la rumeur.
L’abbé avait vu juste. Cinq ans plus tard, le même homme était revenu avec une autorisation en bonne et due forme signée d’une huile du Vatican. On lui avait donc ouvert la porte, et la liste de ceux qui l’avaient contemplée s’était un peu allongée. Leonard B. Williams, c’était le nom de ce professeur de l’université Stanford, en Californie. Williams avait consacré sa vie à la captive de la Sacra, tentant de percer son mystère. Il avait publié une monographie sur elle, quelques articles, puis le silence. Ses travaux, pourtant brillants, dormaient sur des étagères oubliées. Le Vatican avait bien joué son coup, en ouvrant cette porte comme s’ils n’avaient rien à cacher. Pendant des années, le calme était revenu. Mais depuis quelques mois les moines signalaient des touristes qui n’en étaient pas, des fureteurs. Ils étaient reconnaissables entre mille. La pression remontait.
Pendant de longues minutes, l’abbé descend, s’orientant sans faillir dans le dédale des couloirs. Son chemin, il le trouverait dans le noir tant il l’a parcouru. Un tintement de grelots l’accompagne – le son du trousseau de clés dans sa main. Ces fichues clés. Il y en a une pour chaque porte de l’abbaye, parfois deux, comme si derrière le moindre battant palpitait un mystère. À croire que le mystère qui les rassemble là, l’eucharistie, n’est pas suffisant.
Il touche au but. Sent la terre, l’humidité, le parfum de milliards d’atomes de granit écrasés par leur propre poids, et même un peu de cette verdeur des pentes alentour. La grille, enfin. Celle d’autrefois a été remplacée, elle est maintenant dotée d’une serrure à cinq points. Le boîtier de la télécommande ne marche pas du premier coup, padre Vincenzo s’acharne sur ses boutons en caoutchouc, à chaque fois c’est pareil, tu parles d’un progrès, on est en 1986 et on n’arrive pas à produire une télécommande qui fonctionne ? Il se reprend, Seigneur, pardonne mon impatience.
Le voyant rouge finit par s’éteindre, l’alarme est désactivée. L’ultime couloir est surveillé par deux caméras dernier cri, pas plus grosses que des boîtes à chaussures. Il est impossible d’entrer sans alerter quelqu’un. Et même si un intrus y parvenait, à quoi bon ? Il ne partirait pas avec elle. Il avait fallu dix hommes pour la descendre.
Padre Vincenzo frémit. Ce n’est pas le vol qu’il faut craindre. Il n’oublie pas ce cinglé de Laszlo Toth. Il s’en veut de nouveau, « cinglé » n’est pas charitable, disons « déséquilibré ». Ils avaient frôlé le drame. Mais il ne veut pas penser à Laszlo en cet instant, au visage sinistre et au regard illuminé du Hongrois. Le drame avait été évité.
On l’enferme pour la protéger. L’ironie n’échappe pas à l’abbé. Elle est là, ne vous inquiétez pas, elle se porte à merveille, à ceci près que personne n’a le droit de la voir. Personne à part lui, le padre, les moines qui en font la demande, les rares cardinaux qui l’ont enfermée là il y a quarante ans et sont encore vivants, probablement quelques bureaucrates aussi. Une trentaine de personnes au monde, tout au plus. Et bien sûr son créateur, qui disposait de sa propre clé. Il venait à son gré s’occuper d’elle et la laver régulièrement. Car, oui, il faut la laver.
L’abbé ouvre les deux dernières serrures. Il commence toujours par celle du haut, un tic qui trahit peut-être une forme de nervosité. Il aimerait s’en débarrasser et se promet – comme il le fit lors de sa précédente visite – de commencer la prochaine fois par celle du bas. La porte s’ouvre en silence – le serrurier qui leur a vanté la qualité des gonds n’a pas menti.
Il n’allume pas. Les néons d’origine ont été remplacés en même temps que la grille par un éclairage plus doux, et c’est tant mieux, ces néons la brutalisaient. Mais il préfère la voir dans le noir. L’abbé s’avance, la touche du bout des doigts, par habitude. Elle est un peu plus grande que lui. Au centre d’une pièce ronde, un sanctuaire primitif à voûtes romanes, elle se tient un peu courbée sur son socle, abîmée dans un rêve de pierre. La seule lumière vient du couloir, découpe deux visages, la cassure d’un poignet. L’abbé sait chaque détail de la statue qui dort dans l’ombre, pour l’avoir scrutée à s’en user les yeux.
