En deux mots
En août 1981 Jules Dassin se rend sur la tombe de son fils Joe, décédé un an plus tôt. Dans l’avion qui le ramène de Los Angeles en Europe, il mêle ses regrets à ses souvenirs, de la naissance de Joe en 1938 jusqu’à sa mort, en pleine gloire.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le père et le fils parti trop tôt
Dans «Jules et Joe» Alexis Salatko retrace les vies du cinéaste Jules Dassin, de son épouse Melina Mercouri et de leur fils, le chanteur Joe Dassin. L’occasion de revenir sur trois carrières exceptionnelles, mais aussi de retraverser le XXe siècle et de plonger dans une intimité où les bonheurs se mêlent aux regrets.
Le chapitre initial de cet émouvant roman se déroule en août 1981 et raconte le pèlerinage de Jules Dassin sur la tombe de son fils Joe. Dans ce Forever Cemetery de Los Angeles, la stèle funéraire indique sobrement «5 NOVEMBRE 1938-20 AOÛT 1980». Quelques objets ont été déposé par des admirateurs et viennent rappeler à cet homme meurtri qu’il n’est pas seul avec sa peine.
Après cette ouverture, Alexis Salatko revient à la chronologie et retrace les débuts new-yorkais de l’émigré Jules Dassin. Nous sommes en 1938. Le jeune homme est «acteur-ouvreur-chaisier dans un théâtre yiddish populaire en alternance avec ses camarades Nicholas Ray, Joseph Losey, Elia Kazan, Edward Dmytryk, tous fils de déracinés comme lui.»
Son épouse, Béa Launer, émigrée tout comme lui, est violoniste. Pour l’heure, elle répète avec un ventre bien rond. Dans quelques jours, elle mettra au monde Joseph Ira qui passera à la postérité sous le diminutif de Joe.
Mais en cette période de montée des tensions, il faut d’abord penser à survivre, car la crise s’installe durablement.
La solution viendra de Californie et des studios d’Hollywood où Jules finit par trouver du travail. Il sera l’assistant du grand Alfred Hitchcock avant de se voir proposer un premier contrat par la MGM. Après des films de commande, il est engagé chez Universal et réalise deux films qui seront modifiés par la production. Il rejoint alors la Fox et réalise son premier grand film, Les Forbans de la nuit, «œuvre surgie du chaos, qui deviendra pourtant un classique du film noir.» Malgré les heures sombres et la Guerre, son avenir semble tout tracé. Mais c’est oublier le sénateur McCarthy et sa chasse aux communistes. Jules est contraint de s’exiler. Il va d’abord retrouver Hitchcock en Angleterre. «Après Londres, ce fut Rome et, après Rome, Genève puis Paris.» Période mouvementée qui va contraindre Jo et ses sœurs à changer onze fois d’école. Jules était traqué et menacé, mais pouvait poursuivre sa carrière de cinéaste en Europe. C’est en 1955 avec Du rififi chez les hommes, Prix de la mise en scène à Cannes, qu’il obtiendra la reconnaissance de ses pairs et fera la rencontre de la flamboyante Melina Mercouri. «Entre la déesse grecque aux yeux d’or et le réalisateur slave aux yeux bleus, c’était désormais à la vie à la mort. (…) Chiffres en main, elle lui avait expliqué qu’ils étaient prédestinés: ils s’étaient rencontrés un 18 mai, il était né un 18 décembre et elle, un 18 octobre, bref c’était inscrit dans les astres, les dieux s’étaient manifestés, ils n’y pouvaient rien, le destin avait frappé.»
Il quitte Béa, amadoue son fils en lui trouvant un rôle dans son nouveau film aux côtés de Melina et marche vers la gloire.
Avec Jamais le dimanche et sa chanson qui fera le tour du monde et obtiendra un Oscar, Les enfants du Pirée, Melina décroche le Prix d’interprétation féminine à Cannes. «Devant l’entrée des cinémas qui affichent DASSIN-MERCOURI, LE DUO DU SIÈCLE en lettres géantes, il y a de quoi perdre la raison, c’est humain. Nous nous laissâmes délicieusement submerger par ce tsunami d’honneurs et d’émotions.»
