En deux mots
Au moment du confinement, Jean-Philippe Toussaint décide de s’occuper en traduisant Échecs de Stefan Zweig, mais aussi de consigner cette expérience autour de la littérature et des échecs. C’est ainsi qu’il a construit L’échiquier, en 64 chapitres qui racontent sa vie, ses parents et amis, son œuvre et ses affinités. Et bien entendu sa passion pour le jeu d’échecs.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le livre en train de s’écrire
C’est durant le confinement que Jean-Philippe Toussaint a écrit son livre le plus intime, où il évoque ses souvenirs d’enfance, son père, ses amis à son œuvre littéraire. Le tout en 64 chapitres, comme autant de case de «L’échiquier».
«Les échecs — leur symbolique, leur romantisme, leur abstraction rassurante — ont toujours été intimement mêlés pour moi à l’écriture. Ils sont le sujet de mon premier roman, Échecs. Et, depuis que j’ai donné ce même titre, Échecs, à ma traduction de la nouvelle de Zweig, les deux textes se rejoignent dans mon esprit dans une boucle temporelle vertigineuse. Je commence ainsi à prendre conscience que, si je continue à tirer sur ce fil — le fil du jeu d’échecs —, c’est toute la pelote de ma vie qui pourrait se dévider, se débobiner et se dérouler dans ces pages.» Et voilà comment, durant les journées de confinement Jean-Philippe Toussaint décide de meubler son temps en divisant sa journée en deux, la traduction de Échecs de Stefan Zweig d’une part et l’écriture de réflexions autour de sa passion pour ce jeu d’autre part. C’est cette seconde partie qui a donné ce livre riche de souvenirs et qui va bien au-delà du projet initial. Car effectivement, très vite la pelote de sa vie s’est dévidée… Une pelote que l’on voit se dérouler au fur et à mesure dans ce livre en train de s’écrire.
Son point de départ pourrait se trouver dans un hall d’école, pavé alternativement en plaques blanches et noires. Des cases sur lesquelles les pièces seraient constituées des membres de la famille, des amis d’enfance, des auteurs qui ont accompagné l’auteur de La salle de bain. À la place du roi et de la reine, on placera son père Yvon, «directeur du Soir de Bruxelles, une personnalité reconnue, bien introduite auprès de la classe politique et habituée des plateaux de télévision» et avec lequel il jouera longtemps aux échecs. Jusqu’à ce qu’il soit plus fort que lui et qu’il mette fin à ces échanges, se refusant à perdre. Un père qui aura la lucidité de voir en son fils un futur écrivain. Sur sa mère, qui tenait une librairie-galerie, il est plus discret, mais aussi plus tendre, tout comme pour ses deux grands-mères et pour Madeleine, celle qui deviendra son épouse.
S’inspirant de Georges Perec – il s’agit d’aller d’une case à l’autre sans jamais y revenir – le romancier passe de la famille aux amis, les Bonhomme, Garrec, Caratini, Lehrer. Ou encore Dominique D. un camarade de classe fantasque dont il apprendra la mort tragique. Un drame qui frappera aussi Gilles Andruet, le champion d’échecs qui le fera progresser et dont il ne voudra pas croire qu’il a été assassiné.
Hommage émouvant aux amis disparus, ce livre évoque aussi les grands maîtres, Fischer et Spassky, Karpov et Kasparov, Youssoupov ou encore Kortchnoï que l’auteur a failli pousser au nul, sans doute l’une de ses réussites majeures.
Bien entendu, la littérature échiquéenne ne pouvait manquer dans ce livre. Zweig, cela va de soi, tout comme Perec, mais aussi Nabokov et sa Défense Loujine, Borges et même Lewis Carroll.
Dans cette vraie-fausse autobiographie, Jean-Philippe Toussaint joue beaucoup et propose au lecteur de jouer avec lui. Avant de finir sur une note plus grave, comme il l’a confié à Livres-Hebdo : «Dans le jeu d’échecs le rapport à la mort est évident, il faut tuer le roi, le temps se réduit comme peau de chagrin, le temps de la partie c’est le temps de la vie. Il y a de même dans le travail d’écriture cette acuité au temps qui passe. Je crois qu’il faut être hypersensible à la mort pour bien écrire.» Est-il utile d’ajouter que ce livre est très bien écrit ?