On l’enferme pour la protéger.
L’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux.
La ville de Savone avait offert deux papes à l’Italie, Sixte IV et Jules II. Pietra d’Alba, à trente kilomètres au nord à peine, faillit lui en donner un troisième. Je crois être un peu responsable de cet échec.
J’aurais bien ri si l’on m’avait dit, en ce matin du 10 décembre 1917, que l’histoire de la papauté serait infléchie par le gamin qui traînait des pieds derrière Zio Alberto. Nous avions voyagé pendant trois jours, presque sans arrêt. Le pays entier était suspendu aux nouvelles du front, après la raclée que les Austro-Hongrois nous avaient infligée à Caporetto. On disait les positions stabilisées non loin de Venise. On disait aussi le contraire, que l’ennemi allait débarquer et nous égorger dans notre sommeil ou, pire, nous forcer à manger du chou.
Pietra d’Alba apparut, taillée dans la lumière du levant, sur son piton rocheux. Sa position, je le compris une heure plus tard, était une illusion. Pietra n’était pas perchée sur un éperon mais posée en bordure d’un plateau. Vraiment en bordure, c’est-à-dire que, entre le mur d’enceinte du village et le bord de la falaise, il y avait un passage à peine assez large pour deux hommes de front. Puis cinquante mètres de vide, ou plus exactement d’air pur, chargé d’essences de résine et de thym.
Il fallait traverser entièrement le village pour découvrir ce qui avait fait sa réputation : un plateau immense qui ondulait vers le Piémont, un morceau de Toscane déplacé là par les caprices de la géologie. À l’ouest comme à l’est, la Ligurie veillait et lui rappelait de ne pas prendre ses aises. C’était la montagne, des pentes couvertes d’une forêt d’un vert presque aussi noir que les bêtes qui y rôdaient. Pietra d’Alba était belle avec sa pierre un peu rose – des milliers d’aubes s’y étaient incrustées.
Le visiteur, même épuisé, même de mauvaise humeur, remarquait aussitôt deux bâtiments notables. Le premier, une fabuleuse église baroque, devait ses proportions et sa façade de marbre rouge et vert, inattendues si loin dans les terres, à son saint patron. San Pietro delle Lacrime avait été construite sur le lieu même où saint Pierre, parti évangéliser ce pays de rustres qui deviendrait la France, s’était arrêté. Cette nuit-là, selon la légende, il avait rêvé de son triple reniement du Christ, et pleuré. Ses larmes s’étaient infiltrées dans la roche, avaient formé une source souterraine qui alimentait désormais un lac un peu plus loin. L’église avait été construite aux environs de 1750 à l’aplomb de cette source, qui affleurait dans la crypte. On lui prêtait des propriétés miraculeuses, et les dons affluaient. Il n’y avait jamais eu de miracle, pourtant, à part peut-être la transformation de ce plateau, par la vertu de l’eau, en morceau de Toscane.
Le chauffeur nous déposa juste devant l’église, sur l’insistance d’Alberto. Il avait tenu à venir de Savone en voiture, en conquérant, pas comme ces péquenauds en carriole. C’était une opération publicitaire avant l’heure, mais qui tomba à plat. Le village semblait avoir fait une fête de tous les diables la veille, à en juger par la banderole qui traînait encore dans une fontaine, servant d’écharpe à un lion, et par les confettis qu’un vent joueur levait à chaque bourrasque. Alberto demanda au chauffeur de klaxonner, ce qui n’alerta que quelques tourterelles. Furieux, il décida de terminer le trajet à pied. L’atelier qu’il avait acheté se situait hors du village.
C’est en sortant de Pietra que nous vîmes le second bâtiment. Ou que lui nous vit, car j’eus l’impression qu’il nous toisait malgré la distance, taxant les visiteurs d’indignité à moins qu’ils ne fussent princes, doges, sultans, rois, éventuellement marquis. Toutes les fois que je revins à Pietra d’Alba après une longue absence, la villa Orsini me fit exactement le même effet. Elle arrêta mes pas au même endroit, entre la dernière fontaine du village et le point où la route plongeait vers le plateau.
