En deux mots
Après sa dépression, Mona entend rebondir. Elle loue un appartement à Rosny-sous-Bois et y découvre le manuscrit d’un roman oublié. Elle commence à le lire, parvient à contacter son auteur. Sa vie va alors changer du tout au tout.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Il faut accepter le palimpseste»
Avec la Fantaisie qu’on lui connaît, Murielle Magellan nous offre un nouveau roman pétillant. La rencontre inattendue d’une ex-dépressive et d’un ex-écrivain misanthrope va faire des étincelles. Et nous réserver de belles surprises. Un régal!
Mona se remet d’une grave dépression. Après avoir perdu son travail, elle s’était enfoncée dans une spirale qui avait vu son mari demander le divorce. Elle était alors retournée chez ses parents à Toulouse avant un long traitement psychiatrique qui avait fini par porter ses fruits. Désormais elle se sentait prête à reprendre le travail, à retrouver la région parisienne et à renouer des liens avec sa fille.
C’est dans une cité de Rosny-sous-Bois qu’elle emménage. Et va faire une belle découverte dans une marche scellée, le manuscrit d’un roman intitulé Jonas is born, Alléluia et signé d’un certain Philippe Sandre-Lévy.
En commençant à le lire, elle y découvre certes un style un peu exalté et pédant, mais va très vite s’attacher à ce Jonas, personnage qui multiplie les tentatives pour effacer sa misanthropie.
En parcourant les réseaux sociaux, elle va parvenir à retrouver l’auteur. Elle lui propose alors de lui rendre son manuscrit, car elle a bien envie de faire sa connaissance. Las! La rencontre s’avère décevante et Mona repartira dépitée, mais toujours en possession du manuscrit qu’elle pourra continuer à lire, car elle s’est trouvée bien des points communs avec Jonas.
Murielle Magellan est passée maître – maîtresse? – dans l’art de la rencontre entre personnes d’horizons très différents. Comme dans Changer le sens des rivières (qui vient d’être adapté au cinéma par Jean-Pierre Améris sous le titre Marie-Line et son juge avec Louane et Michel Blanc dans les rôles-titre), elle réussit parfaitement à marier la carpe et le lapin (j’aimerais bien connaître l’origine de cette expression) et à démontrer combien une rencontre, même improbable, peut être enrichissante, pour peu que l’on prenne le temps de s’intéresser à son interlocuteur. «Deux hommes (en l’occurrence ici un homme et une femme), c’est l’arrivée du doute, du double, de la joute, du soutien, de la moquerie.»
Mais la scénariste n’oublie pas non plus son sens de la dramaturgie, en construisant le roman dans le roman et en nous en offrant ainsi deux pour le prix d’un. Et peut-être davantage: «Ce roman raconte l’histoire de Jonas peut-être, mais il en trimballe une autre, non écrite, intime, que ce texte, par sa simple existence, l’incite à «relire». Cette période ancienne surgit parfois dans ses rêves, déformée, imprégnée d’un voile de brume ou d’une lumière trop crue, inexacte et distordue.»
La Fantaisie
Murielle Magellan
Éditions Mialet-Barrault
Roman
262 p., 20 €
EAN 9782080292773
Paru le 3/01/2024
Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en région parisienne, à Rosny-sous-Bois, Enghien ou encore Beauvais. On y évoque aussi Toulouse et Rouen, ainsi que Reykjavik et Bamako.
Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec un roman dans le roman qui se déroule an l’an 2000.
Ce qu’en dit l’éditeur
Sortant d’une cruelle et longue dépression où elle a failli perdre tout ce qu’elle aime, Mona tente de se reconstruire en s’installant dans un minuscule appartement d’une tour de banlieue parisienne. Les marches de l’escalier qui conduit au lit-mezzanine sont astucieusement aménagées en casier de rangement mais l’un d’entre eux est scellé. À l’intérieur, elle découvre le manuscrit qu’un jeune homme a enfoui là vingt ans plus tôt. Insolent et drôle, le texte lui donne envie de retrouver l’auteur. Mais que reste-t-il des jeunes gens audacieux après vingt ans de vie ordinaire ? Où ont disparu les désirs, les énergies, les fantasmes ? Où se sont perdus les éclats de rire et la rage de vivre ? Peut-on réinventer la fantaisie ?
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les premières pages du livre
« Imaginons.
Imaginons Mona.
Elle va mieux. Pas encore bien, mais mieux. Elle le sait. Le pire est derrière elle. Deux ans d’une dégringolade pathétique, dont elle ne parvient pas encore à sourire.
