En deux mots
Jeanne Doucet est un nez au service des parfumeurs. Mais cette fois, elle doit mettre ses talents au service des autorités ecclésiastiques. Elle est chargée de sentir une relique, le cœur de Émérence Denosse en vue de sa canonisation. Une expérience qui va la marquer très fortement.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le nez, le cœur et l’âme
Dans ce court roman Franck Maubert met en scène une femme dont le nez fait le bonheur des parfumeurs et à qui on demande de venir sentir une relique, le cœur d’une Sainte. Cette étrange mission va la bouleverser au point de vouloir tout savoir sur la mystérieuse Émérence Denosse.
Jeanne Doucet vient de se séparer de son mari. Et si la solitude lui pèse un peu, elle entend tout de même profiter de cette nouvelle liberté. Par exemple pour répondre favorablement à une demande qui semble incongrue. Elle est en effet contactée par Alexandre Bonnencontre, professeur à la faculté de médecine, qui connait sa réputation de nez au service des parfumeurs et lui propose un rendez-vous à la demande des autorités ecclésiastiques. Il s’agit de venir sentir une relique, le cœur d’Émérence Denosse, en vue de sa canonisation. Elle devra simplement dire ce qu’elle sent afin que ses remarques complètent le dossier en préparation.
Accueillie à la faculté par le professeur et le Diacre Caposi, on lui confie la relique retirée d’un coffret en bois puis d’un cardiotaphe en argent.
«J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment: Un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis: Odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires: Aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : Une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur.»
Cette mission très particulière va marquer durablement Jeanne. Sans vraiment comprendre pourquoi, elle brûle d’envie d’en savoir plus sur cette Émérence «de retrouver celle qui venait de m’offrir ce qu’elle avait de plus intime: le parfum de son cœur, ce cœur qui m’a imprégnée. Est-ce cela ce qu’on appelle l’odeur de sainteté, ce sentiment qui vous entraîne dans l’au-delà?» Mais les informations sont sommaires. On peut tout juste lui indiquer où a vécu la Sainte.
Jeanne s’octroie alors quelques jours de congé et prend la direction de l’Indre-et-Loire. Après Pont-de-Ruan, que Balzac décrivait ainsi dans Le Lys dans la vallée: «joli village surmonté d’une vieille église pleine de caractère, une église du temps des croisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux», la voici à Saché, autre terre balzacienne, pour retrouver les traces d’Émérence.
Keiko, la tenancière du petit hôtel dont aucune des chambres n’est occupée, ne va pas beaucoup l’aider, même si elle semble s’intéresser à sa quête. En revanche, le vieil Hurteau, qui la croise sur la route et lui propose de la ramener, sera capable de remonter un peu le temps et de lui parler de la famille Denosse, de la mener jusqu’au moulin où étaient organisées des parties fines pour les notables du coin.
Si le libraire Grémille ne pourra confirmer ces rumeurs, il possède en revanche un document étonnant, un cahier noir dans lequel Émérence disait sa peine et sa souffrance. On l’aura compris, c’est par bribes que Jeanne se rapproche de son but. Mais chacune de ses rencontres vient aussi ajouter au mystère, car Keiko, Hurteau et Grémille semblent conserver une part de leurs secrets.
L’enquête va alors prendre une dimension mystique. «J’ai rencontré un cœur qui ne s’accommode pas d’être mort, un cœur qui a traversé toutes les douleurs, un cœur qui désormais appartient à ma vie. Et c’est comme si je me dédoublais, il s’ouvre et se ferme comme une fleur à la tombée du jour. Il me paralyse, me presse la poitrine, quand je le sens prendre de l’assurance, mes artères se rétractent. J’entends sa révolte et je puise en lui toutes mes forces. Il m’aide à lutter centre l’étouffement. Aucune supplication ne peut m’inciter à ouvrir la bouche. Puis tout revient, tout frémit et se ranime. Il est doux de rejoindre Émérence.»
Franck Maubert joue à la perfection le registre du trouble, passant de la science à la quête spirituelle, du rationnel à l’irrationnel, le tout par petites touches impressionnistes, mais qui créent une ambiance forte en sensations et en émotions. Alors, avec Jeanne, le lecteur a la sensation de «glisser dans un autre monde»
Une odeur de sainteté
Franck Maubert
Éditions du Mercure de France
Roman
120 p., 14,80 €
EAN 9782715261372
Paru le 17/08/2023
Où?