Le paradoxe veut que ce soit aussi durant cette époque grecque que Joe, qui s’est longtemps cherché, va trouver sa voie, sa femme, quelques amis fidèles. Finie les apparitions dans les films de son père, il est désormais un chanteur adulé qui voit les succès s’empiler. Mais pour le fils de Jules, cette gloire ne vient couronner qu’un art mineur.
Si le roman est parfaitement documenté et court sur tout le XXe siècle, ou presque,
Alexis Salatko choisit de le centrer sur les rapports père-fils. Il donne ainsi à ces trois biographies – celles de Jules, Joe et Melina – l’aspect d’une quête intime. Et touche au cœur. Pour cela, il n’a pas besoin de s’embarrasser de fioritures ou de grandes envolées lyriques. Les faits, racontés dans un style classique et limpide, suffisant à dire la douleur d’un père, ce sentiment de culpabilité qui l’habite désormais. Nous sommes alors bien loin de l’hagiographie ou de livre pour les inconditionnels du chanteur des Champs-Élysées, de l’Amérique ou de L’été indien, mais bien plus proches de la tragédie… grecque.
Melina Mercouri – Les enfants du Pirée
Jules et Joe
Alexis Salatko
Éditions Denoël
Roman
230 p., 18 €
EAN 9782207176672
Paru le 23/08/2023
Où?
Le roman est situé à New York et Los Angeles et à Ann Arbor dans le Michigan puis on ira jusqu’en Alaska. D’autres étapes des carrières respectives de Jules et Joe passent par Londres, Rome, Genève, Paris et à Prades dans les Pyrénées-Orientales puis en Crète, en Adriatique et au gré des tournages à Hydra ou Istanbul et bien entendu à Athènes. On y évoque aussi Feucherolles où Joe avait fait construire sa maison.
Quand?
L’action se déroule de 1938 à 1981.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Souvent la nuit je rêve de toi, mon Joe. Nous marchons côte à côte sur une plage de Californie, sur un sentier en Crète, le long d’un trottoir de New York, à Paris au jardin des Tuileries jusqu’à cette statue représentant l’homme et sa Misère. Tu te voyais comme un “divertisseur” qui, à défaut de pouvoir changer le monde, s’était fixé pour mission d’apporter un peu de joie et de légèreté. J’avais une conception différente du métier d’artiste. Pour moi, la fonction première d’un film, d’un livre ou d’une chanson était de dénoncer les outrages et les injustices. »
Hollywood Forever Cemetery, 20 août 1981. Un vieil homme cherche la tombe de son fils. L’homme est Jules Dassin, grand cinéaste américain qui, un an plus tôt, a enterré ici Joe Dassin, chanteur au succès planétaire emporté par un infarctus à l’âge de quarante ans. Au crépuscule de sa carrière, Jules a une idée de documentaire : pour rendre hommage à Joe, il évoquera tous les 20 août de sa vie trop brève.
Portrait croisé de deux artistes farouchement indépendants, ce roman est avant tout une exploration poignante d’une relation père-fils et un voyage nostalgique à travers le XXe siècle.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Entrez sans frapper)
C News (L’heure des livres)
La Presse de la Manche (Hubert Lemonnier)
Blog Vagabondage autour de soi
Alexis Salatko présente «Jules et Joe» © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Mon fils, là-bas sur mon bureau à Athènes, il y a toujours cette photo de toi, prise à l’Olympia, où tu fais tournoyer ton micro comme un lasso… Que cherchais-tu à attraper ? L’amour ? La gloire ? Ou ce bonheur qui toujours te fuyait ?
Où que j’aille, tu es là, dans mon cœur, dans mes pensées, et même dans l’odeur des cigarettes que Melina fume du matin au soir en déclamant ses discours politiques.
Souvent la nuit je rêve de toi, mon Joe. Nous marchons côte à côte sur une plage de Californie, sur un sentier en Crète, le long d’un trottoir de New York, à Paris, au jardin des Tuileries, jusqu’à cette statue représentant l’Homme et sa Misère. Tu te voyais comme un « divertisseur » qui, à défaut de pouvoir changer le monde, s’était fixé pour mission d’apporter un peu de joie et de légèreté. J’avais une conception différente du métier d’artiste. Pour moi, la fonction première d’un film, d’un livre ou d’une chanson était de dénoncer les outrages et les injustices.