Crise d’appendicite avec complications douloureuses, suivie d’un licenciement abusif par un jeune patron athlétique à mâchoire américaine ; bagarre juridique victorieuse mais épuisante, puis oisiveté brutale, voilà comment tout avait débuté. Mona, au front de taureau, avait tenté de tenir. Elle avait raccourci ses longs cheveux châtains pour adopter un look plus dynamique, avait ajouté un tatouage stimulant (le mot espagnol « Vamos ! ») à ceux qui descendaient déjà en serpentin délicat de son cou jusqu’à ses poignets. Elle affirmait à son mari, Grégory, qu’il n’y avait pas lieu de se tourmenter. Après quatre mois passés à contenir ces fortes secousses, la vie « normale » allait reprendre. Son domaine d’expertise, la programmation informatique, se portait bien ; elle retrouverait du travail. Elle soufflerait quelques semaines avant de s’y remettre. Elle en profiterait pour s’occuper de Madeleine, leur petite fille de cinq ans, et lambiner dans des vide-greniers, ou rattraper son retard de lecture. Tout rentrerait dans l’ordre.
Mona avait encodé ses bonnes résolutions comme si elle était une base de données. Sûre de ses calculs, elle ne s’aperçut donc pas tout de suite que le petit chèque consolateur du tribunal des prud’hommes était glissé dans une enveloppe de mélancolie. Sa joie, sa vitalité s’éteignaient. Son inactivité lui pesait plus qu’elle n’aurait cru. En l’absence de Grégory, qui était chauffeur routier, elle demeurait souvent seule à la maison. L’emploi du temps de Madeleine lui servait de tuteur précieux : école, loisirs extrascolaires, goûter, bain, coucher. Mais quand Mona estima qu’il était temps de se mettre en quête d’un nouveau poste, elle n’y parvint pas. Une insidieuse indolence l’incitait à remettre au lendemain toutes démarches professionnelles. Puis toutes démarches tout court. Grégory, d’abord compréhensif, commença à s’inquiéter pour leurs revenus. Il augmenta sa cadence de déplacements.
Honteuse, Mona se réfugia dans les replis de leur petit pavillon de banlieue, où – dégringolade annoncée – elle fit sa première crise d’épilepsie.
Un jour, alors qu’il fallait se lever pour emmener Madeleine à l’école, Mona ne se leva pas. Pourtant, elle était réveillée. Son index soulignait sans interruption le motif en spirale de son pyjama. Quand la petite fille frappa à la porte et l’ouvrit, elle dit « C’est l’heure je crois maman », Mona répondit « J’arrive », mais n’arriva pas. Incapable de se mettre debout. Incapable de quoi que ce soit. Et cela dura.
Grégory comprit mal la dépression de son épouse. Par nécessité, il réduisit ses missions, mais lui en voulut beaucoup. Non seulement il perdait de l’argent, mais elle n’en gagnait toujours pas et il était de ces hommes qui tremblent si la sécurité du foyer est menacée. Sa femme tatouée était alitée ; toute sa confiance en lui chancelait. L’angoisse le submergeait. Son expression favorite devint « Tu peux au moins » qu’il assortissait de « sortir les poubelles », « débarrasser la table », « consulter les annonces », « répondre au téléphone », « jouer avec Madeleine ». Mona ne pouvait rien « au moins », à part aller du canapé au lit, du lit au canapé, du fauteuil à la fenêtre, de la fenêtre au fauteuil, tout en ingurgitant des boîtes entières de gâteaux fourrés. Tous les jours à seize heures, elle parvenait dans un effort surhumain à sortir le lait et les céréales pour le goûter de Madeleine.
Elle était inapte désormais à lire la moindre ligne d’un quelconque roman. Ses yeux grands ouverts scrutaient le vide avec persistance. Grégory finit par la soupçonner de feindre, car, nom d’un chien, elle n’était pas la seule à avoir été licenciée sur cette terre, il était là, elle avait une fille, elle était aimée ! Pourquoi surjouait-elle ainsi sa détresse ? Que lui avait-il fait ?! Cette suspicion terrassa Mona. Elle eut l’ultime courage d’appeler ses parents à Toulouse, la gorge nouée, et leur avoua tout : son absence de désir, sa sensation de vide, sa somnolence perpétuelle, sa prise de poids. Sa souffrance.