La villa se dressait en lisière de forêt, à environ deux kilomètres des dernières maisons. Derrière elle, des contreforts sauvages et escarpés venaient s’échouer en une écume verte juste contre ses murs. Un pays d’altitude et de sources dont les sentiers, murmurait-on, changeaient de place à mesure qu’on les foulait. Seuls s’y enfonçaient bûcherons, charbonniers et chasseurs. C’était à eux que l’on devait l’histoire des sentiers qui bougeaient, destinée à préserver leur fierté lorsqu’ils ressortaient du bois, Petit Poucet hâves et hirsutes, une semaine après s’y être perdus.
Devant la villa, orangers, citronniers et bigaradiers s’étendaient à perte de vue. L’or des Orsini, façonné et poli par un vent de mer qui, depuis la côte, soufflait son impensable douceur sur ces hauteurs. Impossible de ne pas s’arrêter, frappé par le paysage coloré, pointilliste, un feu d’artifice mandarine, melon, abricot, mimosa, fleur de soufre, qui ne s’éteignait jamais. Le contraste avec la forêt, derrière la maison, illustrait la mission civilisatrice de la famille, inscrite sur son blason. Ab tenebris, ad lumina. Loin des ténèbres, vers la lumière. L’ordre, la certitude que toute chose avait sa place, et que ladite place était invariablement sous celle des Orsini. Ces derniers reconnaissaient seulement la primauté de Dieu, mais ne se privaient pas de gérer ses affaires en son absence. Si bien que les deux bâtiments notables de Pietra d’Alba étaient irrémédiablement liés et le seraient jusqu’à la fin, jumelés, deux frères qui se parlaient peu mais s’estimaient.
Je me revois cheminer le long des rangs d’orangers, ce matin-là, et les regards curieux qui nous suivaient. Je me revois découvrir l’atelier, une ancienne ferme flanquée d’une grange, le grand espace d’herbe entre les deux, avec un noyer en plein milieu. Je me rappelle avoir pensé que ma mère y serait bien, quand j’aurais gagné assez d’argent pour la faire venir. Alberto regardait autour de lui, les poings sur les hanches, les cils fardés de givre. Il hocha la tête d’un air satisfait.
– Reste plus qu’à trouver de la bonne pierre.
En 1983, Franco Maria Ricci insista pour me consacrer quelques pages de son magazine FMR. Comme il était un peu fou, j’acceptai. C’est mon seul entretien. Ricci ne m’interrogea pas sur elle, contrairement à ce que je supposais. Mais elle était bien là, en creux dans l’article, aussi discrète qu’un éléphant.
L’article ne parut jamais. Des personnes haut placées eurent vent de l’affaire, le tirage était faible, et le stock de magazines fut acheté à l’imprimerie avant parution. Le numéro 14 de FMR de juin 1983 sortit avec une semaine de retard et quelques pages en moins. C’est sans doute mieux ainsi. Franco m’envoya un exemplaire rescapé du pilon. On le trouvera dans ma petite malle, sous la fenêtre de ma cellule, quand je serai parti. La malle même avec laquelle j’arrivai à Pietra d’Alba il y a soixante-dix ans.
Dans l’entretien, je dis ceci :
Mon oncle Alberto ne fut jamais un grand sculpteur. Voilà pourquoi je fus pendant longtemps médiocre. Parce que je crus, à cause de lui, et sourd à la seule voix qui me disait le contraire, qu’il existait de la bonne pierre. Il n’y a pas de bonne pierre. Je le sais, parce que j’ai passé des années à la chercher. Jusqu’au moment où j’ai compris qu’il suffisait de me baisser, et de ramasser celle qui se trouvait à mes pieds.
Le vieil Emiliano, l’ancien tailleur de pierre, avait vendu l’atelier pour une bouchée de pain à Alberto. Chaque fois que ce dernier évoquait l’affaire, il se frottait les mains. Il s’était frotté les mains à Turin, se frotta les mains durant le voyage, se frotta les mains en découvrant Pietra d’Alba, l’atelier et la grange. Il ne cessa de se frotter les mains qu’au cours de notre première nuit sur place, en sentant quelqu’un se glisser dans son lit et coller deux pieds glacials aux siens.