Le roman est situé à Paris puis dans l’Indre-et-Loire, à Pont-de-Ruan, Saché, Richelieu, en passant par Chartres, Azay-le-Rideau et Saint-Pierre-des-Corps.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Jeanne Doucet, nez au service de grands parfumeurs, est sollicitée pour une étrange mission. Elle doit humer le cœur d’une sainte, Émérence, en vue d’une béatification. Face à cet organe sec dont se dégage un parfum indéfinissable, Jeanne est bouleversée, sa vie bascule. Comme si l’esprit qu’il renfermait s’emparait d’elle. À travers les âges, elle perçoit une peine indicible et d’innommables souffrances. Hantée par Émérence, assaillie de visions, elle n’aura de cesse de percer son secret. Désormais, c’est bien son cœur qui la guide sur ses traces. Peut-être, à travers ce mystère, est-ce une part d’elle-même qu’elle cherche à retrouver…
Franck Maubert nous entraîne sur des chemins fantastiques à la croisée du merveilleux et du mystique.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture Tops (Cécile Rault)
Causeur (Jacques-Emile Miriel)
RCJ
Franck Maubert présente «Une odeur de sainteté» © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Je considère le monde comme une vaste réserve de parfums et d’odeurs. Je ne me souviens plus exactement des tout premiers, ceux d’avant les fleurs, des roses aux arômes si changeants adossées à la treille des pierres chauffées au soleil, ceux des mousses humides des sous-bois, peut-être ceux brûlés du caoutchouc d’un pneu, mêlés à ceux du goudron chaud, ou encore ceux de la poudre des pétards lancés par des gamins de l’école. Mais bien avant, toute petite fille, la forte prégnance puante de mes propres excréments, miasmes innommables, m’avait profondément perturbée, même dégoûtée. Il m’était impossible de vivre au rythme de cette putréfaction, de ce monologue intérieur obsédant. J’avais décidé de ne plus me nourrir. Il m’a fallu réapprendre à manger. Ma mère, fine cuisinière, s’en est chargée, s’y est appliquée. La laitue fraîchement cueillie dans le jardin, les herbes, persil ou cerfeuil, plus tard l’ail qui pique les narines ou encore l’oignon cuit m’y ont aidée. Peu à peu j’ai apprécié les saveurs des aliments, celle de la rhubarbe aux tiges marbrées de rouge, que ma mère faisait fondre avec une noix de beurre et du sucre, qui embaumait d’une légère amertume nos soirées de fin de printemps. Et toujours, quand ces arômes parviennent à mes narines, ils réveillent ma gourmandise. Il me suffit de plisser les yeux et les jours anciens apparaissent. Les senteurs tendres de la maison de pierre et son grand jardin plein de pluie ressurgissent. Comme il était plaisant, au mois de juin, de m’assoupir sous l’épais édredon des fleurs de tilleul. Sa douceur sucrée annonçait les jours tranquilles de l’été. J’avais une petite camarade avec qui je cabriolais dans les chaumes, durant les vacances, insouciante et heureuse, et au temps des moissons, à l’exhalaison des champs de blé fraîchement coupé, de la chaleur des foins, j’associe le ravissement et, peut-être, le parfum de la félicité, celui d’une peau laiteuse égratignée, de sang séché. La mémoire olfactive n’efface pas les jours enfouis, elle étire le temps, ravive les souvenirs, nourrit les légendes, fait rayonner en nous toute la vie. Les demeures ont leurs senteurs fidèles qui somnolent quelque part dans un coin de la tête, comme des gardiens de l’enfance. Nous vivions au bord d’une rivière, des remugles de vase remontaient, leur âcreté me semblait venir des profondeurs de la terre, ils ne m’ont jamais quittée et je ne peux que les aimer. Les jours de chaleur, lorsque je marche sur les quais de la Seine, comme aujourd’hui, quelque chose de sourd monte en moi, m’emporte et dilate mon cœur.