Sa mère sauta dans sa voiture et vint la chercher. Dès la porte franchie, elle réprimanda Grégory. Ne voyait-il pas que sa fille était dans un état lamentable ? Grégory hurla qu’il était bien pratique, « l’état lamentable » qui permettait de ne rien foutre pendant des mois. La mère de Mona rugit à son tour : il serait bien inspiré de lire le journal parfois, ou ne serait-ce qu’allumer la radio, plutôt que d’écouter en boucle Bruce Springsteen dans la cabine de son 23-tonnes. S’il s’informait de temps en temps, donc, il apprendrait l’existence d’une indélicatesse de la nature appelée le burn-out, ou la dépression, qui anéantit la volonté de toute personne qui en est frappée. On ne laisse pas ce mal croupir dans l’eau nucléaire du ressentiment, on le sort avec ses petites mains propres et on l’amène à l’hôpital.
Grégory s’effondra. Il n’en pouvait plus, lui non plus. Depuis la crise d’appendicite de Mona, les déconvenues s’entassaient dans un fracas de ferraille en déchetterie. Il avait besoin de calme, de silence. Il devait « prendre l’air ».
Il laissa Mona et Madeleine à ses beaux-parents et se noya dans le travail sur fond de Dancing in the Dark : camion, routes de France, de Belgique, d’Espagne, il dormait dans sa cabine en consultant les étoiles par l’ample fenêtre conducteur et c’est ainsi qu’il reprit ses esprits et put, quelques longues semaines plus tard, récupérer sa fille en raison du chômage et de la mauvaise santé mentale de sa femme. Il était désolé. Il s’en voulait de n’avoir rien vu. Il n’avait pas bien réagi. Mais quelque chose s’était cassé. La simple présence de Mona lui rappelait ses torts, ses grossièretés envers elle. Il ne supportait plus ce reflet détérioré de lui-même. En larmes, il demanda le divorce.
Mona fut internée à Toulouse. Séparée de sa fille, séparée de Grégory, assommée de médicaments, elle mit du temps à sortir de sa léthargie.
Très vite, elle confia au docteur Di Bonna, son psychiatre, avec lequel elle avait un entretien tous les deux jours, que si cette vague dépressive était la plus puissante de sa vie, elle en avait traversé d’autres depuis l’enfance. Elle s’était depuis toujours sentie ralentie par quelque chose, une ombre tenace, une sorte de monstre, hydre à sept têtes qui semblait être venue au monde avec elle pour repousser tout assaut de joie. Petite fille, elle rusait pour détourner son attention, et s’égayer malgré tout en raclant les fonds de son ardeur d’enfant, mais les circonstances l’avaient tant affaiblie ces derniers temps que le monstre en avait profité pour se déployer.
Cet aveu d’antécédent permit au médecin d’aider sa patiente à comprendre qu’elle n’était pas plus responsable de sa maladie qu’un diabétique ne l’était de son dysfonctionnement glycémique. Il troqua l’image de l’hydre par celle du handicap : elle avait une jambe dans le plâtre et la société lui demandait de courir. Il fallait épouser la lenteur le temps de la guérison. Elle rentrerait dans la mêlée plus tard. Quand elle en sentirait la nécessité.
Ses crises d’épilepsie s’espacèrent. Le psychiatre identifia la bonne chimie pour elle. Il détermina aussi ce qu’il appelait « le mantra ad hoc », car selon lui, tout traitement devait être accompagné d’une formule spécifique à chaque patient. Pour Mona, il en distingua une qu’il attribuait à Hippocrate : Ars longa, vita brevis. L’art est long, la vie est courte. Mona se reconnut dans cette tension du réel. Ce n’était pas elle qui était inapte à la vie, c’était l’art de vivre qui était long à apprendre. Personne n’y parvenait vraiment. Il fallait donc faire au mieux. Cette sentence lui convint bien davantage que celles essayées par le docteur auparavant : l’Audaces fortuna juvat, de Virgile – la fortune sourit aux audacieux –, avait paralysé la jeune femme pendant quinze jours. Une amie d’internement avait compati : « Peut-on parler d’audace aux éclopées gavées de médocs que nous sommes ? »
Lorsqu’elle sortit de l’hôpital, Mona se fit tatouer « Ars longua, vita brevis » sur l’avant-bras droit, en forme de V, comme un oiseau.