Alberto m’avait permis de m’installer dans la grange, façon de dire que l’atelier et la chambre attenante, c’était chez lui. L’arrangement me convenait : qui, à treize ans, n’a pas rêvé de dormir dans la paille ? J’accourus en entendant hurler peu après minuit. Alberto était sur le point d’en venir aux mains avec ce que je pris d’abord pour un autre homme.
– Qu’est-ce que tu fous là, espèce de petit salopard ?
– Je suis Vittorio !
– Qui ça ?
– Vittorio ! Alinéa 3 du contrat !
J’entends encore sa voix peureuse, dansant entre deux registres, aigu-grave-aigu. Il se présenta exactement en ces termes, Vittorio, alinéa 3 du contrat. Il aurait été criminel de négliger l’offrande d’un tel sobriquet.
Alinéa avait trois ans de plus que moi. Dans ce pays d’hommes râblés, au plus près de cette terre qu’il fallait toujours soigner, lui détonnait par sa taille. C’était la seule chose que lui avait léguée son père, un agronome suédois de passage dont nul ne sut jamais ce qu’il était venu faire dans la région. Il avait engrossé une fille du village et ne s’était pas attardé quand elle lui avait annoncé la nouvelle.
Il nous fallut quelques instants pour comprendre qu’Alinéa était l’employé du vieil Emiliano, qu’il avait toujours dormi contre son vieux maître. Un dicton affirmait qu’en hiver, dans ce pays, un homme sommé de choisir entre un sac d’or et un bon feu ne préférait pas toujours l’or. La chaleur était rare, dans les maisons et dans les cœurs. Pour Alberto, deux hommes qui dormaient ensemble, ça ne se faisait pas, d’ailleurs il n’en avait jamais entendu parler. Alinéa haussa les épaules et promit de dormir dans la grange, ce qui contraria plus encore mon oncle – il commençait à regretter de ne pas avoir bien lu l’acte que lui avait envoyé son notaire. Je lui rappelai, un brin sournois, qu’il ne savait pas lire du tout, ce qui ne l’offusqua pas. Le notaire aurait dû l’avertir. D’ailleurs maintenant qu’il y pensait, Me Dordini l’avait peut-être fait, ce soir où ils avaient tant bu avec les gars de la guilde des charpentiers. Un échange de courriers confirma plus tard qu’Alinéa faisait partie des murs, cédés pour une bouchée de pain à la condition expresse que le jeune homme fût employé pendant dix années révolues après signature – alinéa 3.
De ma vie entière, j’ai rarement rencontré un type aussi peu doué qu’Alinéa pour le travail de la pierre. Mais il nous fut d’une aide précieuse. Il était dur à la tâche, payé une misère, se contentant pour l’essentiel du gîte et du couvert. Alberto se découvrit presque une tendresse à son égard en constatant, après quelque temps, qu’il disposait dorénavant d’un second esclave : une version de moi mieux bâtie, moins insolente, et surtout sans talent.
Le lendemain, un long équipage parut, un fatras de carrioles et de chevaux fumant dans le crépuscule parme. C’était le matériel d’Alberto, en provenance de Turin. Les conducteurs burent un coup avec mon oncle et repartirent aussitôt.
Nous étions prêts pour nos premiers clients. Dans ce village, il n’y en avait jamais eu que deux: l’Église et les Orsini. Alberto décida d’aller présenter ses respects aux deux, débattit de l’ordre protocolaire, chez qui aller en premier, chacun avait des arguments valables. Les Orsini l’emportèrent. L’Église parlait un peu trop de pauvreté au goût d’Alberto, qui ne cessait de répéter qu’il avait des traites à payer même si c’était faux. Sa mère lui avait acheté l’atelier comptant, et il ne nous payait pas. Peu après l’angélus, nous nous présentâmes donc, Alberto, Alinéa et moi, à la porte de service de la villa. Une domestique ouvrit, étudia l’équipe hétéroclite que nous formions avant de nous questionner sur l’affaire qui nous amenait.
– Je suis maître Alberto Susso, de Turin, déclama mon oncle avec force courbettes. Vous avez sans doute entendu parler de moi. J’ai repris l’atelier au vieil Emiliano, et je voudrais présenter mes respects aux très excellents marquis et marquise Orsini.