Le monde des odeurs m’attirait à un point tel qu’il s’est imposé comme une vocation, ce goût pour les parfums est devenu une passion, ma passion, j’en ai fait mon métier. J’ai appris à reconnaître et à mémoriser toutes sortes de fragrances et à les traduire, les assembler. Ainsi, toutes leurs subtilités les plus diverses sont classées dans ma tête comme les livres d’une sage bibliothèque avec ses curiosités, ses surprises et ses fantaisies. Je parvenais, sans peine, à distinguer tous les composants d’un vin par exemple. J’avais même, un moment, envisagé la profession d’œnologue mais le milieu très masculin des sommeliers m’y a fait renoncer. Les fleurs et la botanique ont ma préférence. Il y a quelque chose d’émouvant à suivre l’horloge de la nature, ses effluves qui accompagnent la fuite du jour. J’ai appris avec beaucoup d’intérêt, dans les jardins de Grasse, la savante alchimie des préparateurs qui consiste à soustraire aux pétales de fleurs, aux noyaux, aux graines, aux racines, aux rhizomes, aux écorces, aux feuilles, aux gommes, bref à extraire des plantes leur part invisible : leur parfum. J’ai pris beaucoup de plaisir à comprimer, macérer, tamiser, mixer, mélanger, pétrir, broyer, filtrer, concentrer tous ces ingrédients, les transformer en poudre, en pommade puis en liquide jusqu’à l’étape ultime de la distillation. Il m’a fallu apprendre tous les secrets de ces senteurs, les maîtriser, savoir les contenir et les conserver. La science de capter l’esprit des fleurs, des résines, des sécrétions animales requiert grâce, finesse et raffinement. Je suis rompue à l’exercice et travaille pour un laboratoire au service des plus grands parfumeurs.
Je me souviens avoir lu dans une anthologie cette phrase : « Le printemps a des fleurs dont les arômes m’ennuient. » Et je me demande encore comment un poète avait pu avoir cette pensée tant les vertiges fugaces d’une pivoine, d’une violette ou d’une brassée de lilas offrent un plaisir immédiat, une offrande unique à celui qui les respire.
Nous sommes en février, et par cette journée ensoleillée on se croirait déjà en avril, j’ai décidé de faire le chemin à pied. Bien avant d’apercevoir la masse jaune d’un mimosa, dont le soufre éblouissant éclate entre deux immeubles, j’ai saisi sa douceur paillée qui se mêle aux vapeurs de gazole des taxis. Je m’arrête un instant pour contempler ce bouquet subreptice et en profite pour consulter les messages sur mon portable.
« Le diacre Caposi et moi-même vous accueillerons à la faculté, entrée principale, au troisième étage Porte C. Cordialement. Alexandre Bonnencontre. »
D’une fenêtre s’envole un air baroque. Est-ce cet instrument dont on dit qu’il a la voix humaine ? Sur le même trottoir, un peu plus loin, les portes ouvertes d’un centre sportif laissent échapper de fortes émanations de sueur. Et au fur et à mesure de ma marche, encore plus loin, le long d’un square, d’un talus aux herbes pelées montent des relents d’urine. En ville, la façon dont tout se mélange dans l’air a quelque chose de déconcertant. Et il est simple pour le commun des mortels de constater qu’il y a plus de mauvaises odeurs qui nous mettent mal à l’aise que de bonnes. Au quotidien, posséder un nez puissant est, en fait, un handicap plus qu’une qualité.
Quand le professeur Bonnencontre m’a appelée, j’ai tout d’abord cru à une mauvaise blague. Je suis dépêchée pour une bien étrange mission, remplir un office que « personne d’autre que vous ne peut remplir », m’a-t-il dit. On me charge d’aller renifler le cœur d’une future sainte, en vue d’une béatification, vérifier avec mon nez un cœur, un cœur censé être souverainement pur. J’ai souri et m’est revenue en tête cette définition d’un saint que j’avais lue quelque part : Quelqu’un qui a purgé sa peine.
Émérence, c’est son étrange prénom, devrait être canonisée dans quelques semaines. J’ai effectué de rapides recherches et j’ai découvert une sainte, morte en 304 après J.-C., contemporaine de sainte Agnès. Ça ne pouvait donc pas être la même. Et c’est à moi qu’il revient de décréter si cette inconnue est en odeur de sainteté, moi une agnostique. Quand on m’a fait cette proposition, j’ai été prise d’un rire nerveux et bêtement j’ai pensé : Comme si le prénom de tous ces saints inconnus inscrits sur un calendrier ne suffisait pas. Les plus célèbres, ceux proposés en exemple, ne soulagent-ils pas ? À quoi bon allonger la liste ? Puis l’expérience m’a tentée et j’ai finalement accepté ce défi mystérieux. Je me suis dit qu’il y a toujours de la vie même dans ce qui est mort. Je ne connaissais rien au processus de canonisation que j’imagine lent et semé d’embûches.
