Marzahn, mon amour

Marzahn, mon amour

En deux mots
Comme ses livres ne rencontrent pas le succès escompté, une autrice décide de se reconvertir en podologue. Une fois son examen réussi, elle accueille ses premiers clients dans son cabinet à l’est de Berlin. Leurs pieds sont les témoins de leur histoire. Alors, il est temps pour la romancière de reprendre la plume…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La romancière devenue podologue

Dans ce roman aux forts accents autobiographiques, Katja Oskamp raconte comment elle reconvertie en podologue et a soigné quelque 3800 pieds dans le quartier de Marzahn à Berlin. Son institut de beauté est alors devenu le poste d’observation intime de ses clients et ses collègues.

Le 2 mars 2015, peu après son quarante-cinquième anniversaire, la narratrice fait un douloureux constat. Sa «vie était devenue fade: un enfant envolé, un mari malade, une carrière douteuse d’écrivaine.» Aussi décide-t-elle de prendre un nouveau départ. Elle va suivre une formation de podologue. Au sein de ce centre de formation, pompeusement appelé «Académie», elle croise une infirmière, un Russe et un Géorgien, tous conscients qu’ils ne doivent pas rater cette seconde chance. Ensemble, ils apprennent l’anatomie du pied, les infections et les problèmes de motricité, avant de passer aux travaux pratiques, avec la pince à peau ou le scalpel. Une fois son diplôme en poche, la narratrice va rapidement trouver un emploi dans un institut de beauté dans le quartier de Marzahn. C’est là, à l’est de la ville, au milieu de la plus grande cité de l’ex-RDA, vitrine du régime ou ghetto de béton, c’est selon, qu’avec ses collègues Tiffy et Flocke, elle va pouvoir commencer sa nouvelle carrière.
Ajoutons que sa réussite n’est pas vraiment saluée par son entourage: «j’ai reçu en pleine face du dégoût, de l’incompréhension et une pitié difficile à encaisser.» Mais, elle s’accroche. Mieux, elle va vite trouver des avantages à cette nouvelle vie. Car la romancière sommeille derrière la podologue qui comprend vite qu’elle ne fait pas que soigner les pieds de ses patients. Au bout de leurs orteils, c’est toute leur vie qu’elle découvre et qu’elle va nous faire partager en découpant en deux les chapitres qui suivent, racontant d’une part les soins qu’elle prodigue et d’autre part en dressant les portraits de ses voisins de Marzahn.
C’est ainsi qu’on va suivre le parcours d’un employé qui fabriquait des ampoules électriques au sein du Combinat Narva, d’un ancien fonctionnaire du parti, d’un artisan, d’un petit commerçant ou encore d’un ingénieur qui ont tous été – symboliquement – broyés par la chute du mur. Et si leurs pieds ne sont pas dans un très bon état, leur moral est à l’avenant, d’autant que l’âge n’arrange rien à l’affaire. Alors ils se débrouillent avec leurs souvenirs, essaient de s’en sortir avec leurs faibles moyens. Les laissés pour compte de l’ex-RDA ont appris à se débrouiller.
Avec ce sentiment que si tout n’était pas rose, loin de là, au sein de l’ancien régime, sa chute a aussi entraîné la perte de valeurs de solidarité et de cohésion sociale auxquelles ils tenaient. Le capitalisme est arrivé avec sa brutalité et sa violence économique. D’où cette ostalgie revendiquée.
En suivant le parcours de Katja Oskamp, on comprend qu’elle se place de leur côté. Après plusieurs romans, elle voir son manuscrit refusé par une vingtaine éditeurs. Et comme son mari, l’écrivain Thomas Hürlimann, est atteint d’un cancer, elle sera contrainte de changer de vie et deviendra effectivement podologue et soignera quelque 3800 pieds ou 19000 orteils. L’humour venant ici panser des plaies encore douloureuses.
On conservera de cette déclaration d’amour aux habitants de Marzahn, cette idée que dès que l’on parvient à tisser des liens, de bavardages en confidences, on réussit à avancer dans la vie.