Elle se réfugia chez ses parents. Cela dura presque un an encore. Un an à vivre à leurs crochets. À collaborer aux tâches ménagères, préparer les repas, tailler les rosiers. Le soir, elle s’endormait devant les séries avec son père, devant les documentaires avec sa mère. Madeleine lui manquait terriblement. Grégory en avait obtenu la garde principale, sans qu’elle s’y oppose. Leur petite fille avait ses repères dans la maison familiale de Villemomble et il lui paraissait juste de leur en laisser la jouissance. Grégory n’avait pas tardé à rencontrer une compagne avec qui, au grand soulagement de Mona, il ne vivait pas. Mona vacillait à l’idée que cette « autre » puisse la remplacer dans le cœur de son enfant, mais elle remettait sans cesse les occasions de la revoir et de s’occuper d’elle.
Ses parents la mirent en garde contre cet engrenage, en vain. Mona maintint le lien seulement par des appels téléphoniques en visio, le week-end. La petite fille s’y prêta d’abord docilement, puis de moins en moins. Elle était lasse de confier à cette maman-écran ses répétitives journées d’école et ses jeux. Grégory jurait que ce mutisme était de son âge : aucun enfant n’aimait rendre compte de ses journées. Il encourageait ainsi, malgré lui, Madeleine à se taire.
Le silence cathédrale s’installa.
Le temps passait et plus il passait, plus l’hypothèse de retrouvailles terrorisait Mona. Comment justifier une si longue défaillance auprès de sa petite fille blessée ? Aurait-elle la force d’affronter son inévitable hostilité ? Le retard pris dans leur relation était-il rattrapable? Dans ses pires moments de découragement, Mona alla jusqu’à imaginer un délit à commettre qui l’enverrait en prison. Si elle était enfermée, la fillette comprendrait son absence. Elle aurait quelque chose à raconter. Bien sûr, ce scénario resta à l’état de pensée ténébreuse.
De son côté, Grégory ne favorisait pas les échanges. Il craignait que Madeleine revienne triste et angoissée d’une visite à sa mère.
Un jour, il informa Mona que leur enfant avait appelé « maman » sa nouvelle compagne. Révoltée, la jeune femme décida que le docteur Di Bonna avait raison. Il était temps de rentrer dans la mêlée.
Comme un sportif après une grave blessure, volontaire et souffrante, Mona accéléra sa fin de convalescence. Elle se remit à son ordinateur, acheta des revues d’informatique, reprit contact avec d’anciens collègues. Elle constata avec soulagement que son esprit vif et mathématique parvenait toujours à absorber les nouveaux paramètres de son activité. Pour limiter les contacts humains et hiérarchiques, elle choisit de créer son autoentreprise. Les habitudes avaient changé en deux ans et de plus en plus de programmeurs se mettaient à leur compte. Il fallait prospecter, certes, mais le métier restait attractif et les prestations correctement rémunérées. Elle décrocha pour commencer une mission de maintenance d’un an qui lui permit de libérer un peu plus d’un smic. Après quelques semaines pour assurer la pérennité du contrat, elle annonça à ses parents qu’elle allait quitter Toulouse pour se rapprocher de Madeleine et de son premier client, basé à Montreuil. Elle se fixa l’objectif d’être installée en région parisienne quinze jours avant les sept ans de sa petite fille, le 12 avril, avec le rêve fou de les fêter avec elle dans son nouvel abri.
Chaque décision se prenait sans légèreté, mais elle se prenait. Éplucher les annonces immobilières, fixer des rendez-vous, réserver un billet aller-retour pour visiter les logements sélectionnés.
Certains lieux sont des aimants qui vous attirent dès que vous les approchez. À peine arrivée dans la cour pourtant sans charme de la cité Kennedy de Rosny-sous-Bois, Mona s’était sentie envahie par un sortilège rassurant, confirmé par la visite de l’appartement. C’était là, dans cet habitat d’une pièce, au douzième étage d’une tour sans balcon, qu’elle poserait ses bagages.
Elle rejoignit Toulouse et finalisa son déménagement. Le jour de son départ, François et Cécile, ses parents, écrasèrent une larme de tristesse et de joie. Ils n’avaient jamais imaginé devoir vivre une deuxième fois le syndrome du nid vide : le départ d’une enfant de presque quarante ans, qui reprend son envol.
Mona
De sa fenêtre, Mona regarde la banlieue éternelle et verticale : à droite, des cités, vastes clous plantés droit vers les nuages ; à gauche, des champs de maisons grises perforés de blocs encerclés de verdure. Elle sourit.
Non seulement son appartement a vue sur l’horizon, mais il est beau. Elle est sans doute seule au monde à accoler cet adjectif à des murs décatis, un parquet résigné, des cartons entassés. Tout cela incarne sa récente autonomie, alors oui, c’est beau. Même s’il ne fait pas de doute que sans le retour de Madeleine, ce joyau de béton se transformerait en tombeau.
