Lauréat du Prix littéraire Patrimoines Louvre Banque Privée 2023
En lice pour le Prix Renaudot 2023
En deux mots
La Teigne a de plus en plus de mal à supporter ses conditions de détention et les traitements dégradants qui lui sont infligés. En août 1934, avec 55 de ses codétenus, il parvient à s’échapper du bagne de Belle-Île. Mais l’océan est leur prison et tous vont être capturés. Tous, sauf La Teigne qui va trouver refuge chez des marins-pêcheurs.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Briser les tout-petits, étrangler les plus grands»
Le 27 août 1934, 56 jeunes parviennent à s’évader du bagne de Belle-Île. À partir de ce fait divers, Sorj Chalandon imagine qu’un détenu parvient à échapper à l’armée constituée pour retrouver les fugitifs. L’histoire de Jules Bonneau est tout à la fois un cri de colère et une formidable démonstration de solidarité alors que le monde est prêt à s’embraser une nouvelle fois.
La Teigne n’en peut plus de la violence et des insultes, de l’i humanité de Chautemps, Le Goff, Napoléon, Le Rosse, Chameau, Toupet, Le Rat, «tous ces cogneurs en uniformes, ces matons à la moustache grasse, hurleurs, suant l’alcool, ces salauds» chargés de le surveiller, lui et ses compagnons d’infortune, bagnards enfermés dans un ancien fort de Vauban, mais surtout sur une île qu’on appelle Belle-Île. Ironie du sort. «L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine.»
Jusque-là, toutes les tentatives d’évasion se sont soldées par autant d’échecs. Repris, ceux qui ont voulu prendre la poudre d’escampette se retrouvent à la prison de Lorient où dans un autre bagne, à essayer de lutter et de résister à ces hommes dont la mission consiste à «briser les tout-petits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres.» À faire de ces enfants «des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d’un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l’usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront. Qui s’étourdiront au bal du samedi, à la rencontre d’un jupon. Et qui l’épouseront sous le coup du vin, l’urgence d’un ventre plein. Vie en lambeaux, sans grâce, sans lumière. Puis qui mourront, un matin pour rien, avec le masque gris d’un enfant de Belle-Île.»
Mais au soir du 27 août 1934, l’histoire prend une autre tournure. Cette fois, ce sont cinquante-six bagnards qui s’évadent. Du coup, c’est le branle-bas de combat, la mobilisation générale. Les gendarmes vont devoir s’appuyer sur la population. Ils offrent une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Comme l’écrira Jacques Prévert, qui a entendu parler de ce fait divers qui a réellement existé.
«Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant».
Cernés par l’océan, les évadés vont finir par rendre les armes. Sauf La Teigne. Il parvient à déjouer les contrôles. Et va trouver asile auprès de marins-pêcheurs.
Dans cette seconde partie, La Teigne va chercher à retrouver son nom, Jules Bonneau et à se construire un avenir. Mais la grande Histoire l’attend au tournant. La Seconde Guerre mondiale se cache derrière les discours populistes qui envahissent l’Europe.
Après Enfant de salaud, Une joie féroce et Le Jour d’avant, revoici Sorj Chalandon à son meilleur. Car il est cet enragé, n’a aucune peine à s’identifier à cet enfant battu qui lui ressemble tant. Sa plume virevolte et s’engage. Elle est chargée de la colère, des blessures de l’enfance. J’y ai retrouvé aussi le souvenir de lectures qui m’ont marqué enfant, Chiens perdus sans collier de Gilbert Cesbron et L’Enfant de Jules Vallès.
Un cri du cœur qui ne l’empêche nullement de chercher comme dans Profession du père l’humanité derrière la violence, la solidarité derrière la colère, la démocratie derrière la droite extrême.
Ce onzième roman sait vous prendre aux tripes. Alors vous ne le lâchez plus, secoué par l’émotion.
L’enragé
Sorj Chalandon
Éditions Grasset
Roman
416 p., 22,50 €
EAN 9782246834670
Paru le 16/08/2023
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Belle-Île. On y évoque aussi Lorient et Rennes, ainsi que Saint-Jacques-de-la-Lande.
