En deux mots
Eleanor découvre sa grand-mère assassinée. Alors que l’enquête de police piétine, elle se rend avec son compagnon et l’exécuteur testamentaire dans le vaste domaine dont elle vient d’hériter. Alors qu’un hiver rigoureux s’installe, elle cherche à en savoir davantage sur l’histoire de ses aïeux. Mais la mise à jour de secrets de famille ne semble pas plaire à tout le monde. L’assassin rôde toujours.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
La vie cachée de ma grand-mère
Camilla Sten nous revient avec un thriller tout aussi glaçant que «Le village perdu». Cette fois une héritière est confrontée à de lourds secrets de famille et à un tueur qui rôde autour du manoir isolé qu’elle est venue découvrir alors que l’hiver et la nuit s’installent.
Ce thriller saisissant s’ouvre par un interrogatoire. Eleanor doit tenter d’expliquer les circonstances de la mort de sa grand-mère. En lui rendant visite, elle l’a découverte avec des plaies au cou, des ciseaux dans la main. Mais elle a aussi croisé son assaillant, un homme en noir, qui a pris la fuite. Le problème, c’est qu’Eleanor souffre de prosopagnosie, le trouble de la reconnaissance des visages. Son cerveau n’enregistre pas les visages humains et se contente de détails comme la vivacité d’un regard. L’enquête s’annonce particulièrement délicate.
D’ailleurs cinq mois plus tard, elle piétine toujours. En revanche, les formalités de succession peuvent suivre leur cours. Eleanor découvre avec stupéfaction qu’elle hérite d’un grand domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm.
Elle décide de se rendre sur place avec Sebastian, son compagnon, et d’un avocat, Rickard Snäll. «Quand elle débouche de la clairière, elle découvre une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir.» Elle constate que sa tante Veronika, la sœur de ma mère, a également fait le voyage. En revanche, Bengtsson, le gestionnaire du domaine, semble s’être évaporé. Et ce n’est pas le seul mystère qui plane au-dessus de ce vaste domaine. Au cours de leur inventaire, Eleanor va découvrir un carnet rédigé en polonais dans une petite chambre occultée et va tenter d’en savoir davantage sur l’histoire de ses grands-parents.
Qui était vraiment Vivianne? Qui aurait pu vouloir la tuer? Et pourquoi voulait-elle garder l’étrange manoir secret? Mais à chaque fois qu’elle progresse dans ses recherches, elle est confrontée et de nouveaux mystères.
Camilla Sten a choisi de scinder le récit en deux périodes, la quête d’Eleanor pour trouver les réponses à tous les secrets de famille et en parallèle la chronique des années 1960, lorsque Viviane vivait dans le domaine. Une construction qui permet au lecteur de comprendre les circonstances qui ont conduit à cette atmosphère si sombre. Les événements sont de plus en plus dramatiques et la saison – le froid et la nuit s’installent – ainsi que l’isolement – le domaine est loin de tout, les communications interrompues – vont renforcer la peur qui s’installe. Quand l’avocat est grièvement blessé, Eleanor ne peut s’empêcher d’imaginer que l’assassin de sa grand-mère rôde toujours. Aussi décide-t-elle de rentrer à Stockholm au plus vite.
Mais un véhicule en travers de la route va l’obliger à rebrousser chemin et à affronter le tueur.
Bien entendu, le thriller construit autour d’une maison isolée et de l’atmosphère angoissante n’est pas nouveau. Le cinéma et la littérature ont abondamment traité le sujet. Mais aussi Camilla Sten elle-même dans son précédent thriller, Le village perdu. Elle s’est aussi souvenue d’un roman de sa mère Viveca, Les nuits de la Saint-Jean, pour combiner les deux temporalités. Et c’est très réussi. Le suspense est au rendez-vous, la peur décuplée du fait de la prosopagnosie d’Eleanor, une maladie qui va bien compliquer l’enquête.
À l’heure où l’automne s’installe, n’attendez pas la nuit noire ou les grands froids pour vous plonger sous la couette avec ce Manoir des glaces!
Le manoir des glaces
(Arvtagaren)
Camilla Sten
Éditions du Seuil, cadre noir
Thriller
412 p., 21,90 €
EAN 9782021515367
Paru le 13/10/2023
Où?
Le roman est situé en Suède, à Stockholm et dans une région isolée du pays, en pleine forêt.
Quand?
L’action se déroule de nos jours ainsi que dans les années 1960.
Ce qu’en dit l’éditeur
Eleanor n’aurait jamais imaginé assister au meurtre de sa cruelle mais bien-aimée grand-mère Vivianne. Sur le seuil de l’appartement, elle croise le tueur. Mais atteinte d’une maladie rare, la prosopagnosie, elle ne peut reconnaître les visages.
En état de choc, elle apprend de surcroît que Vivianne lui a légué un manoir isolé dans la forêt suédoise dont elle n’avait jamais entendu parler.
Accompagnée de sa tante Veronika, de son compagnon Sebastian et d’un avocat un peu étrange, Eleanor se rend, angoissée, dans ce lieu inconnu. Le manoir dévoile peu à peu ses secrets et semble avoir été le témoin d’un passé terrible. Que cachait Vivianne ? Pourquoi n’avoir jamais mentionné l’existence de cette bâtisse ?