Marzahn, mon amour
Katja Oskamp
Éditions Zulma
Roman
Traduit de l’allemand par Valentin René-Jean
208 p., 19,50 €
EAN 9791038702226
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Berlin dans le quartier de Marzahn, à l’est de la ville.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière dans les années d’après-guerre.

Ce qu’en dit l’éditeur
À quarante-quatre ans, Katja se sent comme perdue au milieu d’un grand lac : son fils envolé, un mari malade, une carrière d’écrivaine qui bat de l’aile… Elle se lance dans une formation de pédicure, puis s’installe dans la banlieue de Berlin-Est, à Marzahn, où les habitants de la plus grande cité de l’ex-RDA viennent lui confier leurs pieds, usés par la vie. Tous ont besoin d’être rafistolés. Leurs pieds cabossés racontent l’histoire de petites gens, de celles qu’on n’entend jamais, des histoires miraculeuses, universelles.
Avec gaieté, humanité, Katja Oskamp cisèle des portraits authentiques, mêlant à son écriture sobre et sincère un humour subtil.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maze (Marie Viguier)
Reforme.net (Laure Salamon)
Hypothèses (Anne-Marie Pailhès)
Blog La Viduité
Blog Et si on bouquinait un peu?

Les premières pages du livre
« Les années de l’entre-deux durant lesquelles tu n’es ni vieille ni jeune sont des années troubles. Tu ne vois déjà plus la rive d’où tu es partie, et celle vers laquelle tu vas, tu n’en aperçois pas encore précisément les contours. Durant ces années-là, tu patauges au milieu d’un grand lac, tu t’essouffles, exténuée par la monotonie de la nage. Désorientée, tu t’arrêtes et tournes sur toi-même, un tour, puis un autre, encore un. La peur de sombrer à mi-parcours, sans bruit ni raison, se manifeste.
J’avais quarante-quatre ans lorsque j’ai atteint le milieu du grand lac. Ma vie était devenue fade : un enfant envolé, un mari malade, une carrière douteuse d’écrivaine. J’affichais quelque chose d’amer et portais ainsi à son comble l’invisibilité s’abattant sur les femmes de plus de quarante ans. Je ne voulais pas être vue. Mais je ne voulais pas voir non plus, lassée des têtes, des visages et des conseils bien intentionnés. J’ai disparu de la surface.
Le 2 mars 2015, peu après mon quarante-cinquième anniversaire, j’ai mis quelques vêtements, des chaussures, des serviettes et un drap housse dans un grand sac et je me suis rendue du quartier de Friedrichshain à celui de Charlottenburg. En sortant de la gare du S-Bahn, je redoutais de croiser cet agent littéraire qui avait son bureau dans les environs et ne m’avait transmis récemment que des refus – ma dernière nouvelle avait été rejetée par vingt maisons d’édition. J’ai fait quelques détours, rasé les murs, j’étais très en avance. Lorsque j’ai atteint le numéro 6 de la rue, il y avait déjà des femmes devant l’entrée, elles aussi avec de gros sacs ou de petites valises à roulettes, des femmes comme moi, plus très jeunes, plus très minces. Hésitante, j’ai demandé si j’étais au bon endroit. Elles ont acquiescé. Nous avons échangé un sourire fatigué. Oui, tenter autre chose, on verra bien si ça marche. J’ai fumé une cigarette avec une secrétaire médicale aigrie de Spandau. Puis le moment est venu d’entrer dans le bâtiment. L’ascenseur ne pouvait transporter que deux personnes à la fois. Nous avons toutes pris les escaliers ; les étages s’enchaînaient. Haletant sous le poids de nos chargements, notre bataillon a atteint le dernier étage sans un mot. Une femme grande et maigre habillée en blanc se tenait dans l’encadrement de la porte.
— Gitta, a-t-elle dit sans sourire, en nous tendant une main osseuse. Changez-vous, et puis vous étendrez vos draps housses sur les fauteuils, y compris sur les accoudoirs.
Agglutinées dans le coin vestiaire, nous avons sorti notre matériel tout en faisant attention à rester discrètes au moment de retirer nos pantalons sombres pour en revêtir des blancs, honteuses de nos corps marqués par les années.
Nous avons déplié les draps sur les fauteuils, nous étions gauches. Nous ne voulions pas nous tromper. Nous étions des élèves, inscrites au cours « Pédicure Débutants » dans une école pour professions paramédicales et soins de beauté qui se nommait pompeusement « Académie ». Gitta était notre professeure.
Nous faisions beaucoup d’erreurs, oubliant l’analyse podologique, la serviette sur les cuisses, les coussins sous le creux des genoux, confondant les orteils en griffe et en marteau, les pinces à cuticules et celles pour les ongles, le désinfectant et l’alcool. Nous étions brouillonnes dans les règles d’hygiène, pas assez économes avec l’eau émolliente, maladroites avec le scalpel et incapables de mettre la lame dans le rabot. Nous étions trop prudentes et trop brutales, trop soigneuses et trop distraites, trop lentes et trop rapides. Nous nous blessions les unes les autres. Parfois l’une d’entre nous saignait et il fallait la soigner. Nous nous pardonnions tout. Lorsque nous n’avions pas la réponse aux questions de Gitta, nous tournions autour du pot comme des ignorantes, des dilettantes, des idiotes. Sa voix pointue nous glaçait.