Quand?
L’action se déroule de 1932 à 1942.
Ce qu’en dit l’éditeur
En 1977, alors que je travaillais à Libération, j’ai lu que le Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer allait être fermé. Ce mot désignait en fait une colonie pénitentiaire pour mineurs. Entre ses hauts murs, où avaient d’abord été détenus des Communards, ont été «rééduqués» à partir de 1880 les petits voyous des villes, les brigands des campagnes mais aussi des cancres turbulents, des gamins abandonnés et des orphelins. Les plus jeunes avaient 12 ans.
Le soir du 27 août 1934, cinquante-six gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Tandis que les fuyards étaient cernés par la mer, les gendarmes offraient une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Alors, les braves gens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs dans les villages, sur les plages, dans les grottes. Tous ont été capturés. Tous? Non: aux premières lueurs de l’aube, un évadé manquait à l’appel.
Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues.» S.C.
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Sorj Chalandon présente «L’Enragé» © Production France 24
Sorj Chalandon présente «L’Enragé» © Production Éditions Grasset
Les premières pages du livre
« 1.
La Teigne
11 octobre 1932
Tous sont tête basse, le nez dans leur écuelle à chien. Ils bouffent, ils lapent, ils saucent leur pâtée sans un bruit. Interdit à table, le bruit. Le réfectoire doit être silencieux.
— Silencieux, c’est compris ? a balancé Chautemps pour impressionner les nouveaux.
Sauf à la récréation, la moindre parole est punie.
Le surveillant-chef empêche même les regards.
— Je lis dans vos yeux, bandits.
Cet ancien sous-officier marche entre les tables, boudiné dans son uniforme bleu.
— J’y vois les sales tours que vous préparez.
Sa casquette de gardien au milieu de nos crânes rasés. Moysan, Trousselot, Carrier, L’Abeille, Petit Malo, même Soudars le caïd, tous ont la tête dans les épaules. Notre troupe de vauriens semble une armée vaincue.
— Vous êtes des vicieux !
Chautemps frappe une table avec sa coiffe à galons. Il s’est approché de moi.
— La Teigne, baisse les yeux !
Je soutiens son regard.
Le coup va partir. Je le sais.
Il se racle la gorge. C’est le signe de sa colère.
— La Teigne !
Personne n’a le droit de m’appeler comme ça. Jamais. C’est mon nom de guerre, gagné à force de dents brisées. Moi seul le prononce. Je le revendique et les autres le craignent. Aucun détenu, aucun surveillant, pas même Colmont le directeur ne peut l’employer. « La Teigne », c’est mon matricule et ma rage. Mon champ d’honneur.
Chautemps s’approche. Je suis à table en bout de banc, le cinquième de ma rangée. Je ne vois que des dos courbés. Même en prison, les gars se font face à table, ils discutent comme au restaurant. Mais ici, à la Colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne, on nous a installés les uns derrière les autres, des rangées de nuques, avec interdiction de se retourner.
— Regarde ton assiette !
Une gamelle en fer-blanc.
En Mayenne, nos porcs bouffaient dans le même métal. Je le défie. Mauvais sourire.
— Mon auge, tu veux dire.
Sans un mot, le surveillant saisit le broc cabossé posé devant moi et me le jette au visage. Une gifle de métal. Le pichet heurte ma pommette. Je suis trempé. Et maintenant, il est là Chautemps, grand ballot bras ballants, ne sachant plus quoi faire.
Lorsque le chef m’a demandé de baisser les yeux, j’ai saisi ma fourchette, une dent manquante, trois aiguisées. Faire mal. Le gardien a vu mon geste.
— Regarde ton assiette !
Je lui saute à la gorge. Le salaud est grand. Il fait ma taille, mon poids, mais j’ai 18 ans et il en a 50. Un animal qui attaque son maître. L’entraîne dans sa chute. Il bascule sous la charge, les mains en l’air, tombe sur le dos, tête violemment cognée au sol. Et moi je suis déjà sur lui, à califourchon, agrippé à son col d’uniforme. Je crie, mes yeux dans les siens. Je lui écrase la gorge avec mon bras. Je sors ma langue. Je la tourne en tous sens. Un chien qui lape.