Beaucoup d’interrogations et si peu de temps, car le blizzard se lève et l’ombre des bois pénètre dans le domaine de Haut Soleil. Commence alors un huis clos pour le moins glaçant…
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’Ivresse du noir
Blog Blacknovel 1
Blog Ma voix au chapitre
Bande-annonce du roman «Le Manoir des glaces» de Camilla Sten © Production Éditions du Seuil
Les premières pages du livre
« ELEANOR
Dimanche 15 septembre
L’ampoule à économie d’énergie jette une lumière froide et blanche dans la pièce exiguë. Sans doute censée convoquer une normalité rassurante, de même que les chaises passe-partout et la table en bois lisse devant moi.
Lorsque je regarde mes mains, j’ai toujours l’impression d’y voir du sang, bien que je les aie frottées au savon antiseptique jusqu’à ce qu’elles soient rouges et irritées, dans la salle de bains aux murs immaculés.
La porte s’ouvre. Je sursaute. Entre un homme aux cheveux blonds en brosse, en uniforme de policier. Il tient à la main un petit dictaphone.
Il pose l’appareil gris sur la table entre nous avec un bruit étonnamment fort.
– Victoria, commence-t-il. Je vais enregistrer notre conversation, êtes-vous d’accord ?
Il m’appelle Victoria, comme si nous nous connaissions.
La pièce tourne autour de moi. Je suis si lasse, j’ai si froid. Je ferme les yeux pour que tout s’arrête.
– Victoria, répète-t-il de sa voix à la douceur factice.
J’ouvre les paupières, la bouche pâteuse. Je suis obligée de le corriger :
– Eleanor. Je m’appelle Victoria Eleanor mais personne ne m’appelle Victoria. Sauf Vivianne.
– Entendu. Vous êtes d’accord pour que j’enregistre la conversation, Eleanor ?
Je hoche la tête.
– Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé lorsque vous avez rendu visite à votre grand-mère ?
– S’il vous plaît, ne l’appelez pas ma « grand-mère ». Elle n’aime pas ça. Elle s’appelle – s’appelait – Vivianne.
– D’accord, acquiesce le policier, conciliant. Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé quand vous êtes allée chez Vivianne ?
Il a les yeux bleu clair, d’une couleur si homogène qu’ils semblent faux. Faciles à mémoriser. Bon signe distinctif.
Connaît-il mon diagnostic ? Je me surprends à me poser la question.
A-t-il déjà entendu le mot prosopagnosie ? Lui a-t-on déjà expliqué ce qu’il signifie ?
Je suis douée pour expliquer ça aux gens. Je le suis devenue. C’est inévitable quand on passe son temps à le faire.
La prosopagnosie est le trouble de la reconnaissance des visages. Mon cerveau n’enregistre pas les visages humains de la même manière que le commun des mortels. Je ne reconnais pas les visages. Au lieu de cela, je suis obligée de mémoriser des caractéristiques.
Non, pas très pratique en soirée. Oui, c’est une bonne excuse, sauf que ce n’est pas une excuse. C’est ma vie. Je ne reconnais personne. Pas même mon visage quand je me regarde dans le miroir.
– J’ignore ce qui s’est passé.
Il ne répond pas, m’oblige à remplir le silence.
– Je devais aller dîner chez Vivianne dimanche. Nous dînons ensemble tous les dimanches. Nous nous sommes mises d’accord sur ça. Elle ne doit pas venir chez moi, ne doit pas débarquer à mon travail ou appeler mille fois jusqu’à ce que je décroche. En échange, je lui rends visite tous les dimanches soir. Je le fais toujours. J’allais juste dîner chez elle et…
Je dévisage le policier. Les mots me manquent.
– Ça n’a pas besoin d’être parfait. Racontez-moi ce dont vous vous souvenez.
Ce que je fais.
ELEANOR
Cinq heures et cinq minutes plus tôt
L’écho de mes pas résonnait dans la cage d’escalier. L’angoisse me nouait l’estomac, comme chaque fois que je gravissais les dernières marches qui menaient à l’appartement de Vivianne. J’y avais vécu seize ans. C’était « chez moi ». Si ça ne tenait qu’à moi, je n’y aurais plus jamais mis les pieds.
Les dîners du dimanche étaient un compromis. Deux heures par semaine pendant lesquelles Vivianne avait le droit de murmurer, régenter, me faire avaler du xérès dans de petits verres délicats et m’examiner sous toutes les coutures. C’était l’idée de ma psy, Carina, et l’arrangement avait bien fonctionné depuis près de quatre ans. C’était un compromis.
Je ne voulais pas complètement couper les ponts avec Vivianne. Elle était ma grand-mère en théorie, ma mère en pratique. Impossible de vivre avec elle, impossible de vivre sans.
Les coups de téléphone de la semaine dernière, en ces journées de septembre à la chaleur accablante, avaient rompu notre pacte. Elle ne devait appeler qu’en cas d’urgence. Je n’avais pas répondu mais elle avait laissé des tas de messages sur mon répondeur. Quatre le mardi, six le jeudi. Un seul tard le vendredi soir.
Je les entends dans les murs. Ils me murmurent des choses.
Le dernier message m’avait flanqué la chair de poule.
J’étais habituée à ce qu’elle m’appelle, ivre et folle de rage, ivre et triste ou encore ivre et hallucinée, mais là, c’était différent.
