En deux mots
Le ferry va accoster sur l’île de Sjena, baignée par l’Adriatique. Ce dernier voyage vers la terre des origines a aussi, pour Pierre et Orphée, tout d’une quête impossible, tenter de sauver leur mère qui sombre vers la folie. Alors, ils s’accrochent à leurs rêves.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Où es-tu Bérénice?
Dans son nouveau roman Claire Conruyt raconte le séjour d’une mère et de ses enfants sur une île de l’Adriatique. Un dernier séjour qui est aussi une quête spirituelle, un adieu à l’enfance, une fuite éperdue.
Le ferry qui accoste à Sjena compte parmi ses passagers Bérénice, Pierre et Orphée. Une mère et ses deux enfants étreints par l’émotion. Ils retrouvent une terre qu’ils chérissent, la promesse d’une parenthèse enchantée durant laquelle ils retrouvent Anouk, leur amie qui vit ici.
«L’île était un continent inexploré. Du moins, c’était ainsi que nous la percevions. C’était une terre originelle où la violence n’avait pas encore été matée. Une terre d’asile où se retrouvaient les affranchis. Les marginaux. Il n’y avait ni rang ni hiérarchie. (…) C’était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions.»
Et de fait, les premiers jours sont idylliques. Un parfum de liberté emplit l’air chaud. La mer est belle, les enfants insoumis. «Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s’érigeait, un mur épais que personne n’osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d’être de retour à l’heure du dîner. Le reste nous regardait, nous n’avions aucun compte à rendre.»
Mais au fil des jours, la belle harmonie est troublée tout à la fois par les garçons qui se laissent aller à quelques rites initiatiques loin d’être anodins, mais surtout par la fièvre qui gagne Bérénice. Derrière le feu de la passion, derrière l’admiration, derrière l’envie, on sent poindre la jalousie, l’incompréhension, le drame.
Parallèlement, la beauté et la faconde d’Orphée séduisent les îliens. Mais elle irrite Pierre. Tout comme ses talents de conteur, lui qui est capable de ressusciter la mémoire de Sjena «en donnant une voix aux maisons abandonnées».
Car ce petit frère qui aime raconter des histoires, qui est capable de «repeupler cette île désolée de destins superbes», peut aussi se transformer en messager de l’apocalypse. Alors sa beauté devient inquiétante. «On ne lui donnait pas d’âge, il avait les traits d’un immortel.»
Les rêves – que l’autrice nous livre tout au long du roman – se transforment alors en cauchemar. Petit à petit, on voit poindre la folie. Comme une vague qui enfle et grossit, elle va venir briser ce séjour. Pierre essaie de résister, mais Orphée décline en voyant sa mère, sa complice, s’enfoncer. Il est «incapable, désormais, de la suivre dans sa folie.» Elle s’absente de plus en plus fréquemment jusqu’au moment où elle ne reparaît plus.
Claire Conruyt réussit parfaitement à rendre l’atmosphère de ce paradis qui va finir par devenir un enfer. Elle montre aussi combien la quête de Pierre et d’Orphée pour retrouver leur mère est désespérée. Dans une sorte d’inéluctable danse tragique dans laquelle on retrouve des accents de Mourir au monde, son premier roman. On comprend alors que le choix des prénoms de ce trio n’a rien de fortuit. Nous sommes bien dans aux abords de la Grèce et se ses tragédiens, à commencer par Sophocle et son Œdipe-Roi. Ici aussi les sentiments sont aussi puissants que troubles. Ici aussi, on sent poindre la tragédie sous un été brûlant.
«C’est notre dernier été et peut-être même notre dernier voyage…»
Pour qui s’avance dans la nuit
Claire Conruyt
Éditions de l’Observatoire
Roman
176 p., 20 €
EAN 9791032927977
Paru le 23/08/2023
Où?
Le roman est situé sur une île imaginaire de la mer Adriatique face à la côte dalmate baptisée Sjena.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a quelque chose de magique à Sjena, Pierre le sent ; le garçon voit bien l’effet étrange qu’ont l’île, ses ruines et ses criques hantées sur son petit frère, le délicat Orphée, et surtout sur sa mère – car c’est à Sjena que la sibylline Bérénice quitte ses oripeaux de tristesse pour devenir la danseuse flamboyante que les deux enfants vénèrent.