Échecs
Stefan Zweig
Éditions de Minuit
Nouvelle
Traduit de l’allemand par Jean-Philippe Toussaint
128 p., 14 €
EAN 9782707348906
Paru le 31/08/2023
L’échiquier
Jean-Philippe Toussaint
Éditions de Minuit
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782707348852
Paru le 31/08/2023
Où?
Le roman est situé principalement en Belgique, à Bruxelles et plus précisément à Ixelles. On y évoque aussi Paris et Maisons-Laffitte et des séjours à Berlin, au Portugal, en Algérie, à Médéa, en Corse, à Erbalunga.
Quand?
L’action se déroule des années 1960 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Je voulais, écrit Jean-Philippe Toussaint, que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs, je voulais faire du jeu d’échecs le fil d’Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu’aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier. »
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Règle du Jeu (Christine Bini)
Maze (Marie Viguier)
Le littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)
Causeur (Pascal Louvrier)
Le carnet et les instants (Alain Delaunois)
20 minutes
Blog Les lectures de Cannetille
Blog Shangols
Les premières pages du livre
« 1
J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement.
2
Il arrive, parfois, dans la vie, que le temps du monde, le temps de l’histoire — le temps des guerres et des pandémies — entre en résonance avec le temps intime de nos vies personnelles. C’est ce qui m’est arrivé au printemps 2020. Ce qui est advenu alors, pendant ce premier confinement qui a engourdi le monde, c’est une collision inattendue, une coïncidence imprévisible entre deux moments de ma vie que rien n’aurait dû rapprocher.
3
Un jour, pendant le confinement, je suis repassé devant l’école de la rue Américaine où j’allais quand j’étais enfant. Les rues de Bruxelles étaient désertes, on apercevait très peu de voitures dans le quartier. Arrivé devant le bâtiment en briques rouges de mon ancienne école, j’ai poussé la porte et j’ai jeté un coup d’œil dans le hall d’entrée. Je reconnaissais à peine les lieux, seule l’odeur m’a transporté fugitivement en arrière dans le temps, tout le reste me demeurait étranger. Derrière une succession de portes vitrées et de couloirs, je devinais un arrière-plan indifférencié de fenêtres en hauteur et de salles de classe. Une cour de récréation, un préau désert. Je ne suis pas entré dans l’école, je suis resté sur le pas de la porte. Je me tenais là, immobile au seuil de ce grand hall dallé de noir et de blanc, et ce qui apparut alors devant moi dans la lumière éblouissante du soleil de ce matin de mars, dans une sorte de réverbération visuelle issue des profondeurs du temps, comme lorsqu’on aperçoit, dans un mirage, des formes très lointaines qui se mettent à onduler sous la chaleur, c’est le carrelage en damier noir et blanc de ce grand hall d’entrée tel qu’il devait être au milieu des années 1960, souvent mouillé de pluie, avec des traînées de boue et des traces humides de pas et de cartables à moitié effacées. Je regardais ce vieux carrelage noir et blanc aujourd’hui sec et poussiéreux sur lequel se reflétaient et s’entremêlaient des ombres en mouvement, lentes et paresseuses, venant des branches des marronniers de la cour de récréation ou de plus loin encore, des abysses du passé, et je me suis alors rendu compte — jamais cela ne m’avait frappé auparavant — que le sol du hall d’entrée de mon ancienne école avait des allures d’échiquier.
4
J’étais là, immobile, devant l’échiquier de ma mémoire — et j’y resterai tout au long de ces pages, c’est le présent de ce livre, c’est son présent infini.