Avait-elle commencé à perdre la boule ? Pour moi, Vivianne n’était pas âgée – elle était sans âge, Vivianne tout simplement – mais il est vrai qu’elle approchait des quatre-vingts ans.
Je me suis arrêtée devant sa porte. La plaque polie portait l’inscription V. Fälth. Courte. Convenable.
Je me suis préparée mentalement.
Pourquoi l’air était-il toujours irrespirable dans ce foutu immeuble ? J’étouffais. Si seulement j’étais restée dans mon appartement spacieux, un bras de Sebastian autour de mes épaules, sur notre canapé Ikea élimé, devant notre écran plat bien trop cher. Si seulement je pouvais passer mes dimanches soir à mater Netflix sans me prendre la tête, comme tous les autres.
Je frappai.
Les secondes s’écoulèrent. Une. Deux.
La porte s’ouvrit.
Je me forçai à sourire, bouche fermée ; je m’apprêtais à entrer mais une intuition m’arrêta. Quelque chose ne tournait pas rond. La personne à la porte ne correspondait pas à ma grand-mère.
Je la dévisageai, cherchant les traits distinctifs de Vivianne. Je ne voyais qu’un bonnet noir en laine à la place des cheveux brillants de ma grand-mère.
Je baissai les yeux sur ses mains.
Ce n’étaient pas les mains de Vivianne. Les ongles n’étaient pas longs et rouges ; l’index de la main droite ne portait pas une grosse bague en topaze. Les mains étaient, semblait-il, tachées de rouille.
– Qui…
Mais elle m’avait déjà bousculée et avait dévalé l’escalier. Stupéfaite, je suivis du regard la silhouette puis me retournai vers l’appartement.
Vivianne gisait sur le sol de l’entrée. Devant elle, sur le tapis gris-bleu à motifs, un objet reflétait la lumière du lustre de cristal. J’ouvris la bouche pour poser une question. C’est là que je sentis l’odeur.
Elle me frappa comme un mur.
Lourde, doucereuse – du fer, de la viande, du parfum. Elle me souleva l’estomac.
Sur le tapis, les ciseaux étaient ouverts, lames écartées. Je ne les avais jamais vus ainsi. Je ne les avais vus que polis, beaux et inutilisables à côté du miroir à main assorti aux décorations sinueuses et de la blague à tabac sur le buffet de la salle à manger.
Ils n’étaient plus lustrés. Ils laisseraient des traces sur le tapis.
Vivianne tendait le bras vers les ciseaux, la main ouverte.
Comme c’est étrange, pensa mon cerveau gelé, embrumé, pendant le court instant où je demeurai immobile. Pourquoi cherche-t-elle à attraper les ciseaux ? Et pourquoi ne s’assied-elle pas pour les saisir ?
Je sortis soudain de ma torpeur et je compris qu’elle ne tendait pas le bras vers les ciseaux mais vers moi ; que le gémissement, le râle qui sortait de sa bouche était sa tentative de crier mon nom ; que son chemisier à motifs n’était pas à motifs mais transpercé, à plusieurs reprises, par les ciseaux posés sur le tapis à cinquante centimètres de mes pieds.
Je traversai l’entrée en deux enjambées et m’agenouillai auprès d’elle. Je m’entendais parler, mais ma voix me parvenait depuis le lointain :
– Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Que dois-je faire ? Que veux-tu que je fasse ?
Parce qu’elle savait toujours quoi faire.
Alors je continuai à lui poser des questions, même si je voyais l’intérieur de son œsophage, écarlate, sanguinolent. La chair sous la peau. Elle me saisit le poignet de sa main tendue, comme un écho de toutes les fois où elle avait exécuté ce geste. Elle serra si fort que mes os semblèrent s’entrechoquer, comme si elle se noyait et que j’étais sa bouée de sauvetage. En un sens, elle se noyait vraiment. J’entendais à sa respiration difficile, rauque, que le liquide visqueux qui s’écoulait de plus en plus lentement de sa gorge avait déjà commencé à s’insinuer dans ses poumons.
Je fis la seule chose qui me vint à l’esprit.
Je pressai ma main libre contre la plaie de son cou.
ELEANOR
Aujourd’hui
– Vous souvenez-vous à quoi ressemblait la personne qui a ouvert la porte ? demande le policier. Pouvez-vous décrire son visage ? Était-ce un homme ou une femme ? Vous rappelez-vous son âge ?
Je secoue lentement la tête, croise ses yeux bleus, brillants, et souffle entre mes lèvres muettes :
– Non.
PREMIÈRE PARTIE
ELEANOR
Mercredi 19 février
Cinq mois plus tard
Il fait une chaleur à crever dans la voiture mais je ne dis rien. L’hiver a été marqué par la grisaille et les champs que nous dépassons s’étendent décolorés, couverts de givre, sous le ciel lourd ; seule une fine couche de neige les protège du vent. Avec un temps pareil, pas étonnant qu’on se sente gelé jusqu’à la moelle. Sans compter que c’est la voiture de Sebastian, et c’est lui qui conduit ; il règle la température à sa convenance.
– Merci d’avoir pris le volant, lui dis-je.
Il esquisse un vague sourire sans quitter la route des yeux.
– Pas de problème. J’aime bien conduire à la campagne. Moins stressant qu’en ville.
Je pose une main sur son genou car je sais que c’est la chose à faire, je serre délicatement. Nous sommes en couple depuis six ans mais ce genre de geste ne me paraît toujours pas naturel.