Il y a quelque chose de tragique à Sjena, lorsque les lieux menacent d’engloutir Bérénice. Orphée, lui, sait comment la sauver. Commence la quête éperdue d’un petit garçon pas comme les autres, prêt à braver tous les fantômes pour sa mère adorée, et de son grand frère qui a juré de le protéger. Mais l’île a des défis pour les rêveurs: sa mer belliqueuse, ses loups chassant les faons égarés et autres créatures de la nuit pas tout à fait de notre monde… Les rêves sont parfois des cauchemars.
Claire Conruyt tisse d’une plume gracieuse la frontière entre les mondes, et l’amour tendre, parfois cruel, de deux garçons et de leur mère. Un conte aux doux reflets de valse macabre.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
C News (L’heure des livres)
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Les premières pages du livre
« Ma mère danse sur un lac de glace, enlacée par une épaisse forêt noire. Seule, elle glisse sur des eaux immobiles, les bras en croix et la poitrine offerte à un ciel nu, sans relief ni nuages. Depuis le rivage, je la regarde triompher de ce paysage mort, de ce qui, en dessous, gronde. Le sol, bien que gelé, est trop mince. Belle imprudente, ma mère avance pourtant. J’entends l’immonde bruit de la glace qui rompt, un râle lointain, le bruit du fer qui grince et menace d’exploser. Je hurle, mais elle ne m’entend pas. Ma mère
poursuit sa danse macabre et sourit. Tout autour, le chaos. Elle valse, elle tourne sur elle-même et, d’un seul élan, projette son corps dans les airs. Suspendue au ciel, ma mère embrasse le vide, tend les bras comme pour rejoindre son créateur. Mais ici, Dieu est absent. Ralentie dans sa course par une mystérieuse force, elle
se déplace comme l’on se déplace sous l’eau. La bise glaciale, celle qui, il y a un instant, me mordait la nuque, tombe. Le monde se tait. Ma mère est paralysée. Je sens ma mâchoire se délier et ma bouche s’agrandir mollement. Mon cri, un cri urgent, ne vient pas. Ce monde n’en veut pas. Il est déjà trop tard. Le corps de ma mère cède à la gravité et s’écrase contre la monstrueuse surface blanche.
*
Ce soir-là, j’ai rêvé que ma mère dansait sur un lac de glace avant de disparaître, engloutie par les eaux. À mes côtés, mon petit frère dormait, je l’entendais inspirer, expirer profondément, et le bruit de ce souffle régulier agissait sur moi comme celui des vagues qui avancent. Allongé dans notre chambre, à même la pierre, je me perdais dans une nuit que la lucarne perçant le toit avait capturée. L’air était doux. Un chat est venu s’allonger sur la vitre encore tiède et m’a fixé. Des yeux jaunes à la pupille pleine et dans laquelle je croyais déceler un présage.
Je me suis endormi.
— C’est notre dernier été tous ensemble, Pierre.
Ma mère chuchotait, comme si elle me confiait là un grand secret.
— C’est notre dernier été et peut-être même notre dernier voyage… Ce sera inoubliable.
Elle chuchotait.
— Je crois que j’attends cela depuis toujours…
Il était tard, nous étions en avance, le ferry n’accosterait pas avant deux heures. Gagné par la fatigue, mon petit frère s’était assoupi sur les genoux de ma mère.
— Tu as vu comme il dort ?
Ses boucles noires couvraient son front, et son corps mince, ainsi recroquevillé, tenait sur la longueur d’un petit banc. Il se reposait comme les enfants se reposent avant un grand départ. Il rêvait, je le voyais à ses yeux qui roulaient sous ses paupières. Ma mère lui caressait la joue.
— Orphée… tout va bien. Nous partons.
C’était le soir. Nous étions seuls, seuls sur la berge déserte d’une ville née au bord de l’eau. Devant nous, la mer s’étendait, vaste et tranquille, mortellement silencieuse. Je sentais un monde entier vibrer. Un monde composé des choses, vivantes comme mortes, que les eaux avaient absorbées. Je distinguais le mât blanc d’un voilier que le ciel avait déposé là, et que la
brise faisait tanguer de droite à gauche.
— Nous partons, répétait ma mère.
Comme une prière. Elle avait dû sentir mon inquiétude tandis que je fixais la pénombre.
— Pierre, nous partons, ça y est. Nous retrouvons notre île adorée.