Un soleil encore pâle éclaire les façades grisées par la pollution. J’évite de penser à ce qui m’attend, mais une appréhension m’occupe et me taraude. L’air est doux comme le sont parfois les journées d’un printemps précoce. Je décide de marcher jusqu’au-delà de la limite de la ville pour me rendre à la faculté de médecine où ce singulier rendez-vous m’a été fixé. Tranquille en apparence, troublée intérieurement. Que fait ce cœur au sein d’une université ? Tout cela me chiffonne. Je suis la Seine jusqu’au moment où je dois regagner le niveau des voitures et longer des immeubles récents aux formes géométriques appuyées dont les volumes anguleux se reflètent sur leurs façades lisses et composent une galerie des glaces sans fin. Je m’égare au milieu des buildings et, après avoir demandé ma route à un passant, je coupe à travers un jardin public bordé d’un lac. La faculté se situe un peu plus loin, quelques centaines de mètres, juste à la sortie de la ville. Un ancien panneau Michelin en lave émaillée annonce les limites de Paris, cinq lettres bleues barrées d’une diagonale rouge. La borne sur son pied de béton armé se tient comme le témoin d’un autre temps, comme ce cœur qui ne bat plus et qui m’attend.
Avant d’entrer dans l’immeuble de verre et de métal des années 1970, je m’arrête au pied des marches, active le mode « Avion » de mon portable et reprends ma respiration. Une dernière fois, je me demande pourquoi j’ai accepté cette étrange mission. Par curiosité sans doute, l’expérience m’intrigue. Des étudiants sortent du bâtiment par grappes de deux ou trois, les filles et les garçons me paraissent très jeunes, puis ils s’éparpillent sur le campus. Je me dis qu’il y a bien longtemps que je ne me suis rendue dans une fac.
Deux hommes patientent dans le hall. J’ai compris aussitôt qu’ils guettent mon arrivée. À ma vue, leurs chuchotis cessent. C’est Alexandre Bonnencontre qui le premier s’avance vers moi, ce médecin légiste et professeur de médecine enseigne à la faculté, il m’a contactée quelques semaines auparavant. Il m’avait dit : Vous avez la réputation d’être notre meilleur nez, d’avoir un odorat infaillible, mieux que nulle autre, un peu comme une focale cellulaire capable de scruter ce que l’œil nu ne peut discerner. Jeanne Doucet, nous vous attendions. Alexandre Bonnencontre me remercie d’être venue jusqu’à eux et vante mes qualités auprès du diacre. Ce qui provoque chez moi une gêne, je baisse la tête.
Les cheveux en broussaille, vêtu d’un pantalon de velours côtelé orange et d’un blouson en jean, des bagues à ses doigts : sa désinvolture tranche à côté de la tenue sobre de l’homme au costume noir lustré, presque usé par endroits. Au revers de sa veste, une petite croix d’argent. Il a l’air jeune mais, à cause de sa calvitie, son teint de poussière, il m’est impossible de lui donner un âge, peut-être la quarantaine. Bonnencontre, malgré sa décontraction, lui, doit avoir dépassé la cinquantaine. Le diacre Caposi se présente au nom du diocèse en excusant l’évêque retenu ce jour-là par d’autres obligations. Avant de me serrer la main qu’il garde longuement dans la sienne, il remonte ses lunettes fumées sur le front de sa face de poisson. L’onctuosité de ses yeux bleus, de ses paroles. Il me remercie d’avoir accepté bénévolement cette tâche délicate. Ses mots sortent de sa bouche comme ralentis. Je parviens difficilement à dégager ma main de sa paume, pressée de me soustraire à son odeur de camphre et d’encens froid. Je n’y peux rien, c’est animal, lorsque je rencontre quelqu’un, c’est tout d’abord mon nez qui s’exprime. Il m’arrive parfois de rêver souffrir d’anosmie tant les gens empestent, sans même qu’ils s’en rendent compte. Le professeur, lui, doit s’asperger d’une eau, cédrat et bergamote, Aqua mirabilis Coloniae, associée à du tabac blond froid. Lorsque nous passons près du distributeur automatique à café, il me propose une boisson. Je refuse et dois lui expliquer que n’importe quel breuvage pourrait perturber mes facultés olfactives. Pardonnez-moi, je suis sot, votre outil de travail…, murmure-t-il.