Elle l’a vue avant-hier, Madeleine. Elle l’a entrevue, plutôt. Elle ne sait pas ce qui lui a pris, elle est allée traîner devant son école, vers quinze heures, au moment de la récréation. Elle s’est approchée de la grille, à pas lents, comme on met le bout du pied dans un océan vert avant d’oser s’y enfoncer. Elle l’a aperçue dans la cour. En robe parme, elle jouait au foot. Elle criait « Passe, passe » à ses petits partenaires, avec une voix gutturale de vie ou de mort qui a renseigné Mona sur son caractère et sa volonté. Mais, dans le même temps, elle a présumé qu’un tel tempérament la défierait sans doute et son cœur s’est mis à battre de façon si éperdue et violente qu’elle s’est dit qu’elle n’y arriverait jamais. Elle n’aurait jamais le courage de cet affrontement. Ni de la déception qu’elle est sûre de créer. Ni des reproches qu’elle devra endurer. Elle ne saura pas soutenir le regard de sa petite fille, accéder aux mots d’adulte pour lui expliquer ces années noires. Elle échouera.
Un instant, il lui a semblé que l’enfant observait la rue à travers la grille. Mona s’est baissée en hâte pour ne pas être reconnue, feignant de se gratter le mollet. Ridicule.
Une fois chez elle, la jeune femme a appelé le docteur Di Bonna. Il l’a apaisée : elle avait été terrorisée au simple contact visuel d’une enfant de bientôt sept ans ? Elle ne devait rien conclure et maintenir ses objectifs : accueillir les déménageurs demain, ranger, préparer l’appartement, et dans quinze jours fêter avec Madeleine son anniversaire. C’est bien ça ?
Selon le psychiatre, le « mal de mère » dont souffrait Mona était la conséquence de sa dépression, non sa cause. Elle n’était pas de ces femmes qui rencontrent des difficultés relationnelles avec leur enfant dès sa naissance. Voilà pourquoi il était optimiste sur le pronostic. Il fallait avancer. Maintenant qu’elle allait mieux, elle pourrait reprendre sa place d’adulte et se révéler telle qu’elle est à sa petite fille, sans se cacher.
« Sans se cacher, c’est raté », avait pensé Mona qui se revoyait accroupie en pleine rue pour échapper au regard de Madeleine.
Et elle avait espéré que ce logis ne se transformerait pas en une cachette de plus, une grotte dont elle ne sortirait plus.
Trente-cinq mètres carrés. L’endroit est petit mais suffisant. Une pièce principale, augmentée d’un lit mezzanine en bois entièrement à repeindre ; une cuisine indépendante assez grande pour y glisser une table en pin, et à la gauche de la mezzanine, dans la profondeur, une jolie porte à vitraux hétéroclites – sans doute le résultat d’un occupant plus créatif que les autres – qui s’ouvre sur une salle de bains étroite mais fonctionnelle. Sous la mezzanine, Mona a disposé un canapé-lit, et en contrebas de la large fenêtre, le bureau en métal beige de son adolescence, seul meuble qui ne l’ait jamais quittée.
Lors de la visite de l’appartement, à la vue de la mezzanine, Mona avait imaginé Madeleine grimpant d’un bond vers sa couche à la vitesse d’une araignée en fuite. Sa fille semblait là, partout, installée sur les marches, assise sur son matelas les pieds balançant dans le vide, ou avec un pinceau pour peindre à sa guise le carré de plafond au-dessus de son lit. Une Madeleine en dix exemplaires habitait déjà le lieu. Mona avait lancé « Il est pour moi » à la propriétaire sexagénaire en jupe hippie qui, en dépit de son look décontracté, répétait qu’elle ne serait pas mécontente si pour une fois son bien n’était pas occupé par des étudiants peu soigneux et pas toujours solvables. Devant l’enthousiasme de Mona, elle avait vanté l’escalier astucieux qui montait vers le lit et servait aussi de rangement, puisque ses marches creuses étaient aménagées en casier. Elle n’avait pas précisé que l’une d’entre elles était condamnée et solidement scellée.
Ce matin, quand Mona s’en est aperçue, elle a ajouté à son programme du dimanche, outre de repeindre le meuble, de débloquer l’abattant en bois. Les divers jeunes locataires qui se sont succédé dans cet appartement ont sans doute eu la flemme de se dévouer à cette tâche. Un étudiant, ça n’a pas beaucoup d’affaires. Mais à presque quarante ans, c’est différent, on entre avec des cartons pleins d’éclats de soi, qu’il faut bien ranger quelque part. Sans compter les petits effets de Madeleine qu’elle espère voir s’entasser ici bientôt.