— C’est ça, un vicieux, chef ?
Nos fronts heurtés, sa peur, ma joie.
— Réponds-moi chef, c’est ça vicieux ?
Du fond du réfectoire, les gardes accourent en hurlant. Leurs souliers ferrés sur le ciment. Je ramasse la casquette de Chautemps, je l’enfonce jusqu’aux yeux sans lâcher ma proie.
Lui le chiourme, moi le garde.
— Déconne pas La Teigne ! Lâche-moi !
Sa voix étranglée. Ses yeux fous. Son visage presque bleu.
Les trois surveillants se ruent sur moi, je mords ma victime. Je croque son cou. Le festin du loup. Mais la couenne d’un homme résiste aux dents gâtées. Elle est souple, dure, elle ne se laisse pas arracher. Je n’ai pas de chair en gueule. Le goût du sang, rien d’autre. Sous les coups de matraques, ma mâchoire renonce. J’ai un troupeau de gardes sur le dos. Ils me redressent, me passent les menottes. Un surveillant frappe ma nuque d’un coup de nerf de bœuf et me crache au visage.
— Salopard, va !
Je tremble. Tous tremblent. Deux coups de sifflet.
Le réfectoire qui bruissait est rappelé à l’ordre.
C’est fini. J’allais être jeté en cellule de punition, condamné au pain et à l’eau. Ou traîné devant le prétoire pour être envoyé à Eysses.
— Si tu continues, tu vas te retrouver à Eysses !
Le pénitencier des enragés. La pire des menaces.
Soudars le caïd y était resté trois ans, avant d’être placé ici. Il était discret sur son séjour, mais il l’arborait. C’était sa médaille de dur. Un hochet en guimauve, en fait. Le colon était trop tendre pour l’établissement impitoyable de Villeneuve-sur-Lot. L’administration pénitentiaire l’avait transféré à Belle-Île pour bonne conduite.
Le chef des surveillants s’assied péniblement. Il reprend ses esprits, bras passés autour de ses genoux repliés. Jamais je ne l’ai vu terrassé. Lui qui se dit le cousin de Camille Chautemps, le président du Conseil, ressemble à un gamin après une chute de vélo. Son regard est perdu. Son cou saigne. J’ai encore sa casquette de gaffe sur la tête.
Un gardien me l’arrache.
*
Ambroise Chautemps s’est arrêté à ma hauteur, très grand, bras croisés. Il s’est raclé la gorge. Il me défiait, menton haut et sourcils froncés.
— Regarde ton assiette !
Le surveillant-chef connaissait mes crises. Mes délires, comme il disait. J’en avais parlé au médecin. Et il le lui avait répété. Je rêvais de tuer pour ne pas avoir à le faire. Je prenais mon inspiration et je m’imaginais passer à l’acte. Les cris, les regards, la peur. Je m’entendais frapper. Une poignée de cheveux arrachée, une oreille écrasée d’un coup de poing. J’avais le goût du sang en bouche, le salé, le métal, tout ce haut-le-cœur. Même les larmes des autres sur ma langue. Après une telle bouffée de colère, j’avais froid, je tremblais. J’avais peur aussi. Sans bouger de mon banc, sans me lever du lit, sans quitter des yeux ma gamelle, je venais de blesser un détenu, de tuer un gardien, de détruire le réfectoire, de m’évader.
Cette fois, j’avais dévoré Chautemps.
Je respirais fort, ma main tremblait, serrée en poing sur la table. L’autre enfouie dans ma poche, à triturer le ruban de ma mère en chapelet.
Il m’a fallu quelques minutes pour revenir à moi. Comprendre que rien ne s’était passé. Me rassurer. Me dire que c’était pour de faux. Le silence régnait. Le surveillant m’avait vu le regarder. Mes yeux fous. Ma bouche ouverte. Je venais de lui bouffer la gorge et il le savait. Il sentait que je plantais ma fourchette dans sa nuque lorsqu’il avait le dos tourné. Que je le perçais à coups d’épissoir volé à la corderie. Que je lui éclatais le front sur le rebord d’un bureau en riant. Il devinait mes pensées. Quand il me regardait, il voyait sa croix.