Pourquoi le cœur d’une religieuse est-il conservé dans une faculté de médecine ? La question me revient une fois encore, me brûle les lèvres ; je me retiens de la poser à l’homme d’Église comme au médecin. Après avoir pris un ascenseur nous avançons tous les trois de front, en silence, dans un couloir monotone, le professeur les mains dans les poches et le religieux, derrière le dos. Nous franchissons une première porte, une deuxième et enfin, tout au fond, une dernière qui s’ouvre sur une pièce où se tient un homme vêtu d’une blouse blanche qui se confond dans la neutralité du décor. Le professeur n’a pas à se présenter, il décline mon nom et ma fonction ainsi que l’identité du diacre, Victor Caposi. Le laborantin nous invite à nous asseoir autour d’une table au plateau en Formica. Une gêne s’installe. Les fenêtres à guillotine sont closes et la pièce sans effet comme pourrait l’être un laboratoire désaffecté. L’auxiliaire se dirige vers un meuble métallique, sort un trousseau de clefs de la poche de sa blouse. La porte grince et, du fond de l’armoire, il extrait un coffret rectangulaire en bois clair de petite taille, un ruban bleu pervenche noué autour. Nous le fixons tous les trois, le visage sans expression, comme hypnotisé par le parallélépipède, puis nos regards finissent par se croiser. Le silence s’impose de fait.
Le laborantin referme le placard, et s’approche, trésor en main qu’il dépose avec précaution sur la table. Il dénoue la faveur de bolduc, ouvre la boîte à l’aide d’une minuscule clef. Au milieu de la ouate jaunie repose l’objet, un cœur en argent gravé, et, reliée à un fil, une étiquette. Mes mains se mettent à trembloter comme si je grelottais. J’essaie de me maîtriser et que personne ne le remarque. Un brusque rayon de lumière fait briller la châsse argentée. Maintenant, à vous d’opérer, me dicte d’une voix solennelle Alexandre Bonnencontre. Une pensée me traverse l’esprit : c’est la première fois que je procède à une telle expérience et je ne suis pas sûre de moi. Je demande à être seule face au reliquaire afin qu’aucun autre obstacle ne vienne me distraire. Dans un hochement de tête, les trois hommes s’éloignent de la table, quelques pas traînants en arrière. Je prends mon temps, examine l’écrin finement guilloché. Alexandre Bonnencontre, qui m’observe, remarque mon hésitation et me répète d’une voix plus ferme : Maintenant, à vous d’opérer. J’ai l’impression que nous jouons tous une comédie. Nous ne pouvons échapper à un aspect théâtral malgré le décor d’une blancheur lactique qui exagère le contraste. Je ne sais pas à quoi correspondent les obscures inscriptions à l’encre violette sur la fiche, quelques mots en latin d’une fine écriture chantournée, illisible, probablement ultérieure, due à une main anonyme. Seuls un nom et des dates en plus gros caractères se détachent distinctement : Denosse 1815-1846. J’aimerais tant voir apparaître son visage. Une photographie ? Impossible, la technique balbutiait à peine. Une peinture ? Un dessin ? Des recherches seront nécessaires, on ne sait jamais. Et Émérence, ce prénom troublant, qui désoriente… Je dois soulever un mécanisme délicat et regarder ce qui reste d’un cadavre. D’un coup d’ongle je pousse le mentonnet, le couvercle du cardiotaphe se soulève. Apparaît une toute petite chose, un petit rien : un fruit sec de couleur brune. La vie prise dans la mort comme un fossile dans une roche. Un cœur ancien, limbes de l’existence. Je ne peux retenir un court cri sec, un cri d’effroi. J’ai peine à croire que cette noix, petit bloc compact a battu un jour, a été le moteur d’une vie. Je perçois le poids des regards des hommes qui se tiennent debout, quelques pas en arrière ; ils savent se taire. Le prêtre, lui, ne peut s’empêcher de s’approcher et de retenir le signe de croix, geste d’une bénédiction, prêt à baiser le fer-blanc. Il marmonne un chant inaudible, je l’entends à peine. D’un mouvement, je lui demande de s’écarter, de peur qu’il ne poursuive ses prières, de sentir son haleine. J’attends qu’il retrouve sa place. Un malaise s’installe. Il me faut m’exécuter rapidement. Pour flairer, renifler, je m’y prends à trois reprises. Tout d’abord, je fais le vide, ferme les yeux, enfin concentrée, contracte mon thorax, gonfle ma poitrine, puis incline ma tête sur le reliquaire en argent aussi gros qu’une boîte d’allumettes. Alentour, le silence. Mon nez maintenant à