– Attendez là.
L’intendant succéda à la domestique, puis il fut décidé que nous ne relevions pas de l’intendance, mais du secrétaire du marquis, qui se présenta bientôt à la poterne. Derrière le mur d’enceinte, on distinguait un jardin d’un vert éclatant, l’éclat sombre d’un bassin qui fumait dans l’air du matin.
– Le marquis et la marquise ne reçoivent pas les artisans, expliqua le secrétaire. Parlez à l’intendant.
Sa condescendance nous éclaboussait, tombait en pluie autour de nous, la même qui arrosait, partout dans le monde, des révolutionnaires en graine. Le royaume des cieux était moins bien gardé que la villa Orsini. Je me fichais un peu du secrétaire, toujours fasciné par le jardin, où j’apercevais plusieurs statues. Des domestiques décrochaient une banderole tendue entre deux d’entre elles, pareille à celle que j’avais vue dans la fontaine du village à notre arrivée.
– Il y a eu un anniversaire ?
Le secrétaire me toisa, un sourcil parfaitement arqué.
– Non, nous avons célébré le départ du jeune marquis pour le front. Il rejoint un régiment en France, pour la plus grande gloire de sa famille et du royaume d’Italie.
Contre toute attente, je me mis à pleurer. Le secrétaire et Alberto se décomposèrent, rivalisant d’embarras et d’incompréhension, tous deux auraient été plus à l’aise sous le shrapnel austro-hongrois à Caporetto. Alinéa lui-même, qui commençait à verser du côté des hommes et à abandonner les terres de l’enfance, fit quelques pas de côté pour examiner avec un intérêt soudain le jambage du portail. La domestique qui nous avait accueillis oublia un instant le protocole. Elle bouscula le secrétaire rigide pour s’agenouiller devant moi.
– Eh ben, qu’est-ce qui va pas, mon petit bonhomme ?
Je ne m’offusquai pas, je sentais que ce « petit bonhomme » s’adressait à mon âge, pas à ma taille. J’ignorais totalement pourquoi je pleurais sur une personne que je ne connaissais pas. Que savais-je à treize ans des tristesses qu’on enfouit ? Je pus seulement balbutier :
– Je voudrais qu’il revienne.
– Là, là, murmura la domestique.
Elle appuya ma tête entre ses seins, qu’elle avait généreux, et j’ai honte de dire que je me sentis mieux.
Une semaine plus tard, tout le village entra en grande pompe dans l’église San Pietro delle Lacrime. Alberto avait insisté pour y être – c’est bon pour les affaires, faut se montrer –, mais nous étions au dernier rang. La nef était pleine à craquer. On était venu depuis Savone et Gênes. Au premier rang, les Orsini. Juste derrière, les Magnifiques, les grandes familles de la région : les Giustiniani, les Spinola, les Grimaldi.
Le jeune marquis, le héros de Pietra d’Alba, était là, lui aussi, à la croisée du transept, auréolé d’une gloire dont il se moquait bien. On célébrait ses funérailles. Au moment où je pleurais dans le giron d’une employée de maison, il était mort depuis deux jours, le 12 décembre 1917. Pas au front, après avoir victorieusement conquis un poste ennemi à la tête de sa compagnie et au prix de sa propre vie. Non, il était mort comme la plupart des hommes, bêtement, dans ce qui devint (quand l’armée accepta de le reconnaître, après des décennies) la plus grosse catastrophe ferroviaire jamais survenue en France.
Le 12 décembre, donc, impatient de se présenter à l’état-major et de décrocher une affectation, il avait embarqué avec une troupe de permissionnaires à bord du train de Bassano à destination de Modane, puis du ML3874 à destination de Chambéry. Dans la descente de Saint-Michel-de-Maurienne, la locomotive n’avait pu retenir le poids de ce convoi long de trois cent cinquante mètres, plus de cinq cents tonnes d’acier et de gamins heureux de rentrer chez eux pour Noël. Leur joie pesait lourd, le freinage automatique avait été désactivé, on freinera à la main, mais non, ça n’avait pas freiné. Les wagons avaient déraillé, s’étaient encastrés, empilés, des poutres de métal grosses comme le bras tordues comme du fil de fer, et le tout avait brûlé. Le jeune marquis, éjecté par le choc, faisait partie des rares victimes retrouvées intactes. La plupart des autres, plus de quatre cents, avaient allié leur chair à l’acier.