Il s’est penché vers moi.
— Bonneau, baisse les yeux !
J’ai baissé les yeux.
Trousselot, Carrier, Soudars, L’Abeille et tous les autres aussi.
— Silence Malo !
J’étais assis en bout de banc. Ma place habituelle. Chautemps a repris sa ronde au milieu des colons. En ville, c’est comme ça qu’on nous appelait. Lui nous avait surnommés « les vicieux ». Renfrognés, nous étions une menace. Souriants, un danger pire encore. Il pensait que nous étions en train de l’endormir pour fomenter quelque mauvais coup. Et il avait raison. Nous n’étions jamais en repos. Même les yeux dans ma gamelle, je complotais. Je lui tenais tête, je répandais son sang. Je défiais aussi les autres surveillants. Je punissais les gamins idiots qui suivaient les ordres comme des brebis. Je corrigeais tous les Soudars, les caïds, les forts en gueule, les forts en poings, ceux qui touchaient les petits dans les douches, ceux qui me défiaient, ceux qui me parlaient mal.
J’ai pris ma cuillère tachée pour racler le fond de ragoût. Je n’étais plus qu’une nuque et un dos. Un vaurien maté, le front contre le bord de sa gamelle. Un docile.
*
Sept des nôtres s’étaient évadés deux jours plus tôt. Et j’avais voulu prendre ma part de colère. Même coincé au réfectoire, faire mal me faisait du bien. Les camarades avaient profité d’une sortie pour s’enfuir, avec les gardiens, des paysans et des pêcheurs aux trousses.
Le chef d’atelier en avait parlé avec un instituteur. Trousselot les avait écoutés. Il était de corvée de serpillière, il avait pris tout son temps, aux aguets, penché sur son balai.
Après deux jours à errer dans la lande, les pupilles avaient fracturé la porte de l’ancien château de Nicolas Fouquet, qui avait servi de quartier disciplinaire à la colonie. À son époque, le vicomte avait acquis Belle-Île comme on achète une miche de pain.
Aujourd’hui, le fortin appartenait à un dentiste parisien qui n’y habitait pas. Conduits par le colon Délivas, les sept ont envahi le bâtiment vide. Ils ont volé un pistolet, une paire de fleurets et un sabre. Ils ont aussi pillé la cave, bu le vin fin à la bouteille. Alertés par des voisins, les gendarmes ont tiré des coups de fusil en l’air pour les déloger. Alors les colons se sont enfuis dans les bois, avec du pain et une motte de beurre. Et c’est six jours plus tard qu’ils ont été retrouvés, cachés dans une grotte de la côte. Ils sont sortis sabre au clair, disant préférer mourir que de retourner à la colonie. Par ordre de la citadelle, les militaires ont promis d’escorter les évadés à la prison de Lorient. Alors, Délivas le caïd et les autres se sont rendus, sous les pierres, les mottes de terre et les crachats des voisins.
— Il y aura un procès pour les meneurs et Eysses pour leurs complices, a ajouté le chef.
Il s’est retourné vers Trousselot qui tapotait pensivement le carrelage avec sa serpillière.
— Qu’est-ce que tu fous, toi ? Active un peu, feignant !
C’est comme ça que nous avons appris cette évasion.
*
Le même soir, les gaffes étaient nerveux. Ils nous ont fait mettre en rang le long des baraquements. Il faisait froid, un début d’averse.
Chautemps a hurlé.
— Vous allez monter aux cellules l’un après l’autre !
Les plus jeunes sont passés les premiers, agrippés à la rampe de la rude échelle extérieure qui mène à l’étage. Quinze marches ajourées, le bois rendu glissant par la pluie.
— On suit !
Il attendait qu’un détenu arrive en haut pour appeler le suivant.
Chaque enfant montait au pas, frappant durement les marches de ses galoches.
— On en a jusqu’à demain avec vos conneries ? a grogné quelqu’un dans la file.