Mona bâche le parquet. Pour accompagner sa besogne, elle allume sa mini-enceinte portable et met du blues. Le blues, c’est sa consolation depuis toujours. Elle a constitué une play-list qu’elle écoute en boucle avec des morceaux comme Smokestack Lightning, si énergisant et triste à la fois. Les woo woo d’Howlin’ Wolf lui font l’effet d’une fête et d’une complainte. Ce sera idéal pour cadencer les travaux.
Pourquoi cette troisième marche est-elle scellée ? Il est évident qu’elle ne l’a pas toujours été. On dirait que les poignées ont été cassées sans être jamais remplacées. Une cornière en acier a été collée sur la longueur du bec de marche et vissée sur l’abattant pour en empêcher l’ouverture. Le tournevis que Mona possède est bien trop petit pour les grosses attaches qui soutiennent la cornière. Elle pourrait peut-être scier le bois de l’abattant, mais elle n’a pas de scie. Comment procéder ?
Voûtée sur sa marche comme sur un starting-block, Mona réfléchit. Tout indique qu’elle ne sera pas apte à effectuer un travail soigneux, mais elle n’a pas envie de remettre cette tâche au lendemain. Elle a organisé son temps avec précision et elle veut s’y tenir : aujourd’hui elle ouvre le casier, elle peint la mezzanine et commence à ranger. Demain matin, elle fera la maintenance du site de son client ; l’après-midi, elle prospectera. À dix-sept heures, elle guettera Madeleine à la sortie de l’école. L’idée de changer ses plans est contrariante et source de stress.
Tant pis. Elle va vers sa caisse à outils et s’empare d’un marteau et d’un burin qu’elle tente de glisser entre la cornière et le bec de marche. N’y parvenant pas, c’est le marteau qui frappe le métal pour élargir l’intervalle. Cette fois, le burin s’immisce. Alors, basculant tout son corps sur l’outil, elle fait levier pour plier le fer. La cornière résiste, évidemment. Mona renouvelle son effort. Chaque appui entraîne un petit craquement encourageant. Elle s’acharne. Elle le fait pour Madeleine. Pour elle. Pour elles ! Aidée par l’entrain du riff de la guitare électrique et le « woo woo » aigu du chanteur, elle ne peut s’empêcher de poursuivre sa mission. La cornière se défend. Elle regimbe. Espèce de marche réfractaire. Les deux bras tatoués de Mona y vont de leurs muscles bandés. Elle se cramponne, lutte, se fracasse dedans. « Woo woo ». Elle ne compte pas les minutes d’efforts. Et puis soudain, l’abattant cède et s’ouvre. Elle souffle, passe un revers de main sur son front en sueur. Les vis arrachées ont emporté avec elles les esquilles de bois du bec de marche mais l’abattant est intact, calmement captif de la charnière. Bâillant.
Par réflexe, Mona jette un œil à l’intérieur de la marche, baigné d’obscurité. Au fond du casier, un reflet blanc attire son attention. Elle ne parvient pas à distinguer ce que c’est, mais il y a bien un objet placé là. Décontenancée, elle se demande si elle n’a pas joué avec les secrets de cet appartement. Elle se remémore sa propriétaire inoffensive. Aurait-elle enfermé ici un de ses méfaits, la preuve d’un meurtre ou d’une fraude fiscale ? Mona ne peut résister à la curiosité. Elle active la lampe de poche de son téléphone portable, éteint la musique au passage et éclaire l’intérieur du compartiment. Le rayon lumineux s’engouffre dans la boîte obscure. Mona penche la tête pour regarder. Se redresse. Glisse son bras qu’elle étire à son maximum. Ses doigts s’agitent à la recherche de l’objet ; l’atteignent. La chose, au toucher, confirme ce que ses yeux avaient présumé. Il s’agit de feuilles de papier reliées par une spirale en plastique et protégées par la rigidité d’une page de garde cartonnée. Une sorte de document, donc. Elle l’extrait de son antre ; le secoue afin qu’il libère sa poussière. Elle le tape sur sa cuisse pour la même raison, mais aussi pour retarder le moment de la révélation. Elle le considère enfin à la lumière du jour. La couverture est blanche et ne divulgue rien. Il faut donc l’ouvrir. Ce qu’elle fait.