Dans mes rêves, tu n’as jamais le même âge. Tu es tantôt ce petit garçon frisé comme un mouton, tantôt cet adolescent au sourire facétieux et mélancolique, tantôt cet homme mûr fumant ses infects cigares de cocher et me parlant avec cette voix chaude et grave qui a fait se pâmer tant d’admirateurs. Nous parlions en américain et parfois en yiddish. Le ton montait vite, on s’embrouillait et, pour ne pas se fâcher, chacun rengainait son colt et nous faisions une partie de tavli. Tu poussais tes pions, je poussais les miens, et le vaincu s’en allait bouder dans son coin. Aujourd’hui tout cela me paraît si bête…
Le plus dur, c’est au réveil, quand tu t’évapores pour retourner Dieu sait où et que je me retrouve seul, avec mes souvenirs et mes douleurs de vieux monsieur dont tu n’auras, hélas, jamais à souffrir. Bien sûr, il y a Melina, tes sœurs, Ricky et Julie, ta mère Béa qui me téléphone chaque semaine, mais ce n’est pas pareil. Je n’ai eu qu’un garçon, et il me semble que je n’ai pas assez profité de toi. Ce qui me tourmente le plus, vois-tu, c’est que tu sois parti en pensant que je ne t’aimais pas…
20 août 1981
Jules erre parmi les tombes du Hollywood Forever Cemetery de Los Angeles où, un an plus tôt, ses deux filles, Melina, un avocat, un rabbin et lui-même ont enterré Joe presque en catimini. Un an déjà. On vieillit vite quand on est mort. Terrassé par le chagrin, Jules n’a conservé de cette cérémonie qu’un souvenir sonore : celui de la pelletée de terre cinglant le cercueil d’acajou aux poignées d’argent.
Le voilà perdu dans un dédale de pierres tombales à la recherche du fil d’Ariane. Mais le cœur de Joe avait lâché et le fil s’était cassé d’un coup. En apprenant la nouvelle, Jules a senti fondre ses ailes de cire. Il s’est mis à chuter, une chute qui n’en finit plus.
Jules divague entre les tombes, cherchant l’allée qui mène à Joe. Il est redevenu le Juif errant qu’au fond il n’a jamais cessé d’être.
Il passe devant la sépulture de Rudolph Valentino, et les échos du Hollywood de ses débuts lui emplissent la tête. Au loin, au-delà des eucalyptus gommiers à l’écorce blanche, on peut apercevoir le mur d’enceinte des studios de la Paramount Pictures où il a démarré. Retour à la case départ, sauf que plus rien n’existe de la féerie et de la frénésie de cette époque.
Le cimetière lui-même semble à l’abandon. Avant, on se serait battu pour y être enterré ; aujourd’hui, on se battrait presque pour reposer ailleurs tant tout part à vau-l’eau.
Jules n’avait pas eu le choix. Tout s’était fait dans la précipitation.
Jules remarque aussi la tombe de Christopher Quinn, le fils d’Anthony, héros de Zorba le Grec et de La Strada, qui n’avait vécu que deux ans. Impossible de ne pas songer à Joshua, l’enfant prématuré de Joe, dont le cœur s’est arrêté au bout de cinq jours seulement. Plus loin repose Edward G. Robinson junior, décédé d’une crise cardiaque en 1974 à l’âge de quarante et un ans, exactement comme Joe… Mais, à la différence de Joe, il est mort un an après son père, ce qui a épargné à celui-ci la douleur suprême de voir son fils disparaître.
Jules et Edward G. se connaissaient. Ils avaient failli travailler ensemble sur un scénario de Dalton Trumbo, l’un des « dix de Hollywood » qui avaient refusé de répondre à la question « Êtes-vous ou avez-vous été membre du Parti communiste des États-Unis d’Amérique ? ». En fait, ils étaient onze si l’on compte Bertolt Brecht, qui quitta définitivement les États-Unis quand débuta la chasse aux sorcières. Des onze, seul Edward Dmytryk se rétracta et put retravailler après avoir livré vingt-six noms, dont celui de Jules Dassin… C’était en 1948.