quelques centimètres, si près du petit cœur, si petit qu’il ressemblerait à une mandarine rétrécie à la peau desséchée. Le mien palpite. Je reste un moment à regarder ce caillou alourdi de quiétude, presque à l’admirer, puis, les yeux fermés, je me lance, nez en avant, de longues secondes toutes narines ouvertes à aspirer de profondes bouffées juste au-dessus. C’est comme si un autre monde entrait en moi. Habituellement, lorsque je pratique ce type d’exercice à l’aveugle, avec divers corps étrangers, des feuilles sèches, des lichens, des herbacées ou des fruits, se dégagent des évocations précises, impressions nettes de matinée d’été ou de printemps, d’iode ou de jardins exotiques. Là, quelque chose d’inconnu vient me caresser les narines, tout d’abord une douceur condensée, un monde sous narcotiques, encore endormi, qui laisse part à l’imagination, non sans trouble, sans appréhension. Des motifs colorés se mettent à papillonner, des lumières informes, abstraites dansent comme à l’intérieur d’un kaléidoscope. Une mélancolie s’empare de moi. J’entends venir une peine lointaine. Alors la notion du temps disparaît, l’esprit ne peut que sombrer dans un abîme peuplé d’ombres. Je me tasse sur moi-même. Je m’efforce de m’extraire de cet étourdissement, de ressusciter. Je finis par lever un peu la tête dans l’impossibilité de parler. Je sens le rose me monter aux joues, comme si j’avais bravé un interdit. D’abord, un gros soupir puis, en lenteur, ces mots s’échappent de mes lèvres comme si quelqu’un d’autre les prononçait : Il est plein de nuit. Je ne savais quoi dire d’autre. Par les fenêtres des immeubles, le contraste saisissant d’un ciel blanc. L’espace de quelques secondes, j’ai eu l’impression d’un voyage dans le temps. Je referme avec précaution la châsse d’argent en forme de cœur et je me retourne vers les trois hommes, spectateurs impassibles. Leurs visages perdent leur fixité pensive et je peux y lire une sorte d’émoi. Le diacre Caposi a placé ses lunettes fumées sur son front dégarni et se signe à nouveau. Vous êtes satisfaite ? La lumière est si crue qu’elle mange une partie du visage d’Alexandre Bonnencontre. Je bredouille : Je sais si peu de choses d’elle… – Nous préférons vous renseigner une fois votre expertise faite, nous ne voulons pas vous influencer. L’homme à la blouse blanche reprend le reliquaire et le range dans son armoire, un trésor dans son coffre.
Alexandre Bonnencontre me propose de m’isoler dans son bureau situé à l’étage au-dessus afin que je rédige mes impressions. À moins que vous ne préfériez travailler ici, si cela ne vous dérange pas. – Ça ne me dérange pas. Je m’installe et sors de mon sac à main un bloc Oxford et un stylo-feutre. Alexandre Bonnencontre, suivi du diacre Caposi, quitte la salle. Prenez tout votre temps, nous nous tenons dans la pièce d’à côté. Avant d’écrire, je me dis que les sensations restent toujours tributaires de leur objet. Comment demeurer insensible face à cette noix de vie ancienne ? Ma vision se trouble, page blanche comme de l’eau tremblée. Quel vocable pour dessiner l’éphémère ? Absence de référence. Le cœur n’est pas un vin habillé de sa tunique cuivrée, celui des peintures flamandes, celui qui claque sous la langue, enivre, rend la bouche d’or et fait couler paroles et rires. Le cœur s’est tu, depuis longtemps, deux siècles, langue morte, sang éventé. Quels mots pour célébrer la disparue ? Les parfums ont ce pouvoir de tirer du sommeil une vie. J’avais appris que le mélange se fait dans la mémoire ; les odeurs vous embarquent, vous font rêver, alors surgit le verbe. Je ne serais pas bavarde. On m’avait prévenue : Quelques phrases suffiront, juste vos impressions. Soudain une image infuse tout mon être. Me viennent les mots, des mots noués les uns aux autres pour ce lambeau de chair morte d’une couleur vermeil vieilli, cuir patiné, bogue froide à la raideur de marbre. Peur de m’égarer dans ce noyau d’ombres odorantes. J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment : Un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis : Odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires : Aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : Une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur. Je ne sais pourquoi, sans m’en être rendu compte, une larme échoue sur la page, s’étale sur le mot « suavité » formant une trace circulaire bleue d’aquarelle.