5
Dans La Vie mode d’emploi, Georges Perec applique un principe dérivé d’un vieux problème bien connu des amateurs d’échecs : la polygraphie du Cavalier. Il s’agit d’un problème mathématicologique, appelé aussi algorithme du Cavalier, fondé sur la marche du Cavalier aux échecs, qui consiste à faire parcourir au Cavalier les soixante-quatre cases de l’échiquier sans jamais s’arrêter plus d’une fois sur la même case. Je ne viserai pas ici une telle exhaustivité autobiographique. Non. Tout au plus me contenterai-je de promener négligemment mon Cavalier de case en case au gré de mes souvenirs, en tâchant de redonner vie à quelques fragiles silhouettes furtives et émouvantes qui ont traversé ma vie.
6
Le phare, symbolique, du quartier de mon enfance, c’est l’immeuble du 2, rue Jules Lejeune, à Bruxelles, qui se dresse à l’angle de la place Charles Graux et domine de sa hauteur la rue Washington. C’est un immeuble de pierre grise et de briques rouges qu’on aperçoit de loin, et je ne manque jamais, quand je repasse aujourd’hui dans le quartier, de jeter un regard à la fenêtre du quatrième étage. Je regarde cette fenêtre, et j’ai parfois l’impression de deviner l’enfant que j’étais derrière la vitre. Oui, je me revois là en pyjama en train de guetter le retour de mes parents qui ne rentraient pas. Mes premiers souvenirs d’inquiétude datent de cette époque — et, si le souvenir est si vif, c’est que c’est sans doute là, à sept ans, que j’ai imaginé pour la première fois la mort de mes parents.
7
Rue Jules Lejeune, rue Washington, place Leemans, je pourrais établir la carte de la géographie privée de mon enfance, où quelques lieux apparaîtraient comme autant d’abris rassurants, la Plaine de jeux Renier Chalon, mon école de la rue Américaine, le super GB du voisinage qui a fini par changer de nom pour des raisons de restructurations commerciales qui m’échappent et m’indiffèrent, le « petit Espagnol » de la chaussée de Waterloo, où mes parents nous emmenaient parfois dîner ma sœur et moi. Au cœur de cet univers stable et rassurant de l’enfance trônait la chambre de la rue Jules Lejeune que j’occupais avec ma sœur. Je me souviens des environnements fictifs qu’on y construisait avec Anne-Do, de nos cabanes imaginaires, des noms qu’on s’inventait pour agrémenter nos chimères. Moi, j’étais Michel, en hommage au héros éponyme de la Bibliothèque verte, Michel mène l’enquête, Michel en plongée, Michel poursuit des ombres. Michel ! Au-delà de cette topographie stable autour du havre de paix de la rue Jules Lejeune, un monde inconnu s’étendait, immense et indifférencié, où ne surnageaient que quelques rares îlots familiers, Sars-Dames-Avelines, Ostende, Le Coq, où nous passions les vacances avec nos grands-parents, et qui, dans la perception enfantine que nous avions alors du monde, nous paraissaient à des distances transatlantiques de Bruxelles.