Nous nous taisons.
– Je me demande dans quel état est la maison, déclare Sebastian au bout de quelques minutes. Si ça se trouve, c’est une ruine ; c’est peut-être pour ça que ta grand-mère n’en a jamais parlé.
– Je ne sais pas.
Quand l’avocat de Vivianne avait mentionné le domaine de Haut Soleil pour la première fois, j’avais cru à une erreur. Je venais de sortir de l’hôpital, je ne savais pas encore comment j’allais supporter le monde réel.
L’avocat avait été très factuel. À mon grand soulagement, il avait esquivé les condoléances.
Tout d’abord nous devons parler de Haut Soleil, avait-il annoncé de but en blanc.
Avec une grande concision, il avait expliqué que Vivianne possédait des documents selon lesquels un bien était enregistré à son nom. Un ancien domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm, qu’elle avait hérité de feu son mari – mon grand-père.
– Je crois que mon grand-père est décédé aux alentours de Noël. Ils passaient les fêtes au domaine. Ça a dû arriver là-bas. C’est peut-être pour ça qu’elle a cessé d’y aller.
Sebastian fronce les sourcils.
– Comment est-il mort, déjà ? Il me semble que tu ne me l’as pas dit.
– Non, c’est vrai. Je n’en suis pas sûre moi-même. Elle n’en parlait jamais. Elle n’aimait pas parler de papi. J’ai toujours pensé qu’il avait été emporté par une crise cardiaque ou quelque chose dans le genre. En tout cas, il n’était pas malade. Ça a dû être assez brutal.
Les habitations se font plus rares. Nous avons dépassé de charmantes maisons de campagne puis des fermes, et ne voyons désormais que de vieilles bâtisses décaties aux murs en ruine et aux vitres brisées. Nulle trace de pas ou de roues sur la couche de neige glacée qui recouvre les prés. La région semble abandonnée. On se sent seul au monde.
Je regarde par la fenêtre en me rongeant l’ongle du pouce, une mauvaise habitude qui me suit depuis l’enfance et dont je ne parviens pas à me défaire. J’arrive de temps à autre à arrêter plusieurs mois d’affilée, puis un coup de stress me fait replonger. Depuis ce soir-là, je n’ai même pas essayé de me retenir. Mes ongles sont réduits à l’état de moignons déchiquetés, mes cuticules sont à vif.
Le GPS nous indique d’une voix monocorde de tourner à droite. Sebastian quitte la route et s’engouffre dans la forêt.
Direction, le domaine de Haut Soleil.
Anushka, le 18 juin 1965
Avant mon départ, ma mère m’a dit qu’ici il ferait froid. Très froid. Qu’il fallait que je me prépare à toujours être frigorifiée. Elle m’a fait ranger d’épais pulls dans ma valise et enfiler son gros manteau par-dessus le mien qui était élimé.
Mais dans cette maison, il fait une chaleur à crever. Je me sens trop grande pour mon enveloppe corporelle. Lourdaude, gonflée.
Nous sommes à la campagne depuis quatre jours et je me demande bien comment je vais tenir. On ne peut même pas ouvrir les fenêtres. Quelqu’un a peint les chambranles à grands coups de pinceau, ce qui les a complètement englués, et j’ai beau savoir que c’est vain, je ne peux m’empêcher de tirer sur la poignée, lorsqu’ils descendent au lac. J’appuie le front contre la vitre brûlante, y laissant des taches graisseuses.
Je les essuie avant qu’ils rentrent, pour qu’Elle ne voie pas.
Il dit toujours que c’est l’été le plus chaud de l’histoire, et semble étonnamment ravi même quand Il s’évente avec son journal à la table du petit-déjeuner. Je me contente de sourire, sans répondre. Elle croit que je ne le comprends pas, mais c’est juste que je ne sais pas quoi répondre.
Au début, je me taisais parce que j’avais honte ; les mots semblaient si maladroits dans ma bouche, mes phrases si laides et hésitantes. J’avais toujours été vive. C’est ce que disaient les voisins à ma mère quand j’étais petite : « Elle n’est pas jolie, mais elle est vive », « Estime-toi heureuse d’avoir une fille aussi éveillée. Aux jambes aussi rapides que l’esprit ».
Maintenant, je me sens bête. Depuis mon arrivée, j’ai l’impression que mon intelligence s’est envolée.
Ici, je ne suis pas drôle non plus. Personne ne rit à mes blagues, personne n’est impressionné par mes raisonnements. Pire, personne ne veut entendre ce que j’ai à dire. Si je garde le silence, ils pensent que je ne comprends pas, et si je parle, ils n’entendent que mes fautes d’accent et en déduisent que je suis sotte.
Ce n’est pas la vie que ma mère voulait pour moi. Ce n’est pas une chance qui m’est offerte.
Je ne suis dans ce pays que depuis quatre mois et je sais que je dois tenir bon, mais pitié, maman, tout ce que je veux c’est rentrer à la maison.
Si seulement je pouvais rentrer.
ELEANOR
– Là ! s’écrie Sebastian, m’arrachant à mes pensées.
Je sursaute et lève les yeux.