Chautemps a foncé sur nous. Il a sorti son nerf de bœuf.
— Qui a parlé ?
J’avais reconnu la voix grave de Marc Auzenet. Tout le monde a baissé la tête.
Le chef serrait les dents.
— Je punis au hasard ou je vous laisse tous dehors ?
Silence.
— Loiseau, c’est toi ?
Le jeune colon a ouvert des yeux immenses. Les caïds comme Auzenet l’appelaient « Mademoiselle ». Un visage de porcelaine, des yeux très bleus, il flottait dans son uniforme. Jamais il ne se plaignait de rien. Il baissait la tête, longeait les murs, acceptait toutes les corvées et n’avait qu’un seul bonheur : souffler dans sa clarinette à la fanfare. Camille Loiseau était orphelin. Son crime ? Avoir été abandonné par ses parents à l’âge de 12 jours, enveloppé de langes et déposé de nuit devant l’entrée de la cathédrale Saint-Corentin, à Quimper. C’est pour ça qu’il avait été enfermé ici à 12 ans jusqu’à sa majorité. Et qu’il vivait les yeux baissés.
Chautemps s’en prenait au plus faible d’entre nous.
Le gardien a soulevé le menton du gamin avec sa matraque torsadée.
— Hein, Gueule d’ange ? On se cache derrière les grands pour faire ses manœuvres ?
Loiseau a baissé la tête.
— Tu veux passer la nuit dehors, c’est ça ?
Le petit a secoué la tête. La pluie tapotait son crâne rasé.
Le chef a regardé notre troupe. Raclement de gorge.
— Ça serait bien si la fillette était punie à votre place, hein ?
J’ai baissé la tête.
— Ça arrangerait le salopard qui refuse de se dénoncer ?
Chautemps a remonté notre file. L’eau coulait de sa visière. Je savais qu’il observait chacun d’entre nous. J’avais froid.
— Sauf que ça ne va pas se passer comme ça.
J’ai levé les yeux. Le chef avait passé son bras autour de l’épaule fragile du petit colon.
— Ça ne va pas se passer comme ça, parce que Loiseau va gentiment nous donner le nom de celui qui a fait le malin et on va tous aller se coucher.
Il étreignait le gamin, il l’étouffait. Il s’est penché vers sa tête baissée.
— Tu me donnes le nom, Loiseau ?
Silence.
— Je ne t’entends pas, Loiseau.
Soupir.
Le garde a chantonné.
— Loiiiiiiiseau ?
Et puis il l’a giflé. Sans prévenir. Un coup en vache.
Le gosse a caché son visage avec ses avant-bras. Un geste d’habitude.
Couinement de souris.
— C’est Auzenet, chef.
Chautemps s’est dégagé. Il a contemplé sa cohorte. Il souriait, une main passée derrière l’oreille.
— Je n’ai pas bien entendu.
— C’est Auzenet, chef, a répété Loiseau d’une voix tremblante.
Auzenet s’est retourné vers le gamin, comme on sursaute à un coup de feu. Il a voulu faire un pas vers lui, je lui ai empoigné le bras.
— Sale mouchard ! a gueulé Auzenet.
Et puis il a croisé les mains derrière sa nuque. Il s’est mis à genoux. Le mutin se rendait.
L’autre échelle était déserte. Tous avaient déjà regagné leur couchage. Chautemps a donné trois coups de sifflet pour appeler à la rescousse. Deux surveillants sont arrivés en courant du 2e quartier. Quelques lèche-bottes, qui ont eu un certificat de bonne conduite, les appellent des moniteurs. Depuis la réforme, c’est leur nom. La Colonie pénitentiaire a été baptisée Maison d’éducation surveillée, et les gardiens, des moniteurs. Surveillant, ça faisait trop prison. Moniteur, ça chante la colonie de vacances. Ils avaient même remplacé leurs képis policiers par des casquettes. Les deux se sont mis au garde-à-vous. L’un d’eux était ivre. Il avait le pas trouble et les yeux chavirés. Chautemps a désigné Auzenet.
