" Cérémonie "
SILKO Leslie Marmon
(Albin Michel)
" Le voyage en voiture me fatiguait. Mais je me souviens de la traversée de Gallup. Devant les bars, j'ai vu des Navajos vêtus de vieilles vestes déchirées. Il y avait aussi des Zunis et des Hopis, et même quelques Lagunas. Ils étaient tous affalés contre les murs sales des bars le long de la route 66, les yeux fixés sur le sol comme s'ils avaient oublié le soleil dans le ciel ; ou peut-être que c'était leur façon de rêver à l'alcool, en le cherchant dans la boue du trottoir. Et je me disais : " Ca aussi, c'est nous ; ces gens accroupis devant des bars comme des mouches froides collées au mur. "
Tayo, un peu malgré lui, a participé à la guerre nippo-américaine dans les pays limitrophes du Pacifique. Il en est revenu, mais son frère est mort entre ses bras. En a résulté un traumatisme si profond qu'il ne connaît d'autres recours que les hôpitaux psychiatriques et l'alcool. Et que les rares instants de la rémission sont ceux de l'immersion dans la culture originelle, celle que l'Auteure fait entendre dans une succession de chants traditionnels. Une quête d'authenticité qui prendra tout son sens lorsque l'un de ses oncles lui proposera d'importer du proche Mexique un troupeau de vaches aptes à résister aux conditions naturelles très dures qui sont celles de la Réserve où ils sont confinés (grands froids et chaleur, sécheresse récurrente).
Ce magnifique roman de Leslie Marmon Silko a de bout en bout émerveillé le vieux Lecteur. Un roman qui ne se limite pas à une dénonciation des crimes assimilables à un génocide des populations amérindiennes. Un roman qui redonne sens et vie à une culture que les conquérants tentèrent d'éradiquer. Un roman qui rappelle qu'il exista une autre Amérique, riche de sa diversité. Un roman qui offre un moment exceptionnel de Littérature, celle qui aide à vivre et à reconnaître les autres.
" On avait appris au peuple à se mépriser car il ne lui restait qu'une terre aride et des rivières asséchées, mais le peuple se trompait. C'étaient les Blancs qui n'avaient rien ; c'étaient les Blancs qui souffraient comme souffrent les voleurs, qui n'arrivaient jamais à oublier que leur orgueil se drapait dans le produit d'un vol, dans quelque chose qui ne leur avait jamais appartenu et qui ne leur appartiendrait jamais. Les destructeurs avaient roulé les Blancs avec autant de succès qu'ils avaient berné les Indiens, et maintenant quelques personnes seulement comprenaient comment fonctionnait cette répugnante tromperie ; quelques personnes seulement savaient que ce mensonge détruisait les Blancs plus vite qu'il ne détruisait les Indiens. Mais les effets en étaient cachés et ne se manifestaient que dans la stérilité de leur art, qui continuait à se nourrir de la vitalité d'autres cultures, et dans la dissolution de leur conscience du monde à travers des objets morts : le plastique et le néon, le béton et l'acier. Creux et inanimés, telle une figurine de terre dans un rituel de sorcellerie. Et le peu qui restait aux Blancs était maintenant racorni comme une graine conservée trop longtemps, ratatinée d'avoir trop attendu : fendue, ouverte, elle révélait la queue d'une feuille pâle et fragile, parfaitement formée et pourtant morte. "