Après des kilomètres de champs, une route étroite nous a menés à travers une forêt dense aux grands troncs couverts de givre. Nous débouchons sur une clairière qui accueille plusieurs bâtiments. Une route en terre monte vers le manoir – une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir. Plus loin, on devine des maisons plus modestes et un petit lac entouré de roseaux gelés. La glace bleutée s’étire à la surface, parfaite, intacte.
– Waouh, incroyable ! s’enthousiasme Sebastian.
– Oui, c’est impressionnant. L’avocat avait parlé d’un manoir, mais ça…
Je hausse les épaules.
– Et ces autres petites constructions ? Qu’est-ce que c’est ?
J’essaie d’embrasser le domaine du regard. Certains des bâtiments ne sont pas si petits. L’un d’entre eux fait presque la moitié de la surface de l’édifice principal – ça doit être une écurie ou une sorte de hangar car il est un peu en retrait, caché à la lisière du bois.
– Plein de choses. Je ne sais pas.
À ma grande surprise, deux véhicules sont garés dans l’allée. L’un d’entre eux est une Volvo grise anonyme mais l’autre…
– Je croyais qu’il n’y aurait que l’avocat et nous ? s’étonne Sebastian en arrêtant la voiture.
Je secoue la tête.
– Moi aussi.
Au même moment, j’aperçois la sœur de ma mère, vêtue de l’un de ses innombrables manteaux noirs, appuyée contre la façade de la demeure, cigarette à la bouche. J’ajoute, d’un ton sec qui ne me ressemble pas mais qui l’espace d’un instant me fait penser à Vivianne :
– C’est typique de Veronika !
Aucun d’entre nous ne fait mine de vouloir sortir de la voiture.
– Je ne pensais pas qu’elle viendrait, dit Sebastian, la voix teintée d’une inquiétude qu’il ne parvient pas à dissimuler.
Sebastian n’a rencontré Veronika qu’une fois mais c’était amplement suffisant. Ça l’est pour la plupart des gens.
– Moi non plus. Elle avait dit qu’elle ne viendrait pas.
Ses mots exacts étaient les suivants : Il aurait fallu que cette vieille bique me paie pour y aller. D’une certaine manière, Vivianne la payait puisqu’il fallait faire estimer le domaine pour qu’elle touche sa part de l’héritage.
Je ne suis pas proche de Veronika. Je ne sais pas si Veronika a des proches. Quand j’étais petite, elle nous rendait visite et m’apportait toujours des cadeaux. Elle arrivait, toujours de noir vêtue, dans un nuage de fumée de cigarette à l’odeur à la fois glamour et écœurante. Puis elle avait cessé de venir. Depuis plusieurs années maintenant, je ne la vois plus que pour Noël, autour d’un long repas guindé où nous dégustons de la selle de chevreuil, de la gelée de groseilles et du gratin de pommes de terre. Veronika et Vivianne se toisent, les yeux mi-clos, chacune à un bout de la table et je tente de créer tant bien que mal un ersatz de bonne ambiance.
Je la voyais, plus exactement. Nous ne fêterons plus Noël toutes les trois. Pas avec Vivianne.
Veronika contemple la voiture de Sebastian avec le regard nonchalant, légèrement dégoûté qu’elle jetterait à un blaireau écrasé sur le bord de la route. Son manteau ébène trop large pend comme une paire d’ailes repliées et son sévère carré court de jais encadre son visage oblong.
Ses cheveux ont toujours été son trait le plus caractéristique. Il m’arrive de tressaillir quand je vois dans la rue une personne coiffée d’un carré court de la même couleur ; je croise son regard et j’attends qu’elle détourne les yeux sans me reconnaître avant d’oser souffler.
Sebastian éteint le moteur.
– Ne t’en fais pas, me rassure-t-il. On n’est là que pour quelques jours. Et puis, elle va sans doute se lasser et rentrer dès demain.
Sebastian, cet éternel optimiste.
– Ça doit être l’avocat, reprend-il au moment où j’aperçois un homme.
Si Veronika fait penser à un corbeau, l’exécuteur testamentaire semble tiré d’une banque d’images de photos de juristes. Il porte un pardessus gris assorti à sa Volvo – je ne peux m’empêcher de me demander si c’est à dessein –, les cheveux soigneusement peignés vers la gauche le long d’une raie parfaitement rectiligne, des gants en cuir et une serviette coordonnée posée à ses pieds alors qu’il nous attend en haut de l’escalier à l’entrée du manoir.
– Bonjour, lui dis-je en sortant de la voiture.
Je ferme la portière. Après cet habitacle surchauffé, l’air de février me revigore.
– Victoria ? demande-t-il avec cet accent typique de Stockholm qui doit rendre difficile pour lui un séjour prolongé hors de la capitale. Nous avons échangé par téléphone, n’est-ce pas ? Je suis Rickard Snäll, du cabinet Lindqvist.
C’est lui qui m’avait contactée quelques semaines plus tôt en m’informant qu’il serait temps de visiter le Haut Soleil pour procéder à un inventaire de succession. Il est plus jeune que je ne l’ai pensé quand je l’ai aperçu depuis la voiture. Il doit avoir la quarantaine bien tassée d’après les rides autour de ses yeux et les mèches grises dans ses épais cheveux bruns. Un autre avocat, plus âgé, était en charge du testament.
– Eleanor. (Je souris pour ne pas sembler désagréable.) Je préfère Eleanor.
– Ah. Ravi de vous rencontrer enfin, Eleanor.