Les si fusaient depuis, impuissants à détricoter la trame bien serrée du destin. Et si le jeune marquis n’était pas parti à la guerre ? Chez les Magnifiques, on évitait facilement la conscription. Et s’il n’avait pas pris ce train-là, pour arriver plus tôt au front ? Mais Virgilio Orsini avait pris le train. Il s’était porté volontaire. On pleurait donc, il ne restait que ça. Du moins les villageois pleuraient, les Orsini restant dignes, le coin des lèvres affaissé comme il se devait mais le menton haut et le regard lointain, tourné vers l’avenir de la dynastie.
Les grandes orgues retentirent pour accompagner le cercueil, porté par des hommes en uniforme vers la lumière, et la communauté s’égailla. Ma petite taille, la foule et ma position au fond de l’église firent que je ne vis pas, ce jour-là, le moindre Orsini autrement que sous la forme de silhouettes noires et distantes. L’assemblée dispersée, me croyant seul, je m’attardai pour examiner une statue. Quelque chose m’attirait vers elle.
– Elle te plaît ?
Je sursautai. Dom Anselmo, fraîchement nommé curé de San Pietro, me dévisageait de ses yeux brûlants. Jeune quarantenaire, déjà dégarni, il dérangeait par ce mélange de ferveur et de douceur que je vis par la suite chez de nombreux prêtres.
– C’est une pietà. Tu sais ce que c’est ?
– Non…
– Une représentation de la mater dolorosa. Une mère qui pleure son enfant au pied de la croix. C’est un maître anonyme du dix-septième siècle. Alors, elle te plaît ?
J’étudiai de plus près le visage de la mère. Des mères tristes, j’en avais vu, et pas que la mienne.
– Eh bien, vas-y. Parle, mon enfant.
– Je ne crois pas qu’elle soit triste. C’est du flan.
– Du flan ?
– Oui. Et le bras de Jésus, là, il est trop long. Et le manteau ne peut pas tomber aussi bas, sinon la Vierge se prendrait les pieds dedans en marchant. Ce n’est pas vrai.
– Ah, tu es ce petit Français qui travaille avec le tailleur de pierre.
– Non, mon père.
– Tu n’es pas apprenti là-bas ?
– Si, mais je suis italien, pas français.
– Comment t’appelles-tu, mon garçon ?
– Mimo, mon père.
– Mimo, ce n’est pas un nom.
– Michelangelo, mais je préfère Mimo.
– Eh bien, Michelangelo, je crois que tu es un garçon intelligent. On dirait cependant que nous avons là un joli cas de péché d’orgueil. Il est même blasphématoire de suggérer que la Vierge pourrait trébucher sur son manteau. Notre Dieu ne l’a pas soumise à ce genre de contingences. Elle est grâce, pas disgrâce. Que dirais-tu de te confesser ?
J’acceptai volontiers – il parut surpris. Ma mère se confessait à tour de bras, j’avais réclamé de le faire aussi, mais j’étais, selon elle, trop pur. Pour ne pas décevoir, je m’attribuai donc quelques péchés d’Alberto, qui horrifièrent au plus haut point dom Anselmo, mais lui offrirent le ravissement d’intercéder en ma faveur auprès du Très-Haut. Tandis qu’il me donnait l’absolution, je repensai distraitement aux Orsini, me demandant à quoi ils pouvaient ressembler. Si leurs visages étaient nobles, ou au contraire laids. Ils me fascinaient, comme si je percevais déjà le chaos derrière l’ordre apparent, le nouveau monde qui grondait, juste sous la surface, pour renverser l’ancien.
La confession terminée, Anselmo me fit sortir par une porte du déambulatoire menant à la sacristie, laquelle communiquait avec un cloître baroque. En son centre, un jardin ceint d’un muret de pierre contenait à grand-peine palmiers, cyprès, bananiers et bougainvillées. Le clocher qui veillait sur ce petit éden le protégeait du vent en hiver, du soleil en été.