8
Nous sommes en septembre 1963, quelques semaines seulement après ma première rentrée scolaire à l’école de la rue Américaine. Au panthéon familier et réconfortant de mes parents et de mes grands-parents, vient de s’ajouter un nouveau personnage bienveillant, l’instituteur, M. Massoul. Assis derrière nos pupitres dans une de ces salles de classe des années 1960 agrémentée d’un tableau noir et de cartes de géographie aux couleurs que le souvenir délave, nous apprenons à écrire, nous traçons, avec un porte-plume, des rangées de lettres d’une écriture arrondie, appliquée. Silence dans la salle de classe, crissements des plumes métalliques sur le papier blanc légèrement pelucheux des cahiers d’écolier. L’instituteur nous donne un devoir pour le lendemain, des lignes de lettres à tracer. De retour à la maison, je fais mes devoirs dans ma chambre de la rue Jules Lejeune. Appliqué, je trace des lignes de lettres dans mon cahier d’écolier, des lignes de « a », des lignes de « b », des lignes de « c ». Tita, ma grand-mère maternelle, est à la maison ce jour-là. Elle boit une tasse de thé et me regarde tracer mes lettres avec attendrissement derrière sa voilette — pressent-elle déjà l’écrivain que j’allais devenir ? —, et soudain je fais une tache d’encre sur la feuille. Blop. Un pâté. Ma poitrine se contracte, je suis sans force, le monde vient de s’écrouler autour de moi. C’est la première catastrophe absolue à laquelle je suis confronté dans ma vie professionnelle. Je ne sais comment réagir. Je suis un petit garçon de six ans (même pas six ans, cinq ans et demi à la rentrée scolaire 1963), et je suis effondré. Tita prend les choses en main, cela ne lui paraît pas aussi dramatique qu’à moi, aussi irrémédiable, cette tache dans mon cahier d’écolier. Avec une gomme, elle essaie de faire disparaître la tache. Rien n’y fait, l’encre ne part pas avec cette qualité particulière de gomme dont elle se sert, qui ne réussit qu’à affaiblir encore un peu plus le papier, à le froisser davantage, à le fragiliser, à le mettre en danger. J’observe, d’un regard anxieux, le déroulement des opérations. Je suis au bord des larmes. Il faut employer les grands moyens. Une lame de rasoir, dit Tita. Une lame de rasoir ? Branle-bas le combat dans l’appartement, on cherche une lame de rasoir, on va de pièce en pièce, on ouvre les tiroirs, Tita finit par dénicher une lame de rasoir dans la salle de bain. Elle m’assure que je vais être sauvé, que tout va s’arranger, que je devrais pouvoir éviter la prison. Tita s’assied devant mon cahier d’écolier, elle se prépare pour l’intervention, elle relève les manches de son cardigan, elle éprouve la lame de rasoir sur le buvard du bureau, elle sort un coin de langue entre ses lèvres pour affûter sa concentration. Avec précaution, elle se met à gratter, prudemment, l’encre dans mon cahier, à le râper avec le tranchant de la lame. La tache s’étiole, s’amincit, s’amoindrit — et soudain la lame perce le papier. Il y a un trou dans mon cahier ! Au drame s’ajoute le drame, à la catastrophe se greffe la catastrophe, c’est le sur-accident selon le vocabulaire consacré. Un trou, béant, cerné de minuscules résidus crénelés d’encre bleue, en plein milieu de la page de mon cahier d’écolier. C’en est fini pour moi, je m’effondre sur le bureau, je sanglote, en appui sur mon bras. C’est l’exil, le bannissement assuré. Je ne sais plus comment l’histoire s’est terminée (sans doute Tita a-t-elle écrit un mot à l’instituteur pour lui expliquer l’incident). Mais cet épisode traumatique de mon enfance révèle un trait de mon caractère qui m’aura empoisonné toute la vie, la quête épuisante de la perfection, qui, ce jour-là, s’est manifestée avec d’autant plus d’intensité que j’en ignorais la cause, que j’en subissais les souffrances sans en connaître l’origine.
9
J’ai un autre souvenir de la même eau. C’est quelques années plus tard, j’ai maintenant une dizaine d’années, et nous faisons une dictée. Je m’applique. M. Massoul, notre instituteur, passe entre les rangées, jette un coup d’œil sur les cahiers. Parfois, il s’arrête auprès d’un camarade et lui indique un mot ou une phrase du doigt pour signaler la présence d’une faute. La dictée se poursuit. L’instituteur s’arrête à côté de moi, regarde par-dessus mon épaule et me dit avec bienveillance qu’il y a une faute, mais il ne me dit pas où, dans quelle phrase, dans quelle partie du texte. Il me dit juste : « Il y a une faute » — et c’est comme s’il venait de placer une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je cherche, mais je ne trouve pas la faute, je sens le contact acéré du fer de la pointe de l’épée au-dessus de ma tête, implacable, insoutenable. La dictée se termine. L’instituteur commence à ramasser les copies, et je n’ai toujours pas trouvé la faute. Je sens la pression croissante de la pointe de l’épée sur mon crâne. Quand il arrive à ma hauteur, il veut prendre ma feuille, mais je la retiens, je ne veux pas la lâcher. C’est impossible à imaginer, c’est inenvisageable pour moi de rendre une copie dans laquelle je sais pertinemment qu’il y a une faute. Si je lâche cette feuille, comment espérer faire une dictée sans faute ? C’est ni plus ni moins la perspective de la perfection qui s’éloigne (heureux temps où la perfection pouvait se réduire à une simple dictée sans faute).