En page de garde est écrit : Jonas Is Born, alléluia un roman de Philippe Sandre-Lévy.
Jonas Is Born, alléluia. Jonas est né, alléluia. Quel drôle de titre.
JONAS IS BORN, ALLÉLUIA
Un ROMAN de Philippe Sandre-Lévy
Chapitre 1
Chère Lectrice, ne raccroche pas ! Comme Rabelais avant son Gargantua je veux que tu saches que tu ne trouveras pas seulement des plaisanteries dans ce récit, pas seulement des moqueries et autres légèretés, la cape espagnole ne fait pas le chevalier, l’alléluia n’annonce pas forcément une gaudriole. Non ! Le roman que tu vas lire, chère lectrice, te parlera d’amour, de philosophie, de trucs bizarres, d’audaces, de réclusion – pas à perpétuité –, d’amour encore – car c’est pour toi que je l’écris. Il te conduira d’un modeste appartement T1 rosnéen jusqu’au fin fond de la Seine-Saint-Denis, en passant par le Mali, l’Islande, la Terre sainte, le Zimbabwe et j’en passe. Reste, lectrice en jogging aux longs cheveux châtains. Ce roman, écrit pour tes beaux yeux, te révélera aussi et surtout une formule magique enchanteresse, un concept bohème réparateur (quel que soit ton souci, il le réparera) sorti tout droit de la tête de Jonas, notre héros, un clochard céleste pour lequel je demande ton indulgence s’il ne t’apparaît pas d’emblée aimable – tout être même fictif a droit à une deuxième chance.
Écoute son histoire :
Jonas, grand cœur, et visage à fossettes débonnaire, avait vingt-deux ans – et toutes ses dents – en décembre 2000. Étudiant brillant, il s’était retiré de toute vie sociale deux ans plus tôt, pour une raison, lectrice, que je te détaillerai bientôt.
Il ne descendait plus de sa citadelle de banlieue – il vivait au douzième étage d’une tour sans saveur – que pour en faire le tour et remonter au pas de course, en levant les genoux bien haut, dans le but d’entretenir ses mollets et ses cuisses, les seules parties de son humble corps qui trouvaient grâce à ses yeux. Un casque sur les oreilles, il écoutait Howlin’ Wolf et en particulier Smokestack Lightning, dont les woo woo l’enfiévraient. Son exercice quotidien se déroulait dans l’indifférence générale. Personne ne le voyait. Ni les caïds de la cité, ni les dames et messieurs à Caddie, ni même la police dont Jonas déplorait qu’elle ait abandonné le képi, en l’an 1985, renonçant ainsi définitivement à l’hypothèse d’une expansion volumineuse de son cerveau. Non qu’il estimât qu’elle en eût besoin plus que quiconque – il ne se permettrait pas de juger – mais sans conteste, le képi créait un espoir d’évolution de l’espèce que la casquette réduisait à néant.
Depuis deux ans, donc, notre héros pensait que vivre reclus dans son douzième étage c’était avoir un destin de pigeon, perché sur son fil, et observer le monde, voire lui crotter dessus de temps en temps, sans aucune animosité, simplement parce que c’était nécessaire à son organisme.
Depuis qu’à onze ans l’analogie sonore entre « Jonas » et « génie » lui était apparue, Jonas se considérait comme tel. Certes, plus tard, il avait aussi repéré la fraternité phonique de Jonas avec « génisse » mais il ne s’était pas attardé sur ce constat contrariant. Jonas voulait désormais ne se consacrer qu’à rêver, philosopher, lire, chanter mal, et au-delà de tout : se désespérer. Car en cette veille d’année 2001 (à une semaine de l’entrer-sauter dans le XXIe siècle), les raisons de se tourmenter ne manquaient pas. (Est-il besoin de rappeler que si l’année 2000, contrairement aux prévisions, n’avait pas été frappée du sceau de la fin du monde, elle pouvait néanmoins se vanter de belles turbulences et vilenies comme celle de voir débarquer un certain Poutine à la tête de la Russie et un certain Bush à la tête des États-Unis dont notre personnage, pourtant pas spécialiste, ne pensait pas qu’ils seraient les sauveurs des décennies à venir.)
Jonas croyait résolument que c’était enfermé dans son douzième étage qu’il était le plus inutile au monde. Persuadé aussi que cette inutilité était le meilleur service qu’il puisse rendre à l’humanité et que tout le monde devrait en faire autant.