– Mon père ?
– Hmm ?
– Qu’est-ce que ça veut dire, contingences ?
– Des circonstances fortuites et imprévisibles pouvant survenir au quotidien.
Je fis mine d’avoir compris. Derrière le jardin, adossée au mur extérieur du cloître, une fontaine en forme de coquillage clapotait. Trois angelots juchés chacun sur un dauphin, une amphore sous le bras, remplissaient depuis trois cents ans le bassin. Un quatrième dauphin avait perdu son angelot. Anselmo plongea les doigts dans l’eau, traça le signe de la croix sur son front.
– C’est le lieu où saint Pierre pleura, m’expliqua-t-il.
– Ce sont vraiment ses larmes ?
Le prêtre sourit.
– Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est que c’est la seule source du plateau. Sans elle, Pietra d’Alba n’existerait pas, les fruitiers non plus. C’est donc une forme de miracle.
– Elle fait d’autres miracles ?
– Il n’y en a jamais eu. Essaie.
Je mis la main dans l’eau – je dus me hisser sur la pointe des pieds. Mon vœu était banal, normal, je n’y croyais pas trop mais on ne savait jamais : je voudrais grandir. Rien ne se passa. Ce qui était d’autant plus injuste qu’au même moment, un Autrichien (un ennemi, donc) du nom d’Adam Rainer s’apprêtait à subir la transformation que j’invoquais. Le seul homme connu dans l’histoire pour avoir été de petite taille, puis géant. Je ne sais pas dans quelle fontaine il trempa ses doigts.
Anselmo désigna le dauphin solitaire, celui qui avait perdu son cavalier. En réalité, m’expliqua-t-il, la fontaine n’avait jamais été terminée, le sculpteur était mort à trente ans.
– Est-ce que ton maître pourrait nous faire un quatrième angelot ? Nous venons de recevoir une généreuse donation qui nous permet d’envisager divers travaux.
Je promis de demander et pris congé. La nuit tombait. Je m’arrêtai avant la descente du plateau, à la sortie du village, pour scruter la villa Orsini. Je crus distinguer un mouvement à une fenêtre, mais j’étais trop loin pour voir quoi que ce fût. On devait mettre la table sous les hauts plafonds, tout devait être d’or, d’argent, mais avait-on faim après avoir enterré un fils ? Peut-être pleuraient-ils simplement, sans toucher à leurs assiettes, des larmes d’or et d’argent.
Zio Alberto dodelinait déjà de la tête quand j’arrivai, une bouteille vide devant lui. Les émotions de la journée, expliqua-t-il, quand même, crever à vingt-deux ans, ça se fait pas. Je lui annonçai fièrement l’offre de dom Anselmo, une erreur que je ne commis plus par la suite. Il se mit dans une rage folle, me gifla, et je ne dus qu’à un froncement de sourcils d’Alinéa, qui mangeait dans un coin de l’atelier, de ne pas avoir été passé à tabac comme à Turin. Zio Alberto, hors de lui, m’accusa de faire des affaires dans son dos, qu’est-ce que tu crois, que je suis pas capable de faire rentrer de l’argent ? Puisque tu es si doué, vas-y, sculpte-le toi-même, ton putain d’angelot.
Puis il s’endormit. Retenant mes larmes, je pris un marteau, plaçai le ciseau contre un bloc de marbre qui semblait de la bonne taille, et donnai le premier coup d’une longue série.
Alberto partit pour un voyage de plusieurs jours dans les villages voisins, d’où il rapporta quelques contrats. Il entra droit dans l’atelier et étudia l’angelot que je terminais. Il paraissait fatigué mais sobre, ce qui signifiait juste qu’il n’avait pas trouvé à boire.
– C’est toi qui as fait ça ?
– Oui, Zio.
J’aimerais revoir cet angelot. Je rirais sans doute de mes erreurs de jeunesse. Je crois tout de même qu’il était acceptable. Alberto secoua la tête, tendit la main.
– Passe-moi ta gradine.
Il tourna autour de l’angelot, mon outil à la main, s’apprêta à corriger un détail, renonça, un autre détail, renonça, me regarda de nouveau, répéta :
– C’est toi qui as fait ça ?
– Oui, Zio.