À l’évocation de cette période cauchemardesque, Jules est pris de vertige. Il s’assoit sur un banc, s’éponge le front. Juste après le décès de Joe, il a fait un accident vasculaire cérébral et en a gardé des séquelles.
À soixante-neuf ans, pourvu qu’il ménage sa monture, il peut espérer caracoler encore un peu. Et il comprend mieux aujourd’hui l’impatience de Joe, sa vivacité, sa rage d’y arriver car, au fond de lui-même, son fils savait qu’il devrait cravacher.
Une procession conduite par un rabbin lui indique qu’il est entré dans la section Beth Olam, la partie du cimetière réservée aux Juifs. Jules est sur la bonne voie et ne tarde d’ailleurs pas à retrouver la tombe qu’il cherchait. Des offrandes de fans anonymes parsèment la stèle de Joseph Ira Dassin : petits cailloux, objets fétiches, une fléchette, un verre de vin, une guimbarde, un médiator et une balle de golf.
Jules non plus n’est pas venu les mains vides. Il dépose au milieu des autres ex-voto un petit cerf-volant.
— Qu’est-ce que tu fous là, papa ?
— J’ai retrouvé ça, je te le rends.
— J’aurais préféré mon accordéon.
— Quel accordéon ?
— Celui que tu m’avais offert l’année où j’ai eu la terrible révélation que le père Noël, c’était toi.
— Oui, tu avais quatre, cinq ans. En moins d’une semaine, tu avais appris à en jouer tout seul. Et ta mère avait dit : « Julius, je crois que notre fils est un génie »… Normal avec de tels parents !…
— Va-t’en, papa, il n’y a plus rien ici.
L’ombre de Joe s’est évanouie. Un homme fou de chagrin qui parle tout seul dans sa tête, voilà ce que Jules est devenu. Pour les parents, la mort d’un enfant est une nouvelle vie. Il faut s’habituer à l’absence, au silence.
Il observe les dates gravées sur la tombe :
5 NOVEMBRE 1938-20 AOÛT 1980
Nous avons deux vies, disait Fellini, une vie avec les yeux ouverts et une autre avec les yeux fermés…
Jules réalise qu’il ne pourra plus jamais fêter l’anniversaire de Joe. La seule date qui compte désormais est celle de sa mort.
Ce drame, j’en fais quoi ? Suis-je responsable ? Ai-je été un mauvais père ?
Jules culpabilise car, en réalité, il avait eu le pressentiment que Joe finirait mal. Peut-être aurait-il dû davantage le surveiller, du moins au début, quand il avait encore son mot à dire. Au sortir de l’adolescence, il l’avait tenu dans son viseur de cinéaste, et un viseur ne trompe pas. Il pénètre au fond des âmes. Celle de Joe était opaque.
Un taxi dépose Jules à l’aéroport. Harry, son ami producteur, l’attend, inquiet de sa disparition. Tout à l’heure, au siège de la Paramount, Jules lui a faussé compagnie au beau milieu de la projection de The Rose. Cette histoire d’une rock star détruite par l’alcool et la célébrité, Jules ne la connaît que trop. Il n’a pas supporté d’y replonger, même au travers d’une fiction. Oui, cette Bette Midler n’est pas mal, mais il ne la voit pas du tout jouer Édith Piaf dans le biopic qu’on souhaiterait lui confier… Piaf, il l’a vue en live il y a quelques années, un récital inoubliable auquel l’avait convié son amie Françoise Sagan. Le choc a été si grand qu’ils sont retournés l’applaudir le lendemain soir. Comment un si petit bout de femme, qui tenait à peine sur ses jambes, pouvait-il produire de tels sons ? Rien que d’y songer, il en a encore le frisson. «Bette Midler n’est pas faite pour le rôle. Non, désolé, old friend, ce projet ne m’intéresse pas.»
L’avion a décollé, il a pris son rythme de croisière, les lumières de Los Angeles sont loin à présent et Jules pense qu’il ne remettra vraisemblablement plus jamais les pieds en Californie. Il a hâte de retrouver sa femme, hâte de rentrer en Grèce, qui est désormais sa patrie, hâte de replonger dans le combat politique qui le tient encore debout.
