L'officier James P. Sargent (Sarge) est sur le point de partir en retraite. Un sort enviable (plus les années passent, plus cela ressemble à un privilège) qui n'est pas de son goût. En gros, c'est pire que la mort, à ses yeux ! C'est un homme d'un autre temps, cette époque où on pouvait se permettre des remarques et des comportements sexistes, bourrins, homophobes et racistes, lever le coude, sans que cela dénote vraiment. Sa femme a refait sa vie avec une nouvelle compagne (!) tandis que son fils (Michael) vit à quelques états de distance. Hors, il se trouve que l'anniversaire de ce dernier coïncide avec la date fatidique du départ à la retraite. Du coup, on embarque à bord de la voiture du paternel, pour un road trip qui ne ressemble à rien d'autre et fait tout le sel d'un album à classer au rayon des bonnes surprises de la fin d'année 2023. Joe Kelly et Ken Niimura se connaissent bien et n'en sont pas à leur coup d'essai, puisqu'au début de ce siècle, I Kill Giants fut une réussite incontestable. Ils tentent ici d'ausculter la société occidentale "moderne" et la manière dont elle a évolué (ainsi que le concept de cellule familiale) ces dernières années. Tout oppose le père et le fils. Aussi bien le caractère, la manière d'organiser sa vie (le fiston bosse dans les jeux vidéos, a des enfant dont il s'occupe vraiment, la violence et le sang ne sont pas sa tasse de thé, il est rongé par le stress et le doute); la seule chose sur laquelle ils tombent d'accord, c'est qu'il vaut mieux passer le moins de temps possible ensemble. Pas de chance, il reste une enquête non résolue qui revient comme un boomerang à notre "sergent", au point qu'il se met en tête d'y apposer un point final, en sollicitant l'aide de Michael, qui ne se voyait pas refuser… La recette, vous la connaissez : deux individus que tout semble opposer, de l'humour inévitable et souvent bien barré, pour une collaboration improbable mais qui porte ses fruits.
On peut en rire (et on le fait vraiment) mais être un père, ce n'est pas une sinécure. Ni communiquer, quand on n'a jamais appris ou eu les codes pour le faire. L'autre, si semblable et pourtant si différent, c'est ce que dévoile au fil de la route ce comic book. Tout ne peut pas être excusé ou racheté en une phrase ou une simple demande, mais tout peut être compris, n'advient pas par hasard. On creuse dans ce qui a pu amener la situation présente, la nature du rapport dysfonctionnel, les zones d'ombre et les contradictions d'un homme, d'un flic qui semble raciste dans sa façon d'être mais qui s'acharne à coffrer le meurtrier d'une fillette afro-américaine 35 ans après le drame et qui déteste voir chez les autres ce qui se niche au fond de lui. Joe Kelly n'oublie pas non plus de réserver de beaux instants aux personnages féminins que sont Val et Rhonda, respectivement la femme de Michael et l'ex de son père. Qui développe l'idée qu'agir ou ne pas agir, cela revient de toute manière à faire potentiellement du mal ou du tort. On ne vit qu'une fois, on ne peut pas savoir ou recommencer. L'improvisation qu'est l'existence, c'est l'assurance de se tromper. Du reste, la dernière partie d'Immortal Sergeant est très forte en ce sens et sait conclure avec brio ces réflexions intimistes truffées de rires endiablés. C'est le dessin qui peut éventuellement rebuter certains d'entre vous. Ici, nous allons droit à l'essentiel, les personnages sont des caricatures ébauchées, avec l'influence très prégnante du manga, un genre dans lequel Niimura a régulièrement brillé et qui exploite ce noir et blanc essentiel qui accompagne les neuf épisodes. Les touches de gris servent elles à isoler des éléments, à leur faire prendre une importance particulière, ou à creuser le passé et les relations entre père et fils, avec une mise en abime des dégâts qu'une éducation à l'ancienne et certains des travers de la masculinité exacerbée peuvent provoquer dans une famille. Les bonus sont non seulement fournis mais réellement pertinents, permettent de comprendre la génèse de l'ouvrage, la manière de travailler, comment certaines planches ont été bâties ou exclues. Cet Immortal Sergeant ne ressemble pas au comic book le mieux apprêté ou le plus séduisant du monde, quand on le prend en main, mais il a le mérite de vous happer au fil des épisodes, en révélant des richesses insoupçonnées au premier abord, avec toujours quelque chose d'autre derrière le rire, une fragilité apparente qui rend le duo et sa relation touchante et sincère.
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