Sans me quitter des yeux, il alla chercher une bouteille, ôta le bouchon avec ses dents, but une longue goulée.
– Qui t’a appris à sculpter comme ça ?
– Mon père.
J’étais précoce à treize ans, mais le terme n’existait pas encore. Le monde d’alors était plus simple. On était riche ou pauvre, mort ou vivant. L’époque n’était pas à la nuance. Mon père avait tiré la même tête que Zio Alberto le jour où, à sept ans, je lui avais dit « non, pas ici », alors qu’il posait le ciseau sur un trumeau qu’il sculptait.
– Tu te débrouilles, c’est sûr, mais des comme toi, j’avais qu’à me baisser pour en ramasser, à Turin. Alors te monte pas le bourrichon. Et il est dégueulasse, cet atelier. T’as pas intérêt à aller te coucher avant d’avoir nettoyé.
Puis il retourna mon travail et y apposa son monogramme. La première œuvre de Mimo Vitaliani, Ange tenant une amphore, est signée d’Alberto Susso.
Je me couchai de méchante humeur sur mon lit de paille. Alinéa me rejoignit un peu plus tard, trébuchant sur l’échelle qui montait au grenier. Il jura, pouffa, s’approcha de mon coin à quatre pattes. Il avait eu droit à quelques verres de la piquette de Zio Alberto.
– Dis donc, le patron, il était pas très content avec cette histoire d’ange. Il arrête pas de dire que tu pètes plus haut que ton cul.
– J’y peux rien, c’est que mon cul est trop bas. »
Extraits
« – Tu me raccompagnes jusqu’à la route ?
Elle me tendit la main, et je la pris. Comme ça, franchissant d’un seul pas d’insondables abimes de conventions, d’empêchements de classe. Viola me tendit la main et je la pris, un exploit dont personne ne parla jamais, une révolution muette. Viola me tendit la main et je la pris, et c’est à cet instant précis que je devins sculpteur. Je n’eus pas conscience du changement, bien sûr. Mais c’est à ce moment, de nos paumes alliées dans cette cabale de sous-bois et de chouettes, que me vint l’intuition qu’il y avait quelque chose à sculpter. » p. 96
« Elle m’ouvrit un monde de nuances infinies. » p. 118
« – Eh bien, je viens d’il y a une seconde. Si T est l’instant présent, il y a une seconde, à T – 1, je n’étais pas encore là. Et maintenant j’y suis. J’ai donc voyagé de T – 1 vers T. Du passé vers le présent.
– Tu ne peux pas vraiment voyager dans le temps.
– Si. Tiens, je viens juste de le refaire. Je viens d’il y a une seconde.
– Mais tu ne peux pas y retourner.
– Non, car le passé ne sert à rien. C’est pour ça qu’on voyage du passé vers l’avenir.
– Tu ne peux pas aller dans dix ans.
– Bien sûr que si. Retrouvons-nous ici dans dix ans, le 24 juin 1928, même heure. Tu verras, j’y serai.
– Sauf que tu auras mis dix ans pour y aller.
– Et alors? Quand tu es venu de France, peu importe que ton train ait mis une minute ou une journée. Tu as bien voyagé de la France vers l’Italie, non?
Sourcils froncés, je cherchai le point faible de son raisonnement. Mais Viola n’avait pas de point faible.
– De la même manière, je serai là le 24 juin 1928, et j’aurai voyagé dans le futur. CQFD. Allez, viens, les morts nous attendent. » p. 119
« – Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. Tu comprends? » p. 574
À propos de l’auteur
Pendant vingt ans, Jean-Baptiste Andrea a travaillé comme scénariste et réalisateur, en France et aux États-Unis. La sortie de son premier livre, Ma reine, aux douze prix littéraires, a signé la naissance d’un auteur à la puissance romanesque rare qui se confirmera deux ans plus tard par la publication de son deuxième roman, Cent millions d’années et un jour.
Après sa trilogie sur l’enfance, récompensée notamment par le Prix RTL-Lire pour Des Diables et des saints, il pousse plus loin encore le curseur de son ambition littéraire. Dans Veiller sur elle il déploie avec maestria une intrigue aux multiples personnages, inscrite sur près d’un demi-siècle d’histoire italienne. (Source: Alina Gurdiel et associés)
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