Pendant les pauses, nous descendions au rez-de-chaussée manger nos casse-croûtes et fumer devant le numéro 6.
Parmi nous, il y avait une Russe aux cheveux blonds. Elle portait des pulls tricotés avec des fils d’or ainsi que la tenue de travail la plus jolie du groupe, une casaque cintrée ornée d’une rangée de boutons fantaisie en biais. Ses cils très maquillés étaient recourbés ; ses lentilles de contact donnaient à ses yeux bleus un reflet irisé. Elle était ici pour se reposer de sa marmaille prépubère qui lui pompait toute son énergie, ou peut-être aussi à cause de ses propres pieds mis à mal. Elle avait passé trois grossesses sur des hauts talons.
La petite dodue était originaire de Géorgie, mais vivait depuis longtemps dans une ville de province en Saxe. Elle mettait trois heures le matin pour venir en train à Berlin, trois heures le soir pour rentrer. Tout plutôt que de rester à la maison, affirmait-elle, ajoutant qu’elle allait se séparer de son Saxon de mari, maintenant que leur fils avait quinze ans. Un jour, je lui ai dit qu’elle parlait très bien allemand ; elle m’a répondu qu’à l’époque elle travaillait comme traductrice. Une autre fois, elle nous a montré sa langue dont il manquait un petit bout : « J’ai eu un cancer de la langue. »
La secrétaire médicale aigrie travaillait à plein temps, elle avait posé des congés pour pouvoir suivre la formation. Son fils de quatorze ans, atteint d’une maladie rare et incurable, perdait en mobilité à mesure qu’il grandissait et prenait du poids. Elle ne pourrait bientôt plus le porter, les médicaments contre le mal de dos ne faisaient plus aucun effet. Quand son chef partirait à la retraite dans deux ans, elle avait bien l’intention de se mettre à son compte. Dans son propre cabinet ou bien à la maison pour être avec son fils, ça restait à voir.
Puis les patients sont arrivés, généralement des papis-mamies, qui avaient trois heures devant eux pour se faire soigner les pieds gratuitement par des débutantes malhabiles. J’ai vu les gouttes de sueur perler sur le front de la petite dodue, les cheveux sous la charlotte, les yeux derrière la visière en plastique, le bas du visage retranché derrière un masque blanc, comme prête à en découdre. J’ai vu le rabot trembler dans les mains gantées de la secrétaire médicale aigrie avant qu’elle n’épluche jusqu’au sang le talon d’un patient. J’ai vu les yeux bleus de la Russe blonde larmoyer à cause de l’odeur d’une mycose de l’ongle au stade trois. Nous nous tordions, nous raidissions, Gitta toujours derrière, son regard pointu par-dessus notre épaule, son doigt pointu posé là où ça fait mal, sa voix pointue résonnant dans nos oreilles rouges de nervosité.
Aucune d’entre nous n’était arrivée ici sans détours, chacune s’était déjà cognée ailleurs, était restée bloquée, au pied du mur. Nous connaissions la sensation d’échec. Nous étions devenues humbles, modestes, effacées, prêtes à oublier le chemin parcouru, à gommer de notre mémoire nos acquis, nous voulions écrire un nouveau chapitre. Nous avions atterri tout en bas de l’échelle, au niveau des pieds, qui nous tenaient aussi en échec. Gitta ne retenait pas nos noms. Nous n’étions que de passage, d’autres suivraient, des femmes comme nous, des mères entre deux âges, dociles et appliquées, représentantes anonymes d’une masse anonyme, réduites à une note de bas de page de leur propre vie.
À la maison, j’ai appris par cœur le nom des vingt-huit os du pied, ses déformations, la structure de l’ongle, et comment une thrombose se forme. J’ai mémorisé les matériaux des différentes fraises, l’effet des principes actifs d’origine végétale, les types de cancer de la peau, la différence entre virus, bactéries et champignons. Les particularités du pied diabétique et les définitions de fissure, crevasse et varice. Mon mari m’interrogeait le soir, lorsque nous étions au lit, ensevelis sous des fiches couvertes de notes et de schémas de pieds.
Nous avons passé l’examen théorique au dernier étage du numéro 6. Une médecin est venue à l’Académie pour nous faire passer l’examen pratique. Nous avons toutes réussi, la Russe blonde au second essai. Nous étions soulagées et même fières. Gitta nous a remis un certificat et serré la main. Elle souriait. Ç’avait été une bonne formatrice. Après avoir bu un café près de la station de S-Bahn Charlottenburg, nous nous sommes séparées, dispersées au vent avec un doux sentiment de nouveau départ. Je ne sais pas ce que sont devenues les autres.