Une hôtesse passe dans les rangs pour voir si tout va bien. Ces messieurs désirent-ils un café, un jus de fruits, une coupe de champagne ?
Jules souhaiterait se rendre quelques minutes dans le cockpit pour griller une cigarette avec le commandant de bord. Il le fait à chaque vol. L’hôtesse est méfiante. Jules s’agace. Il est Jules Dassin, tout de même, plusieurs fois primé à Cannes et à la Mostra de Venise, le mari de Melina Mercouri. L’hôtesse lui demande s’il a un lien de parenté avec… Elle se penche à son oreille et se met à chantonner : « L’Amérique, l’Amérique… »
— C’était mon fils, dit Jules, les yeux rougis de larmes.
L’hôtesse compatit. Elle va voir ce qu’elle peut faire.
— Non, dit Jules, c’est inutile. Il faut que j’arrête le tabac.
Autour de lui, tout le monde dort. Le producteur a couvert ses yeux d’un masque noir. Pour meubler le voyage et tromper son addiction, Jules, qui n’a pas sommeil, essaie de se remémorer tous les 20 août vécus par Joe, comme on compte les moutons.
Il réfléchit à ce jour qui revient chaque année, destiné à devenir le jour de notre décès et sur lequel on passe sans y penser, une journée comme les autres, aussi vivante, remuante, terrestre que toutes les vingt-quatre heures pleines de bruit, de fureur, de joie et de tourments dont les échos se perdent dans la grande lessiveuse du temps. L’idée d’un documentaire sur Joe se met à germer dans la tête de Jules…
Il se tourne vers son ami producteur, le secoue.
— Harry, j’ai une meilleure idée que Piaf, je vais raconter la vie de Joe au cinéma.
— Il a vendu beaucoup d’albums ?
— Plusieurs millions. Il a tiré le jackpot avec L’Été indien…
— Ça me dit quelque chose… Pour être sincère, je connais mal les chanteurs français… à part Piaf, Maurice Chevalier, Yves Montand.
— Joe a fait carrière en France mais il est américain…
— OK. Fais-moi lire le script. Et on en reparle.
L’avion poursuit son vol dans la nuit.
Jules replonge dans ses souvenirs. Il entame sa propre recherche du temps perdu. La chambre capitonnée de liège de Marcel Proust s’est transformée en carlingue de Boeing 707 qui vous met la cervelle dans de l’ouate. Il sait qu’aucune mémoire ne peut retenir de façon exhaustive un jour précis, enfoui, compressé dans le fatras des dates, le fracas des ans. Il faudra jouer avec la parallaxe du souvenir. Ce sera elliptique, fragmentaire, subjectif, et salutaire. Après son accident vasculaire, les médecins lui ont conseillé des exercices mnémotechniques.
Jules surprend son reflet dans le hublot, et le visage de Joe se superpose au sien. Il a retrouvé son sourire espiègle.
— C’est une très bonne idée, papa. Tu t’es occupé de mon éducation, je vais me charger de ta rééducation.
20 août 1938
Je me revois à 6 heures du matin, me lavant à l’évier de la cuisine, exercice que je recommande pour rester souple. Encore aujourd’hui, où que je sois, j’ai gardé cette habitude. Ma femme et moi partagions un deux-pièces avec un choucas apprivoisé et une colonie impressionnante de poissons d’argent. Côté ouest, la vue plongeait sur les escaliers extérieurs d’immeubles délabrés du Bronx. Plus tard, cet enchevêtrement de structures métalliques servirait de décor naturel à La Cité sans voiles, mon film le plus noir.
Après sa toilette de contorsionniste, Jules buvait son café en feuilletant le journal. Ce jeune homme de vingt-six ans, blond aux yeux bleus, en pantalon de flanelle et en T-shirt moulant, d’allure sportive, avait déjà bien roulé sa bosse. Il s’était fait tout seul, d’abord dans la rue en exerçant divers petits boulots puis, à dix-sept ans, après qu’il eut quitté le nid, en voyageant en Europe pour nourrir son esprit et enrichir sa culture polyglotte. Pour l’heure, il faisait l’acteur-ouvreur-chaisier dans un théâtre yiddish populaire en alternance avec ses camarades Nicholas Ray, Joseph Losey, Elia Kazan, Edward Dmytryk, tous fils de déracinés comme lui.