— Celui-ci dort à la belle étoile.
Les gardiens se sont emparés du caïd et l’ont relevé. Il ne s’est pas débattu.
Puis il nous a fait monter l’escalier, en silence et l’un après l’autre.
Les plus jeunes dormaient dans les combles, en dortoir de huit. Lits de fer, commodes, draps et couvertures pliés le matin. Les plus âgés avaient droit à une cellule, grillagée. Une cage à lapins bouclée de l’extérieur. J’étais seul dans mon clapier et ça m’allait.
Auzenet serait menotté à la rampe, sous l’orage. Pour quelques heures ou pour la nuit. Il venait d’être isolé une semaine au quartier disciplinaire. Il lui fallait une correction de plus.
Juste avant l’extinction et la fermeture de nos loquets, j’ai entraîné Moysan et Carrier vers les dortoirs. Le chef était resté en bas avec Auzenet le puni. Il allait remonter à l’étage. Faire vite. J’ai enfilé un béret et plaqué mon écharpe sur le nez. Loiseau se déshabillait, mal dissimulé par la porte de l’armoire. En nous voyant, les autres se sont tournés contre le mur.
— Hé, mouchard !
C’est moi qui ai parlé.
Le clarinettiste a sursauté. Il était encore en slip. La peau sur les os. Des griffures dans le dos et des bleus sur les jambes. Il s’est couché sur la terre battue, roulé en boule. Il savait ce qui l’attendait. Je ne lui ai donné qu’un coup de pied. Ni dans la tête ni dans le ventre. J’aurais pu tuer un autre que lui. Dénoncer un camarade et le laisser une nuit sous la pluie, ça se paye. Mais lorsque Loiseau s’est laissé glisser à terre, j’ai vu tomber un moineau du nid. Un oisillon translucide, peau tendre veinée de bleu, avec ses cheveux ras en plumes rares. J’ai vu un corps abîmé et vieilli, couvert d’hématomes. Un malade, un efflanqué. Un petit Judas quand même, mais qui ne méritait rien d’autre que mon pied au cul.
— Il s’en tire bien, a grogné Moysan lorsque nous avons regagné nos cellules.
André Moysan était tambour dans la fanfare de la colonie. Il cognait sur son instrument avec rage, comme il frappait ceux qui étaient sur son chemin.
— C’est tout ce qu’il va prendre ? a interrogé le grand Carrier.
— Oui, c’est tout, j’ai répondu.
Camille Loiseau avait 13 ans.
Auzenet est resté menotté jusqu’à deux heures du matin. Il s’était effondré contre les marches de l’échelle. Le chef a été appelé. Il a eu peur du malaise. Dans le passé, Haute-Boulogne a enterré des colons, elle affirme aujourd’hui protéger les pupilles.
De retour au 2e quartier, lorsque le caïd m’a demandé si je lui avais rendu justice avec le mouchard, j’ai répondu oui. Mais dès le lendemain, Loiseau avait repris sa place à l’atelier de couture, là où les caïds viennent choisir leur « petite femme ». Il n’avait aucune trace sur son visage, ni bras en écharpe ni jambe folle. Auzenet ne m’a plus posé de question. Et Loiseau ne m’a pas dénoncé.
*
Pendant une semaine, nous avons espéré revoir les évadés du fortin Fouquet, mais rien. Personne n’a plus jamais parlé d’eux. Une fois pourtant, nous avons aperçu leurs fantômes. Sur un chemin sinueux, émaillé de fougères, de ronces et de rochers, qui menait à la citadelle. Avec quelques autres j’étais de corvée d’ordures à la grande porte, de l’autre côté du mur. C’est Auzenet qui avait remarqué le cortège. Il m’a donné un coup de coude.
Une procession blanche, une marche de pénitents. Tous étaient courbés en avant, un sac lourd attaché dans le dos par des courroies. Certains portaient le béret, d’autres le chapeau de paille pointu des Canaques. Un seul était tête nue. Leurs sabots raclaient le sol.
— Une, deux ! Une, deux !
Le cri de leurs gardiens montait jusqu’à nous. Ils marchaient d’un même pas.