Quand tu deviens invisible, tu peux faire des choses horribles, des choses magnifiques, des choses aberrantes. De toute façon personne ne te voit. Au départ, je n’ai parlé à personne de ma soudaine reconversion. Lorsque enfin je l’ai fait en brandissant mon certificat, sourire aux lèvres, j’ai reçu en pleine face du dégoût, de l’incompréhension et une pitié difficile à encaisser. De l’écrivaine à la pédicure – la chute était vertigineuse. »

Extrait
« Herr Paulke est l’un des premiers à avoir emménagé là, il habite le quartier depuis 1983 : un autochtone de Marzahn, un prolétaire, aujourd’hui un vieillard, mais avec un savoir-vivre qui lui collait à la peau, faisant des blagues fatalistes et arborant une belle humilité face aux ravages de l’âge. Herr Paulke ne prenait tout simplement pas la grosse tête. Une pagaille asymétrique dominait son visage, un méli-mélo datant de différentes époques. Ses genoux étaient totalement esquintés. Arthrose. Ses pieds, on aurait dit des pierres érodées.»

À propos de l’auteur
Katja Oskamp © Photo DR

Katja Oskamp est née en 1970 à Leipzig en ex-Allemagne de l’Est, et grandit à Berlin. Après des études de théâtre, elle se consacre à l’écriture de nouvelles et d’un premier roman qui reçoit le prix Ana Seghers en 2008. Après la parution de son second roman, elle suit une formation de podologue et se fait connaître avec Marzahn mon amour, traduit en anglais, en espagnol, en italien et en français (Source: Éditions Zulma)

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