Après être restée un moment abasourdie, je rejoins le professeur Bonnencontre et ses acolytes. Je lui tends mon bloc-notes comme une bonne élève rendrait sa copie. Il parcourt le paragraphe. Le diacre Caposi, plus grand, très maigre, se glisse par-dessus son épaule, tout aussi curieux de mon commentaire. N’est-ce pas lui, après tout, le premier intéressé ? Mes doigts se nouent, un trait glacial remonte le long de ma colonne vertébrale. Après avoir lu, tous les deux me regardent en hochant la tête. Je soupçonne une déception dans le regard du professeur. Un mince sourire de satisfaction sur les lèvres du diacre me rassure. Bonnencontre se tourne vers lui qui dodeline de la tête. À vous la parole, mon père. Les yeux mouillés, Victor Caposi me fixe de son regard clair : Ce n’est pas à moi de décider, je dois attendre le verdict final de l’évêché, mais, pour moi – il se mord les lèvres – vos impressions ne font que confirmer la sainteté de la fille de Dieu, Émérence Denosse. Vous avez su entendre ses lamentations mélodieuses, ça ne fait aucun doute. Il poursuit de sa voix grêle : Au nom de Dieu, je vous remercie. Il recule de quelques pas, baisse la tête, prostré. Il me remercie à nouveau. Je me surprends à m’incliner pour le saluer. Je n’avais pas remarqué ses pieds nus dans les sandales. Sans doute ne le reverrai-je plus jamais. Alexandre Bonnencontre me demande de leur poster ma note par mail et me tend une carte de visite sur laquelle il a crayonné les coordonnées du diacre Caposi. Je lui promets de lui envoyer mon compte rendu dans les prochains jours. Il me raccompagne jusqu’au rez-de-chaussée, toujours cette nébuleuse d’eau de Cologne autour de lui, favorisée par un courant d’air. Arrivé au pied de l’escalier, il tire de sa poche un paquet de cigarettes : Maintenant, je peux ? Et il m’explique qu’il va se charger de poursuivre ses recherches, examens chimiques du cœur d’Émérence Denosse, passage au scanner afin de déterminer les causes de sa mort et tenter de déceler ses maladies. Il me dit : Si les suites vous intéressent, je vous préviendrai. Oui, désormais, il m’était impensable de ne pas en savoir plus. Je ne lâcherai plus Émérence Denosse. »
Extraits
« Le monde des odeurs m’attirait à un point tel qu’il s’est imposé comme une vocation, ce goût pour les parfums est devenu une passion, ma passion, j’en ai fait mon métier. » p.13
«J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment : un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis : odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires : aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur. » p. 24
« Je brûle d’envie de la connaître, retrouver celle qui venait de m’offrir ce qu’elle avait de plus intime: le parfum de son cœur, ce cœur qui m’a imprégnée. Est-ce cela ce qu’on appelle l’odeur de sainteté, ce sentiment qui vous entraîne dans l’au-delà ?
Émérence, ce nom me paraît si beau. Je souhaite un monde qui nous rapproche. » p. 28-29
« Mais comment l’oublier, grâce à mon don, j’ai rencontré un cœur qui ne s’accommode pas d’être mort, un cœur qui a traversé toutes les douleurs, un cœur qui désormais appartient à ma vie. Et c’est comme si je me dédoublais, il s’ouvre et se ferme comme une fleur à la tombée du jour. Il me paralyse, me presse la poitrine, quand je le sens prendre de l’assurance, mes artères se rétractent. J’entends sa révolte et je puise en lui toutes mes forces. Il m’aide à lutter centre l’étouffement. Aucune supplication ne peut m’inciter à ouvrir la bouche. Puis tout revient, tout frémit et se ranime. Il est doux de rejoindre Émérence. » p. 60
À propos de l’auteur
Franck Maubert est né en 1955 à Provins, essayiste et romancier, il débute sa carrière en tant que critique d’art et journaliste pour de nombreux titres et émissions. Il abandonne finalement son activité journalistique pour se consacrer pleinement à l’écriture. Auteur d’essais sur l’art et le processus de création, il écrit également des romans. Il reçoit notamment le Prix Renaudot pour Le dernier modèle en 2012. (Source: Éditions du Mercure de France)
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