Le ferry arrivait, nous allions y passer la nuit. Orphée dormait toujours.
— Fais comme lui. Prends des forces.
Rejoindre l’île revenait à quitter le monde, la flamboyante côte n’était plus qu’une frange sombre piquée de taches lumineuses. Peu à peu, elle disparaissait.
— Sjena, murmurait ma mère, penchée par-dessus la balustrade, une main nouant ses cheveux pris dans le vent. L’île des ombres…
L’île de nos ancêtres à la vie si misérable nous attendait.
À chaque voyage, ma mère nous racontait l’existence de ceux dont nous partagions le sang. Les mêmes mots, toujours, pour la décrire: une vie dure, impitoyable, une vie de labeur. Les femmes aux champs de pommes de terre, les hommes à la mer. Elles, aussi solides que la roche de cette île, qui, lorsqu’il le fallait, regagnaient la côte pour se donner aux marins de passage. Eux, qui pêchaient, vendaient, puis repartaient.
Certains disparaissaient pendant des mois. D’autres ne revenaient pas.
— L’Adriatique porte leur histoire, murmurait ma mère. Ce n’est pas une mer comme les autres… Elle a l’air calme, n’est-ce pas? Mais elle est changeante, imprévisible. Le matin, c’est un lac. L’après-midi, c’est un torrent. Le soir, c’est un gouffre. Orphée ne dormait plus.
— Ce n’est pas une mer comme les autres, mes fils…
Nous arrivions. Nous arrivions car, au loin, le clocher de l’église blanche s’élevait. C’était l’empreinte de l’île, son joyau.
Orphée, envoûté par cette chapelle qui depuis toujours l’appelle, l’a désignée du doigt, un sourire radieux aux lèvres.
— Terre !
Ma mère a couru et l’a pris dans ses bras.
— Terre ! Terre, mon Orphée…
Le clocher nous guettait. Je sentais que nous passions d’un monde à l’autre. Ma mère, tout entière penchée par-dessus bord, a tendu son bras pâle, l’a allongé jusqu’à, croyait-elle, frôler cette tour, cette petite aiguille au sommet de laquelle, bien qu’on ne la distinguât pas encore tout à fait, s’élevait une croix de fer.
— Mon église… Ma blanche église au ventre sombre.
Le clocher irradiait et ma mère, envoûtée, murmurait des paroles inaudibles. Son bras tendu et son corps étaient parfaitement immobiles, elle semblait ne plus respirer et sa peau, blanche, si blanche, s’était comme pétrifiée.
Mais elle me voyait l’observer.
— Qu’est-ce que tu veux ? a-t-elle pesté.
Orphée m’a regardé. J’ai fermé les yeux.
— Rien… Tu es belle, c’est tout.
L’île était un continent inexploré. Du moins, c’était ainsi que nous la percevions. C’était une terre originelle où la violence n’avait pas encore été matée. Une terre d’asile où se retrouvaient les affranchis. Les marginaux. Il n’y avait ni rang ni hiérarchie.
Le pauvre se parait de mille richesses, la laideur était une beauté convoitée, le doyen écoutait religieusement les sages enseignements du benjamin. Tout était comme inversé. « Ici, les dieux vivent avec les bêtes », disait ma mère. On mangeait avec les doigts, on attaquait en montrant les dents, on chassait la nuit en grognant. C’était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions.
Nous nous approchions du petit port, là où Anouk devait nous attendre depuis l’éternité.
— Mon Anouk adorée! hurlait ma mère depuis le pont. Tu es là, tu es là !
Les deux amies exultaient, se saluaient de loin par de grands gestes et riaient aux éclats.
— Oh, je pourrais sauter dans l’eau tout de suite et la rejoindre ! s’impatientait ma mère.
C’était chaque fois la même scène : ma mère courant jusqu’à la cabine du capitaine en le pressant d’arriver. Et l’homme de renchérir mollement :
— Da… da… We arrive, we arrive… »
Extraits
« À Sjena, nous étions des enfants insoumis. Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s’érigeait, un mur épais que personne n’osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d’être de retour à l’heure du dîner. Le reste nous regardait, nous n’avions aucun compte à rendre.