10
Dans les premiers jours de janvier 2020, je me suis installé à Ostende pour relire mon roman Les Émotions. Je suis arrivé en mauvais état à Ostende. J’avais super mal aux jambes. J’étais chargé, très grosse valise, mallette bleue qui contenait mon manuscrit, sac à dos de piscine avec maillot de bain, claquettes en plastique, bonnet de chez Speedo, gel douche à l’aloe vera. Moi, quoi, tel que le cuir des années a fini par me façonner. En descendant du train, j’ai pris un taxi, je n’avais pas le courage de rejoindre l’appartement à pied avec mon barda. Je suis allé prendre les clés à l’agence Lecomte et je me suis éloigné sur la digue en traînant ma valise à roulettes derrière moi. Dès que je suis entré dans le hall au rez-de-chaussée de l’immeuble Splendid, j’ai retrouvé cette odeur familière d’Ostende, où se mêlent le grand air, le vent, l’iode et le sable mouillé. En sortant de l’ascenseur, au septième étage, j’ai introduit la clé dans la serrure et je suis entré dans l’appartement désert et silencieux. Le soleil entrait dans la grande pièce où j’écris, il y entrait somptueusement.
Je me suis installé. J’ai fait le lit dans la chambre, j’ai vidé ma valise. J’ai posé le manuscrit des Émotions en évidence sur la grande table du salon. Puis, je suis ressorti faire quelques courses. En fin d’après-midi, je me sentais toujours aussi rouillé. Je me suis déchaussé et je me suis allongé sur le dos dans la pièce, au pied de la table où j’écris. Le jour était tombé. J’ai fait, très précautionneusement, quelques mouvements de gymnastique, étendu de tout mon long sur la moquette. Je faisais des étirements prudents, les bras fléchis derrière la tête, en expirant à fond. Intérieurement, je sentais que l’exercice me faisait du bien, je commençais à me détendre, mais l’écrivain que je suis ne pouvait s’empêcher de m’observer de l’extérieur et de se moquer de moi avec déloyauté. Le mal aux jambes ne m’a pas quitté de la journée. Je me disais vaguement que cela avait peut-être quelque chose de rhumatismal, voire d’arthritique (ah, il est beau, l’auteur de ces lignes).
11
Aussi loin que je me souvienne, bonne-maman, ma grand-mère paternelle, a toujours eu mal aux jambes. Dans les années 1960, bonne-maman nous accueillait, ma sœur et moi, au Coq, au mois d’août. Tous les après-midi, elle nous conduisait à la plage, d’abord dans nos poussettes respectives, puis, dès que nous fûmes en âge de marcher, nous la suivions à pied en trottinant derrière elle avec des glaces à l’italienne, crémeuses et torsadées, dans des cornets. Bonne-maman, la tête haute, la mine fière, sûre de son bon droit (que personne ne contestait, d’ailleurs), ouvrait la marche d’un pas déterminé sur les trottoirs du Coq de son allure offensée, emportant avec elle, dans des sacs accrochés aux poignées de la poussette, tout notre attirail de plage, un fourniment de pelles, de seaux, ballons, fleurs en papier (bonne-maman faisait de magnifiques fleurs en papier, certaines pouvant atteindre la coquette somme de huit poignées de coquillages), et, bien sûr, le thermos (car nous avions droit à une boisson chaude en sortant de l’eau, qu’elle nous servait en nous frictionnant le dos, tandis que nous claquions des dents sur la plage sous les grands ciels gris venteux de la mer du Nord). Bonne-maman devait avoir à l’époque à peu près l’âge que j’ai maintenant, même un peu plus jeune (l’âge vient un jour où on devient plus vieux que ses grands-parents), et elle ne cessait de se plaindre de ses jambes, sans manquer de faire état des facultés spécifiques que ce handicap lui conférait, car, à l’entendre, elle était capable de « sentir » à ses jambes que le temps allait