Sa poignée de main est chaude et ferme. Je la lâche un peu trop vite.
Mon pouls accélère, palpite dans mes veines.
Ce n’est que l’avocat qui va s’occuper de l’inventaire. Aucun danger. Tu lui as parlé au téléphone, tu te rappelles ?
Je cherche un autre point où fixer mon regard pour ne pas le dévisager et je tombe sur Veronika. Elle jette sa cigarette dans le gravier, l’écrase du talon d’un geste aussi brutal qu’efficace et lève les yeux sur moi.
Pendant plusieurs secondes, personne ne dit mot. Elle attend que je me lance. C’est une technique de Vivianne, même si Veronika se mettrait en rogne si je le soulignais. Je craque la première.
– C’est génial que tu aies pu venir.
Ses lèvres s’étirent dans un sourire. Mais seulement vers la gauche. Petite, je pensais qu’elle le faisait à dessein. À l’époque j’étais encore émerveillée par ma tante qui me prodiguait une attention distraite, de celle qu’on accorde à un chiot. Son attention durait plus longtemps que celle de Vivianne, mais son humeur était plus changeante. Je la vénérais pour cela.
Ce n’est qu’à l’adolescence, lorsque la fougue de Veronika avait commencé à se calcifier et à se changer en agressivité, que Vivianne m’avait confié avec mesquinerie que ce défaut avait été causé par une paralysie faciale temporaire dont ma tante avait souffert avant ma naissance. C’était en réalité une bénédiction, avait affirmé Vivianne avec son sourire parfaitement symétrique. Elle ressemble tout de même à son père. Cette paralysie a au moins conféré à son visage du caractère.
– J’ai changé d’avis, lance Veronika. (Elle n’a ni regardé ni salué Sebastian.) Je ne suis pas venue au domaine de Haut Soleil depuis mon enfance. Je ne pouvais pas manquer ça. (Elle hausse légèrement les sourcils.) Ah ah ! Voilà le petit ami. Je vois.
Sebastian affiche son plus grand sourire, comme si elle l’avait salué poliment.
– Ravi de vous revoir, Veronika.
Bien joué !
Veronika le dévisage quelques instants puis hoche sèchement la tête. Elle se tourne vers l’avocat.
– Et vous êtes… ? s’enquiert-elle, sourcils haussés, comme si elle était restée plantée là sans se présenter ni lui accorder un regard jusqu’à notre arrivée.
C’est sans doute exactement ce qui s’est passé. Il la contemple comme on regarderait un chien qui vous grogne dessus.
– Rickard Snäll. Avocat. Je suis ici pour vous aider à procéder à l’inventaire de succession et à l’évaluation du bien. (Il se tourne vers moi.) C’est vous qui avez la clé, n’est-ce pas ?
– Oui.
Je monte les marches, fouille dans ma poche, la main moite. J’évite son regard.
– Elle se trouvait dans l’enveloppe découverte dans l’appartement de Vivianne. Avec l’adresse du domaine de Haut Soleil et le numéro de téléphone de Bengtsson. Je ne sais pas si elle ouvre autre chose que le bâtiment principal. Possible qu’il y ait des serrures aux autres portes, dans ce cas c’est peut-être Bengtsson qui a les clés. C’est…
– Celui qui s’occupe du domaine, oui, termine Rickard. J’ai essayé de le contacter au numéro que vous m’avez indiqué mais je n’ai pas eu de réponse.
– Moi non plus.
Cela fait plusieurs semaines que je tente d’appeler le gestionnaire, sans succès. Je tombe directement sur le répondeur. D’après le premier avocat, le testament de Vivianne précise que son salaire doit lui être versé sur la succession jusqu’au partage de l’héritage.
– Il a peut-être arrêté, suggère Rickard.
Je ne croise pas son regard, j’introduis la clé dans la serrure et tente de la tourner. Le verrou résiste mais finit par céder. La porte s’ouvre sur des gonds silencieux et bien huilés.
Voilà donc le manoir de Haut Soleil. Le secret que Vivianne m’a caché toute ma vie.
ELEANOR
Nous entrons dans un vestibule spacieux au parquet massif, agrémenté d’un authentique tapis persan. Le plafond est haut – probablement plus de trois mètres – et la lumière qui filtre par les fenêtres de part et d’autre de la porte inonde toute la pièce.
L’intérieur ne semble pas avoir été laissé à l’abandon. Juste une fine couche de poussière sur le sol, pas de toiles d’araignée dans les coins, des vitres plus ou moins propres. Sous un grand miroir sur le mur de gauche se trouve un guéridon, le genre de meuble qui n’a d’autre fonction qu’attirer le regard avec ses pieds sculptés peints en jaune et son marbre tacheté, d’ailleurs suffisamment propre pour briller dans la lumière de la fin d’après-midi.
Bengtsson a beau ne pas décrocher son téléphone, il s’est clairement occupé de cet endroit. Lui ou quelqu’un d’autre.
– C’est elle ? s’enquiert Sebastian.
Je ne remarque le portrait que maintenant. Les rayons du soleil frappent le miroir de l’autre côté de la pièce, de sorte qu’il attire l’attention et éblouit à la fois. Pourtant, comment ai-je pu passer à côté du tableau ? Il est immense, sans doute deux mètres de haut sur un mètre cinquante de large, sombre ; la peinture à l’huile est si épaisse qu’elle semble vouloir dégouliner de la toile.