Je t’entends, chère lectrice. Tu t’impatientes et veux savoir ce qui s’est passé, deux ans plus tôt, pour que Jonas renonçât à toute vie sociale ? Bien évidemment, l’auteur de ces lignes va te le raconter, car il y va de la renommée de ce prophète inconnu – pour l’instant – et de sa potentielle destinée interséculaire. Il y va de tout ce que mon récit va t’apporter itou, j’y tiens. Il y va peut-être même de l’évolution de la psycho-philo-poésie elle-même.
Tadam…
Mona
« Qu’est-ce que c’est que ce truc… !? »
Assise à sa table de cuisine, Mona a lu les premières pages du manuscrit, et elle se fige. Est-ce que ce narrateur, au ton emphatique et décalé, s’adresse… à elle ? Elle n’a jamais cru à la magie ni à la sorcellerie, mais tout de même, elle est troublée. La « lectrice en jogging », le « quel que soit ton souci, il le réparera », les cheveux châtains – certes les siens ne sont plus longs mais ils sont toujours châtains – et surtout Howlin’ Wolf ! Exactement le morceau qu’elle écoutait quand elle a descellé la marche… Tout cela est intrigant et lui donne chaud. Très chaud.
Elle s’évente avec le texte. Puis le retourne. Le feuillette en quête d’éléments. L’auteur aurait-il laissé un message ou des coordonnées ? Elle est sûre qu’il ne s’agit pas du dernier locataire, qui était une femme et dont le nom est toujours sur la boîte aux lettres. Elle imagine un étudiant dandy, négligent, qui aurait abandonné un exemplaire de son ouvrage – ou exercice universitaire – dans ce tiroir, scellé ensuite par son successeur inattentif. À moins qu’il ne s’agisse d’un éditeur fou qui s’amuserait à semer les manuscrits refusés dans des lieux improbables ?
Elle le secoue, comme si ses secrets pouvaient jaillir dans un nuage de poussière. Mais Jonas Is Born ne recèle rien d’autre que des mots et des chapitres. La curiosité de Mona l’emporte sur son appréhension; elle reprend sa lecture.
Extraits
« Par réflexe, Mona jette un œil à l’intérieur de la marche, baigné d’obscurité. Au fond du casier, un reflet blanc attire son attention. Elle ne parvient pas à distinguer ce que c’est, mais il y a bien un objet placé là. Décontenancée, elle se demande si elle n’a pas joué avec les secrets de cet appartement. Elle se remémore sa propriétaire inoffensive. Aurait-elle enfermé ici un de ses méfaits, la preuve d’un meurtre ou d’une fraude fiscale ? Mona ne peut résister à la curiosité. Elle active la lampe de poche de son téléphone portable, éteint la musique au passage et éclaire l’intérieur du compartiment. Le rayon lumineux s’engouffre dans la boîte obscure. Mona penche la tête pour regarder. Se redresse. Glisse son bras qu’elle étire à son maximum. Ses doigts s’agitent à la recherche de l’objet ; l’atteignent. La chose, au toucher, confirme ce que ses yeux avaient présumé. Il s’agit de feuilles de papier reliées par une spirale en plastique et protégées par la rigidité d’une page de garde cartonnée. Une sorte de document, donc. Elle l’extrait de son antre ; le secoue afin qu’il libère sa poussière. Elle le tape sur sa cuisse pour la même raison, mais aussi pour retarder le moment de la révélation. Elle le considère enfin à la lumière du jour. La couverture est blanche et ne divulgue rien. Il faut donc l’ouvrir. Ce qu’elle fait. »
« Ce roman raconte l’histoire de Jonas peut-être, mais il en trimballe une autre, non écrite, intime, que ce texte, par sa simple existence, l’incite à «relire». Cette période ancienne surgit parfois dans ses rêves, déformée, imprégnée d’un voile de brume ou d’une lumière trop crue, inexacte et distordue. Cette «relecture» nocturne et inconsciente suffit à Sandre-Lévy. Il ne veut pas d’une autre. Les quelques lignes aperçues et tout ce qu’il ressent depuis le lui confirment: il va le jeter. Il est sûr de lui, bienheureux de l’avoir récupéré. » p. 126
« Deux hommes (en l’occurrence ici un homme et une femme), c’est l’arrivée du doute, du double, de la joute, du soutien, de la moquerie. » p. 158
À propos de l’autrice
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Murielle Magellan est romancière, cinéaste, scénariste et dramaturge. Après Géantes (2021), La Fantaisie est son septième roman. (Source: Éditions Mialet-Barrault)
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