changer (ses jambes étaient en quelque sorte son baromètre, et l’intensité de sa douleur les degrés de l’échelle qu’escaladait la grenouille qu’elle abritait en son sein dans le sanctuaire de ses cuisses). C’est toujours avec des allures de conspiratrice et quelque chose d’à la fois professoral et de secrètement autosatisfait qu’elle nous faisait ces sombres révélations. J’ai d’ailleurs hérité moi-même de cette faculté d’anticiper les changements météorologiques en me fiant simplement à mes jambes. Un peu de souplesse suffit pour porter attention à ses jambes, comme l’Indien qui colle son oreille contre les rails pour évaluer à quelle distance se trouve le train. J’ajouterais, pour ne rien taire de mes misères, qu’à ce mal de jambes chronique, s’ajoutait, en ce début d’année 2020, une douleur spécifique au genou droit, dont l’articulation, était, je le crains, mais je ne voudrais pas dramatiser la situation dès l’entame de ce livre, enflammée. La vieillesse, la belle affaire ! Dans son merveilleux petit Fellini par Fellini, un livre d’entretiens réalisés avec un journaliste florentin, Fellini explique : « Eh oui, j’ai soixante-quatre ans. Je me le répète souvent, afin de m’en persuader, après quoi je reste là comme à l’écoute, l’oreille plongée au fond de moi, pour percevoir ce qui a changé, ce qui s’est rouillé, ce qui est cabossé, en somme ce qu’éprouve et ce que pense quelqu’un qui a soixante-quatre ans. »
Bref, c’est tel, les jambes lourdes, bancal et décati, la hanche endolorie et le genou fragile, que j’entreprends l’écriture de ce livre. Mais, gare — celui qui écrit, c’est le jeune homme perpétuel que je suis.
12
Je n’avais aucune expérience de ce que pouvait être une crise sanitaire de grande ampleur. La première vision concrète de ce à quoi cela pouvait ressembler, je m’en suis fait une idée — encore très vague, lointaine — en voyant sur Arte un documentaire d’un journaliste français confiné à Pékin en janvier 2020. On voyait, concrètement, dans le reportage, la réalité de ce qu’était une quarantaine stricte, des points de contrôle à chaque carrefour, des barrages qui se dressaient au pied des immeubles, d’abord faits de bric et de broc, puis murés, avec des briques et du ciment, grillagés, surveillés par des vigiles de comités de quartier, des livraisons de nourriture qui se faisaient à distance, en laissant les marchandises à l’abandon au pied des barrages, des rues désertes, des transports en commun fantomatiques, et partout des silhouettes en combinaison blanche, gantées et masquées, qui prenaient la température de rares passants en pointant sur eux, visant le front ou le poignet, des thermomètres laser à poignée aux allures de scanneurs manuels ou de pistolets à eau.
Mais ce que je découvrais là pour la première fois dans ce reportage me semblait être à la limite de la réalité et du fantasme, quelque chose de familier mais qui ne pouvait avoir aucun lien, jamais, en aucun cas, avec une situation que je pourrais vivre moi-même un jour, à Paris ou à Bruxelles, dans ma réalité quotidienne. C’était comme si j’avais vu un reportage sur la peste noire au Moyen Âge, et que j’avais reconnu certains paysages familiers de Florence, des palais toscans, les rives herbeuses de l’Arno qui se perdaient dans le lointain. Je reconnaissais, certes, les rues de Pékin, des monuments, des avenues, des entrées de station de métro, des lieux qui ne m’étaient pas étrangers, mais ce qui s’y passait, les choses qui y étaient montrées, n’avaient et ne pouvaient avoir aucune connexion avec ma vie personnelle. Je ne me sentais pas concerné. Je restais à une distance infranchissable, inconcevable, irréductible, de l’événement.