Par la fenêtre entrouverte pénétrait une odeur lourde de pétrole et de graillon.
De temps à autre, le barrissement d’un transatlantique faisait vibrer les vitres du quartier. Des années plus tôt, le père de Jules avait débarqué de l’un de ces paquebots, avec ses galoches et son baluchon. Le grand-père de Jules fournissait les chanteurs de l’opéra de Kiev en fausses barbes, perruques et postiches. Il avait du sang noble, disait-on, un prince d’Ukraine dont la descendance chassée par les premiers pogroms allait grossir la cohorte d’expatriés qui ne cessaient de peupler New York. À Ellis Island, l’officier d’immigration avait demandé au père de Jules son nom et, ne comprenant que le mot « Odessa » dans le sabir du nouvel arrivant, il avait noté « Dassin » sur le registre. Bienvenue à New York, Samuel Dassin ! Tandis que ses compagnons de misère partaient tenter leur chance en Californie, illusoire eldorado, Samuel avait ouvert un barbershop pour les exilés d’Europe centrale, laissant la clientèle latine libre d’aller se faire tondre par la concurrence italienne.
Jules brancha la radio. Les tensions en Allemagne étaient encore montées d’un cran avec la dernière trouvaille d’Hitler : une carte d’identité particulière aux Juifs.
— Tu entends ça ? Ce type est fou à lier, et personne ne songe à l’interner ?
Béa venait d’apparaître, cheveux dénoués, avec son petit ventre rond. La chaleur humide l’empêchait de dormir. Et puis elle devait répéter son violon pour ne pas perdre la main. Elle avait promis à l’orchestre d’être présente au concert du 31 décembre, à la cathédrale russe. Jules enlaça et embrassa sa femme. Une grande complicité les unissait. Ils s’étaient rencontrés à la synagogue. Les Launer, parents de Béa, des Juifs austro-hongrois, fréquentaient la boutique de Samuel. Ils célébraient ensemble les fêtes du calendrier hébraïque qui débutent par des psaumes et finissent par des danses. Et comme, avec Jules, rien ne pouvait attendre, ils s’étaient mariés au bout de trois tours de piste.
— Encore quatre mois et tu seras papa.
— Mais c’est beaucoup trop long, quatre mois !
Ils avaient négocié les prénoms pied à pied. Jules avait choisi Joseph en mémoire de son grand-père et de Joseph Strauss (le roi de la polka), et Béa préférait Ira, en hommage au frère de George Gershwin, moins connu mais tout aussi génial, le créateur du livret de Porgy and Bess… Tous deux mélomanes, les jeunes mariés avaient monté un petit quatuor avec deux amis du théâtre yiddish. Jules passait d’une scène à une autre, d’un art à un autre avec une aisance déconcertante. Quand il ne brûlait pas les planches, ce bon à rien doué pour tout (selon sa propre expression) jouait du piano ou du violoncelle, puis passait au base-ball, et le dimanche il marchait dans New York entre le Bronx et Harlem, arpentait le quartier de son enfance jusqu’à la Cinquième Avenue qui l’avait toujours fait rêver. « Un jour, j’aurai ma suite au Waldorf-Astoria, plaisantait-il. Les palaces, je m’en fous, c’est juste pour montrer que rien n’est impossible. »
Béa égrena au violon quelques notes de la Rhapsody in Blue, faisant aussitôt réagir Joe, qui lui fila un bon coup de pied.
— Oh oh, on dirait qu’il t’entend…
— Tu parles qu’il m’entend !
Jules colla une oreille contre le ventre de sa femme.
— Ça résonne comme au Carnegie Hall là-dedans.
Leur petit bonhomme, à l’ouïe déjà si fine, captait le moindre cri de mouette, le trotte-menu des gros rats du quartier, le fracas des couvercles de poubelles, la ritournelle d’un petit cireur de godasses psalmodiant un vieux chant de planteur de cannes à sucre.