Depuis quelques jours déjà, les garçons de l’île jouissaient d’une totale indépendance. Leurs cheveux, mordus par le sel, secs comme de la paille, leurs maillots de bain que l’eau et le soleil avaient déteints, leurs pieds noircis et leurs ongles sales témoignaient de leur sauvagerie. Quant à Orphée et moi, nous appartenions encore à un monde civilisé. Nous étions trop propres. Les garçons de l’île avaient le crâne rasé, ce qui leur donnait l’air de petits hommes féroces, quand mon frère et moi n’avions de cesse de dégager les boucles d’hiver qui nous barraient le front. L’un des gamins, plus grand que moi, un blond rugueux dont je ne reconnaissais pas le visage, a empoigné d’une main l’une des mèches de mon frère. De l’autre, il mimait des coups de ciseaux. » p. 34
« Il n’était pas inhabituel qu’avec ma mère, nous perdions sa trace. Et combien de fois l’avons-nous retrouvé dans le salon d’un îlien, l’enfant aux boucles noires, l’enfant du village, l’enfant qu’on attendait. À ceux qui ne le connaissaient pas encore, il y avait toujours quelqu’un pour le présenter. Et la suite était inévitable : ils en tombaient amoureux. Ce jour-là, Orphée avait imaginé, à n’en pas douter, le plus beau des contes. Et en donnant une voix aux maisons abandonnées, il ressuscitait la mémoire de Sjena.
— La pierre retient tout : l’eau, le feu, l’insecte, les secrets.
Ma mère traduisait et les habitants, assis par terre ou sur de vieilles banquettes, l’écoutaient religieusement.
— Elle garde ce que la mémoire des hommes efface. Elle est le refuge du temps.
De ses yeux bleus, il balayait la pièce, s’arrêtant sur chaque visage avec la grâce d’un petit messie. » p. 46
« Orphée et ma mère se retrouvaient le soir sur le petit banc du port. C’était l’un de leurs rendez-vous et je comprenais sans peine qu’il ne fallait pas m’en mêler. Cet instant ne m’appartenait pas, ce monde qu’ils bâtissaient n’était pas le mien. Aussi était-ce dans ces moments que je mesurais tout ce qui me séparait d’Orphée.
Il était si différent de ceux de son âge quand, moi, j’étais le plus banal des adolescents. Nous étions, à entendre Anouk, de « jolis garçons ». Mais la beauté d’Orphée était inquiétante. On ne lui donnait pas d’âge, il avait les traits d’un immortel. Son visage manquait d’expression, cruellement lisse, et ses lèvres, molles, étaient d’un rouge vif. Sur son front tombaient des boucles de jais parfois balayées par la brise, la même qui venait frapper ses joues d’un rose si délicat qu’elles semblaient avoir été poudrées. Il était né avec une grâce naturelle qui incitait souvent ma mère à proclamer : « Orphée, tu es belle. » Ce que son cœur retenait de secret, son regard le confessait. Tout son mystère reposait dans ses yeux bleus. » p. 62
« La nuit, j’empêchais désormais Orphée de rejoindre ma mère. Nous nous cachions dans l’armoire et observions à travers la fente des battants en bois Bérénice, hagarde, retournant le lit et fouillant les draps. Orphée plongeait son visage dans mon cou. Son petit corps contre le mien, je l’enveloppais de mes bras et nous transpirions, nous suffoquions, pris au piège. Je passais mes doigts dans ses boucles, je le berçais très légèrement, le regard toujours rivé sur ma mère qui grognait. Pleurait. S’allongeait dans le lit d’Orphée, désespérée de devoir affronter ses monstres seule.
Peu à peu, elle s’est éloignée de nous. Elle nous évitait, se réfugiait chez Anouk ou dans la mer. Orphée déclinait, malade de la laisser dériver ainsi, mais incapable, désormais, de la suivre dans sa folie. Aux heures d’inquiétude, celles durant lesquelles elle s’absentait, succédaient des jours d’insouciance et le sentiment d’avoir retrouvé un paradis perdu. Orphée m’accompagnait dans mes expéditions, mes grandes explorations de l’île. Je nageais avec lui jusqu’à la dépouille d’une torpille dormant au fond de l’eau. Elle pouvait contenir un homme, même deux. » p. 120
À propos de l’autrice
Claire Conruyt © Photo François Bouchon
Claire Conruyt est journaliste au Figaro. Après Mourir au monde (2021), elle a publié un second roman Pour qui s’avance dans la nuit (2023). (Source: Éditions de l’Observatoire)
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