La crise du coronavirus semblait encore très lointaine en ces premiers jours de mars 2020. L’Italie n’était pas encore confinée et ne le serait que le 9 mars. La France ne comptait encore que quatre morts et seulement deux cents personnes contaminées. Les rues de Bruxelles présentaient leur caractère habituel. Certes, nous avions entendu parler des gestes barrières, c’était quelque chose de connu et qui commençait même à entrer dans le vocabulaire courant, mais on était loin d’avoir intégré ces nouveaux usages dans nos pratiques quotidiennes. Éviter de se serrer la main ou garder ostensiblement ses distances relevait encore de toquades réservées à quelques paranoïaques qui se munissaient de gants de protection jetables en plastique bleu transparent pour faire leurs courses. Le monde entier n’avait pas encore succombé au Noli me tangere général qui allait contaminer les relations humaines dans les prochaines semaines. Mais le vent était en train de tourner, de nouveaux rites étaient en train d’émerger dans l’espace public. Ce fut le moment où, pour se saluer, le matin, sur tous les trottoirs d’Europe, ont commencé à apparaître des pratiques de substitution plus ou moins orthodoxes et les fameux gestes alternatifs, le salut avec le coude, l’inclinaison du torse à distance, la révérence ou la courbette, qu’on ne se contentait d’ailleurs pas de faire normalement, mais qu’il fallait absolument outrer, pour montrer qu’on n’était pas dupe de ces simagrées. Je me souviens, place Stéphanie, à l’arrêt du tram 93, avoir observé deux messieurs respectables se saluer du coude. Ils avaient bien décomposé leur geste, ils l’avaient exagérément amplifié et semblaient tous les deux hilares (l’hilarité semblant être un complément indispensable à ce genre de nouvelles salutations prophylactiques). Tout ce cirque, et cette hilarité générale, disparaîtraient dans les semaines suivantes, et se figeraient, dans la gravité et l’effroi, avec les premières dizaines de milliers de morts.
13
Le 11 mars 2020, en France, a été mis en place un comité d’experts chargé d’éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire liée au coronavirus. Le conseil scientifique, composé d’une dizaine de membres, avait la conviction que l’arrivée de la vague épidémique n’était plus qu’une question de jours.
Au début de l’année 2020 m’attendait un programme chargé d’expositions, de colloques et de voyages. Mais, ce que je commençais à pressentir, après avoir enregistré les premières annulations dues à la crise du coronavirus, c’est que d’autres événements allaient être annulés, et que, d’un coup, j’allais me trouver sans perspective, dans l’incapacité, à la fois de vivre (puisque tout ce que j’avais prévu serait annulé) et d’écrire, puisque je n’avais aucun nouveau projet en route. Ce sentiment de l’imminence de l’inaction forcée était encore diffus à ce moment-là, il n’était pas encore clairement formulé, mais, depuis quelques jours, une appréhension, une angoisse nouvelle était en train de s’insinuer sournoisement dans mes pensées. J’ai toujours eu la hantise du désœuvrement. J’ai toujours eu besoin, pour atteindre un point d’équilibre dans ma vie, d’avoir un projet en cours, un livre en préparation. Il fallait, impérativement, ces jours-ci, à Bruxelles, que je mette en place un nouveau projet. C’est alors que j’ai décidé, pour occuper les heures de désœuvrement que je sentais poindre à l’horizon, de me lancer dans la traduction d’un livre, et mon choix s’est porté sur la nouvelle Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig. »
Extraits
« Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs… Je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier. »
17
« La littérature est un art. Dans le meilleur des cas, il peut se dégager d’un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d’intelligence et de sensibilité peut s’opérer entre l’auteur et le lecteur. C’est ce qui se passe en général avec les livres des grands auteurs, reconnus par la critique et l’université. »
18