— Tu veux tâter de mon gourdin, Vigny ?
Auzenet m’a regardé. Discret clin d’œil. Clément Vigny faisait partie des sept mutins.
C’était la corvée des punis, avant qu’ils ne soient emmenés en prison ou transférés dans une colonie plus dure. De l’aube jusqu’au coucher du soleil, ils extrayaient le sable d’une crique située à deux cents mètres de la citadelle, et le transportaient par des chemins pentus à l’abri des murailles. C’était une main-d’œuvre gratuite pour l’entretien du ballast ferroviaire. D’autres charriaient des galets marins dans des hottes, pour empierrer les routes de France.
— Tu vois, je préfère encore la corvée de tinette des copains et l’épandage de leur merde dans les champs, avait souri Auzenet.
Quelques jours après son arrivée à Belle-Île, il avait été condamné à ce « supplice des cailloux », comme on l’appelait. Une semaine à remplir des sacs de sable et à les convoyer. C’était un mois de juillet. La tranche de pain gris n’avait pas suffi. Certains s’étaient évanouis de faim et de fatigue, écrasés par leur charge. Et tous avaient avalé leur quart d’eau du puits avant la fin du travail. Quelques-uns avaient même bu des gorgées de mer. Ils ont été malades. Le troisième jour, pour tenir, le caïd et trois de ses copains ont bu leur urine. Ils s’étaient juré de garder le secret, jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit surpris par un gardien en train de pisser dans son gobelet.
— Tu es vraiment un porc ! avait hurlé le gaffe, matraque levée.
Le lendemain matin, ils leur ont supprimé les timbales.
*
Une seule fois, j’ai tenté de passer le mur. Une muraille de six mètres qui encercle la colonie et nous cache l’océan. Nous étions trois. J’avais 13 ans et je venais d’arriver à Haute-Boulogne. L’idée était de profiter des travaux, de se glisser dans une benne de gravats et de bois qui partirait à l’extérieur. Mes copains l’ont fait, j’ai hésité. S’évader ? Mais pour aller où ? Nous sommes sur une île. Notre échappée s’arrêterait à la plage de Port-Guen ou sur les rochers, avec les gendarmes à nos trousses. Voler un canot ? Puis quoi ? Chavirer en rêvant aux lumières de Quiberon ? Quand bien même. Nous voilà dans un canot, à souquer vers la terre. Et puis ? Notre affaire réussit ? On marche vers Auray ? Vers Vannes ? Avec nos têtes de forçats et nos blouses de travail, ces bourgerons blancs qui nous font ressembler à des plâtriers ? Ah oui ! Bien sûr ! Dérober quelques vêtements qui sèchent dans un jardin, enfiler une casquette, trouver un vélo, filer jusqu’à la gare, prendre un train sans billet en se cachant sur le marchepied ? Et quoi encore ? Arriver à Paris, se fondre dans la foule, rejoindre les Apaches et les fripouilles des Batignolles. Refaire sa vie à la dure. Et après ? Pour un jambon volé à l’étalage, c’est le sifflet des gendarmes, la course-poursuite, la lourde chute sur le pavé mouillé, le coup de pèlerine plombée avant les coups de bâton. Et puis tiens, quel est ton âge, gamin ? 13 ans ? Tu vas connaître la Colonie pénitentiaire maritime. Belle-Île ? T’en viens ? Tu fais un peu le fier ? Alors ce sera Eysses, le donjon des criminels. Voilà. J’ai renoncé. Eux ont été capturés dans la lande le soir même.
Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s’évade pas d’une île. On longe ses côtes à perte de vue en maudissant la mer. Même si certains ont tenté le coup.