C’est un portrait de famille. Un homme, une femme et deux fillettes se détachent sur un fond gris foncé. L’homme est installé dans un fauteuil, la femme sur l’accoudoir, les jambes coquettement croisées. La plus jeune des fillettes se tient à côté d’elle, une poupée dans les bras – l’enfant ne peut pas avoir plus de deux ans – et la plus âgée – cinq ou six ans – est assise aux pieds de son père, en robe carmin agrémentée de rubans blancs. Son visage est un ovale blanc anonyme où s’ouvrent de grands yeux bruns perdus dans le vague, ses cheveux sont coiffés en deux tresses noires.
– Nom de Dieu !
Dans la bouche de Veronika, ces mots forment une phrase complète dégoulinante de mépris.
– Oui, dis-je à Sebastian. (Je déglutis.) Ça doit être Vivianne et Evert. Et les filles…
– Moi, m’interrompt Veronika en désignant sa version à deux ans.
Impossible de regarder les joues rebondies, les boucles brunes et les petites lèvres roses de l’enfant sur le tableau et de reconnaître la femme sèche aux sourcils fins à côté de moi.
– Et… Vendela, ajoute-t-elle, d’une voix un peu plus suave, en indiquant ma mère.
Ah ! Si seulement je pouvais reconnaître quelques traits de ma maman dans la fillette du tableau, dans les tresses soigneuses ou les sourcils droits, dans les petites mains ou les jambes parfaitement repliées, mais les souvenirs de ma mère sont flous. J’avais trois ans et quatre mois quand elle est morte. Vivianne ne m’a jamais informée de la date précise, autrement j’aurais aussi compté les jours et les semaines.
Le jour précis de sa mort ? Quelle importance, Victoria ! J’entends encore la voix cruelle de Vivianne dans ma tête. Avec son accent arrogant, typique des nantis de Stockholm, et son petit défaut de prononciation à peine discernable dont elle n’avait jamais réussi à se défaire tout à fait. C’était comme si certains sons se retrouvaient au mauvais endroit dans sa bouche. Je me suis toujours demandé si elle zozotait enfant ou si elle avait eu un bec-de-lièvre opéré très tôt, mais je n’avais jamais osé poser la question.
Elle n’est plus là, désormais. Je ne saurai jamais.
Les souvenirs fragmentaires que je garde de ma mère ne sont pas son visage mais son odeur, la sensation de coller mon nez contre sa nuque, sa voix quand elle riait ou me grondait. L’épisode qui reste le plus précisément gravé dans ma mémoire est le savon qu’elle m’avait passé parce que j’avais manqué de me faire écraser par une voiture. J’avais fondu en larmes et elle m’avait serrée fort dans ses bras, si fort que toute ma tristesse s’était envolée.
Je n’ai en revanche aucun souvenir de mon père. Vivianne m’a dit que c’était un moins que rien, qu’il ne méritait pas ma magnifique mère, qu’il avait mis les voiles dès qu’il avait appris sa grossesse. À mes dix-huit ans, j’ai pu lire son nom sur mon acte de naissance. Je l’ai retrouvé sur Facebook et lui ai envoyé un message. Pas de réponse. Pour l’instant, il semblerait que Vivianne ait eu raison.
Sebastian entoure mes épaules de son bras. Je crois d’abord qu’il a lu sur mon visage les signes de cette mélancolie sans contours, aussi brève qu’intense, mais il commente le tableau :
– Elle était vraiment… hum.
Bien sûr, il ne regardait pas ma mère. Il contemplait Vivianne. Toujours Vivianne.
Je sais ce que signifie son « hum ». Ça m’agace sans raison valable. Car c’était une vraie beauté. À plus de soixante-dix ans, elle était encore belle, d’une manière presque féroce. Sa peau marmoréenne artificiellement tendue, son maquillage agressivement féminin, ses cheveux d’une douceur étonnante. Elle luttait avec hargne contre le passage du temps qu’elle considérait comme une agression personnelle.
Surtout quand elle avait compris que le combat était perdu d’avance.
Parfois, un joli visage est tout ce qu’on possède, Victoria.
Mets-toi un peu de rouge à lèvres. Tu n’es pas assez brillante pour pouvoir te passer d’être jolie !
Sur ce tableau, elle doit avoir la trentaine. Evert, près de quarante ans. Impossible de ne pas la contempler, assise sur l’accoudoir. Elle porte un cardigan bleu et une jupe gris perle ajustée – elle n’a jamais apprécié la couleur, Vivianne, sauf sur les ongles et les lèvres. Ses cheveux de jais ondulés encadrent son visage avec douceur, sa peau est blanche comme de la crème, assortie aux perles qui pendent à ses oreilles, ses lèvres pulpeuses, couleur carmin, forment un sourire parfaitement équilibré et énigmatique. Ses mains sont longues et minces, l’une posée sur l’épaule d’Evert, l’autre sur ses genoux.
Peut-être que je me fais des idées, mais j’ai l’impression qu’elle est représentée avec plus de détails et de lustre que les autres membres de la famille. Même la petite cicatrice au menton est peinte ; une fine ligne blanche qui ne fait que renforcer l’harmonie de son visage. N’y a-t-il que moi qui la vois, ou le portraitiste a-t-il aussi été fasciné ? Comment est-il possible que la femme sur le tableau, presque cinquante ans plus tard, avec un visage différent, des cheveux différents, des vêtements différents, puisse être avec une telle évidence, sans l’ombre d’un doute, Vivianne ?