« J’avance, pas à pas, dans ma traduction du Joueur d’échecs. Depuis quelques jours, à ce projet de traduction est venu se greffer un autre projet, et même deux autres projets, qui s’emboîtent les uns dans les autres, comme des poupées gigognes. Ce n’est plus un projet que j’ai, mais deux, mais trois, qui sont complémentaires, qui s’enrichissent et se répondent. Je vais traduire Le Joueur d’échecs et j’en profiterai pour mener à bien un projet auquel je pense depuis longtemps, consacrer un essai à la traduction. Et, à ces deux projets, la traduction et l’essai, s’en ajoutera un troisième, un livre, une sorte de journal de bord que je tiendrai en parallèle, à la fois témoignage sur la traduction et méditation sur l’écriture, glose et flânerie, exégèse et cueillette, qui m’accompagnera tout au long du chemin. Voilà, j’ai défini le projet, il sera tricéphale. Je suis paré, le confinement peut commencer. »
19
« La Première ministre détaille, avec calme, les mesures qui vont prendre effet à compter du lendemain à minuit. Fermeture de toutes les écoles du pays. Fermeture des cafés et des restaurants. Annulation de toutes les activités, sportives et culturelles, peu importe leur taille, publiques et privées. C’est le basculement. Je me rends soudain compte de l’ampleur de la crise. Si je devais dater, avec précision, le moment où j’ai pris conscience pour la première fois de l’intensité de la crise sanitaire, ce serait ce soir-là, le 12 mars 2020, aux environs de 23 heures. »
21
« Ce moment où la sphère privée vole en éclats sous les assauts du monde extérieur. Depuis la veille, nous sommes tous concernés. Nous allons tous vivre, concrètement, de l’intérieur, ce qu’est l’intrusion, brutale, violente, d’un événement extérieur imprévisible dans ce qui constituait jusqu’ici l’univers tranquille et familier de notre vie quotidienne. »
23
« En chinois, le mot « crise » est composé de deux idéogrammes qui signifient « danger » et « opportunité ». Il est indéniable qu’il y a une dimension de « danger » dans l’épidémie de Covid-19 que nous vivons, un danger qui peut même prendre des proportions dramatiques pour les malades et leurs familles (le caractère , wei, représente d’ailleurs un homme au bord d’un précipice), mais qu’elle recèle aussi, et c’est peut-être moins déchiffrable, une opportunité.
Ce que la crise nous apporte, qu’on le veuille ou non, qu’on s’en réjouisse ou pas, c’est une occasion unique. »
26
« J’ignorais, à ce moment-là, qu’un jour j’écrirais des livres. J’ignorais qu’écrire des livres, au-delà du plaisir que j’y prendrais, serait un moyen de me préserver des offenses de la vie. Car si j’écris, si un jour je me suis mis à écrire, c’est peut-être précisément pour ériger une défense contre les arêtes coupantes du réel. »
27
« cette crise qui prépare assurément des temps nouveaux, cette crise qui devrait plutôt nous inciter à penser les grandes mutations de l’avenir me ramène toujours, pour ma part, aux heures lointaines de mon enfance et de mon adolescence. »
30
« Les échecs — leur symbolique, leur romantisme, leur abstraction rassurante — ont toujours été intimement mêlés pour moi à l’écriture. Ils sont le sujet de mon premier roman, Échecs. Et, depuis que j’ai donné ce même titre, Échecs, à ma traduction de la nouvelle de Zweig, les deux textes se rejoignent dans mon esprit dans une boucle temporelle vertigineuse.
Je commence ainsi à prendre conscience que, si je continue à tirer sur ce fil — le fil du jeu d’échecs —, c’est toute la pelote de ma vie qui pourrait se dévider, se débobiner et se dérouler dans ces pages. »
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« Il y a, je crois, une géographie de la mémoire. »
À propos de l’auteur
Jean-Philippe Toussaint © Photo DR
Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957. Il est écrivain, cinéaste et photographe. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres. Il a obtenu le prix Médicis en 2005 pour Fuir et le Prix Décembre en 2009 pour La Vérité sur Marie. Ses romans sont traduits en plus de vingt langues. Il a réalisé quatre longs métrages pour le cinéma et a présenté des expositions de photos dans le monde entier. En 2012, il a présenté au Musée du Louvre à Paris l’exposition LIVRE/LOUVRE. (Source: Éditions de Minuit)
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