— Mais quand je sors dans la rue, dit Béa, les sirènes de pompier, d’ambulance, de police l’effraient. Je sens qu’il se recroqueville. C’est seulement lorsque je pénètre dans le square Sarah Rockefeller et que je déambule parmi les oiseleurs chinois et leurs cages à rossignols qu’il se remet à bouger.
Jules l’écoutait distraitement, préoccupé qu’il était par l’avenir de son théâtre d’agit-prop, l’ARTEF (Arbeter Teater Farband), très influencé par Bertolt Brecht. Ils avaient du mal à remplir la salle et tentaient de renflouer les caisses en projetant des films du jeune cinéma soviétique.
— Ce soir on passe Le Cuirassé Potemkine, il y a une scène de landau dévalant l’escalier d’Odessa à couper le souffle. Cet Eisenstein est vraiment un très grand artiste.
— C’est quoi, d’après toi, un grand artiste ?
— Quelqu’un qui contribue à améliorer le monde dans lequel il vit.
— Alors bientôt je n’aurai plus le droit de jouer Rachmaninov, qui a fui ton paradis des Soviets…
Vif comme l’éclair, Jules avait déjà rejoint la rue. Béa, qui se rapprocha de la fenêtre, le vit détaler, la casquette de travers, en agitant le bras en signe d’au revoir.
Alors elle reprit son violon et se remit à parler à son fils à l’aide de ses cordes et de son archet. »
Extraits
« Après Londres, ce fut Rome et, après Rome, Genève puis Paris. Au cours de cette période mouvementée, tu allais changer onze fois d’école au gré de mes tribulations. J’étais désormais un cinéaste en exil, traqué, menacé, mais un cinéaste encore en activité, qui allait tenter de s’imposer loin de son sol natal. Les vents contraires soufflaient violemment et l’ennemi était d’autant plus redoutable qu’il ne se montrait pas.
L’Amérique et l’Angleterre boudèrent Les Forbans de la nuit, œuvre surgie du chaos, qui deviendrait pourtant un classique du film noir. » p. 72
« Entre la déesse grecque aux yeux d’or et le réalisateur slave aux yeux bleus, c’était désormais à la vie à la mort.
Ils s’étaient rencontrés le 18 mai 1955 au festival de Cannes. Un seul échange de regards avait suffi à les rendre fous amoureux l’un de l’autre. Jules avait obtenu le prix du jury pour le Rififi et, au lieu de célébrer ce retour au premier plan, il avait passé son temps à consoler Melina venue présenter le film de Cacoyannis, Stella, femme libre, injustement boudé par le public et la critique. Chiffres en main, elle lui avait expliqué qu’ils étaient prédestinés: ils s’étaient rencontrés un 18 mai, il était né un 18 décembre et elle, un 18 octobre, bref c’était inscrit dans les astres, les dieux s’étaient manifestés, ils n’y pouvaient rien, le destin avait frappé. Jules, pourtant peu sensible aux signes, avait dû capituler; les années Béa étaient derrière lui, il s’était fait pincer, piéger, prendre dans les filets de l’ensorcelante Melina Mercouri. » p. 86
« Ni l’un ni l’autre n’étions bien sûr préparés à un tel triomphe. Lorsqu’on a fini par se résigner à l’échec et que, soudain, des queues monstres se forment devant l’entrée des cinémas qui affichent DASSIN-MERCOURI, LE DUO DU SIÈCLE en lettres géantes, il y a de quoi perdre la raison, c’est humain. Nous nous laissâmes délicieusement submerger par ce tsunami d’honneurs et d’émotions. » p. 110
À propos de l’auteur
Alexis Salatko © Photo DR
Alexis Salatko (Alexis Wladimir Marie Salatko-Petryszcze) est un écrivain et scénariste français né à Suresnes le 1er janvier 1959. Il est le petit-fils d’un pianiste russe émigré en France après la révolution d’Octobre et le fils d’un père médecin. Il a grandi à Chatou puis à Cherbourg. Il est l’auteur, entre autres, d’Horowitz et mon père (Fayard, 2005), d’Un fauteuil au bord du vide (Fayard, 2006), de Folles de Django (Robert Laffont, 2013) et de La Dernière Enquête de Dino Buzzati (Denoël, 2022). (Source: Éditions Denoël)
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