– Oui, vraiment…
Je ne parviens pas à dissimuler la tension dans ma voix. Je me détourne du tableau et croise brièvement le regard de Veronika.
J’ai l’impression que ses yeux sont brillants de larmes, mais le temps d’un battement de paupières, elles ont disparu.
ELEANOR
Je pensais que nous allions jeter un rapide coup d’œil à la demeure avant de choisir nos chambres, mais la visite immobilière improvisée est plus longue que prévu. C’est un voyage dans le passé ; pas tant dans les années soixante-dix, sans doute la dernière décennie où la maison a été habitée, mais à la fin du dix-neuvième siècle. La bâtisse est tout en longueur avec des pièces en enfilade. D’un côté du hall d’entrée se trouvent une cuisine dotée de tous les ustensiles dont on peut rêver ainsi qu’une salle à manger spacieuse et élégante. Les deux pièces sont reliées par un couloir de service. Les meubles de la salle à manger sont si luisants que je suis prise d’une honteuse envie de les lécher. De l’autre côté du vestibule s’ouvre une splendide salle de séjour ou plutôt, comme l’aurait dit Vivianne, un salon. Les pièces sont vastes, les carreaux en faïence lustrés sont couverts de somptueux tapis et les meubles semblent tous être des antiquités.
L’étage est composé de quatre chambres à coucher, deux salles de bains et une bibliothèque servant également de cabinet de travail avec un bureau qui fleure bon le cuir et l’encaustique. Les portes des chambres sont toutes grandes ouvertes. Les fenêtres donnent à l’ouest.
Trois des chambres sont identiques : carrées, meublées d’un large lit à baldaquin, d’une armoire, d’une commode sculptée et d’une élégante table de chevet placée sous la fenêtre. Seuls les coloris varient.
La quatrième chambre est plus grande. C’était celle de Vivianne, je le comprends immédiatement. Je ferme la porte et me détourne. Nous dormirons dans les autres.
À côté, une autre porte. Tapissée de papier peint, comme pour se fondre dans le mur. Je n’aurais probablement pas remarqué sa présence si Sebastian n’avait rien dit.
– Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’étonne-t-il.
En l’absence de poignée, j’introduis l’index dans la serrure et je tire. La porte résiste à peine avant de s’ouvrir.
Les gonds grincent. C’est la première fois que cette maison émet le moindre bruit. Je n’avais encore entendu ni crissement ni craquement. Tout semble graissé, huilé, lustré. À l’exception de cette petite porte.
Dehors, la nuit tombe rapidement mais cela n’a aucune importance pour la pièce sans fenêtre dans laquelle nous nous trouvons. Il fait si noir que Sebastian sort son téléphone portable et allume la lampe torche. La lumière crue éclaire une petite chambre à coucher austère. Un lit étroit, sans drap ni couverture, adossé au mur. Un matelas rayé surmonté d’un simple oreiller.
La pièce est quasiment vide, hormis le lit. Une chaise à barreaux au pied du lit et un bol en étain par terre.
– Qu’est-ce que c’est que ce cagibi ? s’enquiert Sebastian.
– Elle était destinée au personnel, dit la voix de Veronika derrière nous.
Je me retourne. Veronika s’est arrêtée, appuyée contre la rampe de l’escalier.
– Quand j’étais petite, personne ne l’occupait, mais mon père m’a raconté que c’était une chambre de bonne. Ça l’avait été, en tout cas. Quand on venait, le personnel habitait toujours dans les dépendances. Maman ne voulait pas qu’ils soient là la nuit. Personne n’avait le droit de dormir là-dedans.
Veronika observe la porte.
– Je crois que c’est pour cacher la porte qu’elle a fait mettre du papier peint dessus. Quand j’étais petite on la voyait à peine, mais un après-midi Vendela et moi sommes venues discrètement. Nous avons découpé le papier pour pouvoir jeter un coup d’œil dans la pièce.
Elle pince les lèvres et poursuit.
– Elle nous a flanqué une telle raclée ce jour-là que mon père s’est interposé. D’habitude, il n’intervenait jamais.
Sebastian est mal à l’aise, il ne sait comment réagir. Une partie de moi le plaint, une autre éprouve un soudain agacement. C’est injuste, j’en ai conscience. Je suis injuste.
Ce n’est pas sa faute s’il a grandi avec des parents qui n’auraient pas l’idée de lui décocher des gifles à l’envoyer valser au sol. Ce n’est pas sa faute si la simple idée de lever la main sur un enfant le révolte.
C’est une bonne chose.
Cela ne fait pas de lui quelqu’un de faible ou de pourri gâté. Seulement quelqu’un de sain. »
À propos de l’autrice
Camilla Sten, née en 1992, est la fille de Viveca Sten, superstar suédoise de polars.
Elle étudie actuellement la psychologie à l’Université d’Uppsala et a déjà publié une série pour la jeunesse (L’île des Disparus, éditions Michel Lafon) à quatre mains avec Viveca. Après Le Village perdu, un thriller très original dans la lignée de Stephen King ou de John Ajvide Lindqvist, elle publie Le manoir des glaces. (Source: Éditions du Seuil)
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