Je m’en souviens encore. J’étais là depuis deux ans. Profitant d’une sortie avec une chaloupe, trois grands s’étaient retrouvés avec un seul surveillant marin. Ils l’ont frappé, attaché à fond de cale, et ont dérobé une barque pour rejoindre le continent. Ils ont été arrêtés à peine le pied à terre. Une autre fois, quatre détenus âgés de 15 à 18 ans se sont mutinés à bord du Sarien, un canot-école. Le meneur s’appelait Goazempis. Un petit voleur. Ils ont tué le gardien Burlut à coups de rames, avant de le pendre au mât avec la drisse du foc. Cette fois, l’île entière s’était mise à leur recherche. Ils ont été cernés et sauvés de peu du lynchage. Leur rêve a pris fin à la prison de Lorient. Ils ont eu de la chance. Un jour, l’aumônier nous a dit que la baie de Quiberon était le cimetière des colons qui avaient échappé aux maladies.
Chautemps, Le Goff, Napoléon, Le Rosse, Chameau, Toupet, Le Rat, tous ces cogneurs en uniformes, ces matons à la moustache grasse, hurleurs, suant l’alcool, ces salauds nous en font voir. Éducation correctionnelle, comme ils disent. Ils veulent nous instruire, nous ramener au bien. Pour nous inculquer le sentiment de l’honneur ils nous redressent à coups de trique et de talons boueux. Ils nous insultent, ils nous maltraitent, ils nous punissent du cachot, une pièce noire, un placard étroit, une tombe. Ils nous menacent le jour et la nuit. Ils nous malaxent, nous brisent, nous pétrissent comme de la pâte. Ils concassent les mauvaises graines. Ils nous veulent tendres et lisses comme du pain blanc. À la salle de police les chenapans, les nuisibles, les voyous. À la taloche les dégénérés, les vicieux, les incorrigibles. Au mitard les infâmes. Briser les tout-petits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres. Transformer ces gibiers de potence en futurs soldats, puis en hommes, puis en plus rien. Des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d’un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l’usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront. Qui s’étourdiront au bal du samedi, à la rencontre d’un jupon. Et qui l’épouseront sous le coup du vin, l’urgence d’un ventre plein. Vie en lambeaux, sans grâce, sans lumière. Puis qui mourront, un matin pour rien, avec le masque gris d’un enfant de Belle-Île.
La Colonie pénitentiaire maritime et agricole de Haute-Boulogne avait été construite sur le glacis de la citadelle Vauban, une muraille noire jetée à pic sur des criques abruptes, pour anéantir les jeunes canailles. Pour nous écraser sous les charges, affamer nos corps, essorer nos esprits. Les moniteurs disent qu’ils veulent faire de nous des matelots, mais leurs ateliers de timonerie, de voilerie, de corderie, ne sont que des usines à épuiser. Ils veulent nous transformer en paysans avec la ferme de Bruté, mais leurs travaux des champs ne sont que des punitions pour nous éreinter. Et recracher des ombres, qui se jettent sur leur paillasse à la nuit. Mais à quoi bon nous exténuer, puisque nous sommes prisonniers d’une île ? Le haut mur d’enceinte, les cinq baraquements funestes, les dortoirs grillagés, les réfectoires silencieux, rien sur terre n’a la brutalité de la mer. Même nos gaffes, avec leurs casquettes de garde-barrière, leurs pantalons trop courts, leurs uniformes fripés, leurs boutons manquants, leurs moustaches luisantes de mauvais vin et roussies de tabac, ne sont que les laquais de l’océan. C’est lui notre haut mur. Notre véritable prison. L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine. »
Extraits
« C’était elle, ma colère, qui allait guider mes pas et me conduire à travers la lande. Elle, qui éclairerait ma traversée de la nuit. Elle, m’a colère, qui me libérerait de cette saleté d’île. Je voulais que mes galoches laissent dans sa terre l’empreinte de ma rage. »
« Il était innocent et je déteste les innocents. J’ai plus d’appétit pour le bourreau que pour sa victime. Je déteste les persécutés. Je déteste les yeux baissés. Je déteste les plaintes. Je déteste les dos courbés. Je déteste ceux qui s’en vont mourir les mains vides. » p. 110
À propos de l’auteur
Sorj Chalandon © Photo DR
Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est aussi l’auteur de onze romans, dont Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006 – prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013 – prix Goncourt des lycéens) ou encore Enfant de salaud, Une joie féroce et Le Jour d’avant. (Source: Éditions Grasset)
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