Ce sont des fêtes de Noël très particulières qui attendent l'inspecteur Lebrock dans le quatrième volume de l'excellente série de Bryan Talbot, Grandville. Tout d'abord, notre blaireau favori enquête sur la disparition de la petite nièce de sa gouvernante. En remontant la piste de l'adolescente de seize ans qui semble avoir fugué, il va croiser la route d'une secte religieuse dont les ambitions ne sont plus seulement spirituelles, mais sont devenues dangereusement politiques. Leur gourou n'est autre qu'une licorne (un certain Apollon), animal fantastique s'il en est, mais bel et bien réel dans l'univers de Grandville (même si on en croise un nombre très limité d'exemplaires) et doté d'un pouvoir de persuasion et d'un magnétisme hors du commun. La créature si charismatique parvient à recruter toute une série de malheureux adeptes en leur promettant des révélations et l'illumination, quitte à ce que la grande mascarade se termine en suicide de masse, lorsque la police se lance à ses trousses. C'est la raison pour laquelle la secte, qui est née aux États-Unis, a finalement choisi de se transférer en France, où la situation politique reste des plus fragiles. L'Empire s'est effondré et cela fait maintenant plusieurs semaines que le pays est gouverné par un conseil révolutionnaire, dans l'attente d'élections inédites. Le bouc émissaire de cette secte/parti politique d'inspiration nationale socialiste et xénophobe, ce sont les pâtes à pain, c'est-à-dire le surnom péjoratif donné aux humains, dans un monde où ce sont les animaux anthropomorphes de toutes les races qui prédominent. Accusés de tous les maux, ils sont pointés du doigt et victimes d'une ségrégation féroce, après avoir été régulièrement pourchassés et exterminés durant toute l'histoire, comme on peut le comprendre au fil des pages. C'est un des grands tours de force de ce récit : la capacité de réécrire la chronologie de l'humanité, tout en inversant rôles et responsabilités, mais en conservant une logique dans la dynamique des faits. Celle de la haine, du racisme et de ses conséquences ignobles, à travers les siècles. Il y a une tentation d'explication théologique et philosophique des origines de l'humanité, ou devrait-on dire ici de la bestialité, absolument bluffante ! Talbot ne se contente pas de nous divertir mais il fait preuve d'une intelligence rare, en crédibilisant toute son œuvre de la plus profonde et pertinente des façons. Avec cette quatrième aventure, Grandville gagne encore en épaisseur et en ambition. Rien que ça.
On ne peut que plaindre le lecteur inattentif, qui s'arrête sur les apparences, c'est-à-dire un univers d'animaux anthropomorphes, sans comprendre ce qui peut se cacher là-derrière, les trésors que recèle Grandville. De la politique à la société en général, de la théologie aux nombreux clins d'œil à l'histoire de l'art et de la bande dessinée, on n'en finit plus de compter les bonnes raisons pour suivre avec admiration le travail de Bryan Talbot. Ici aussi, le lecteur averti trouvera des références évidentes, certaines vignettes reproduisant des tableaux ou des sculptures entrés dans la légende et qui appartiennent au patrimoine de l'humanité, comme La Cène de Leonard De Vinci. Mais également un hommage appuyé à différents personnages du neuvième art, comme Astérix et Obélix en syndicalistes militants, ou un certain Lucas Chance, as de la gâchette venu de l'Amérique, qui devient même dans la seconde partie de l'ouvrage le coprotagoniste affirmé de l'aventure, aux côtés de l'inspecteur Lebrock. Bref, un Lucky Luke comme vous ne l'avez probablement jamais vu, réinventé avec beaucoup de panache et d'ingéniosité. Les seuls qui ne pourront certainement pas aller jusqu'au bout de cette quatrième histoire, ce sont ceux pour qui il existe des races inférieures, ceux qui pensent que la disparition de l'autre, celui qui nous est différent, étranger, foncièrement nuisible donc, est une solution aux différents maux de notre présent tourmenté. Ceux-là vont en avoir les oreilles qui sifflent pendant longtemps, car Noël est aussi un plaidoyer pour un peu plus de compréhension dans les rapports entre humains. Savoir aller au-delà des apparences, même lorsque cela est loin d'aller de soi. Il suffit de lire les différentes répliques, par endroits, de Lebrock lui-même, qui fait preuve de maladresse ou en tous les cas d'une forme caricaturale de prévention à l'encontre des soi-disant pâtes à pain. Les mauvaises habitudes ont la dent dure, mais cela n'empêche qu'on peut toujours essayer de les combattre et de s'améliorer. C'est valable aussi lorsqu'il s'agit de tisser une relation sentimentale, lorsque celle pour qui on éprouve un amour sincère exerce le plus vieux métier du monde. Je parle bien entendu de Billie, la flamme de notre inspecteur, qui assume pleinement ce qu'elle est et qui elle est. Une attitude qui permet d'ailleurs un final avec le sourire. Ajoutons à cela des planches toujours aussi magnifiques, truffées de détails conjuguant parfaitement l'art nouveau et les influences gothiques/steampunk et vous comprenez pourquoi nous sommes aussi enthousiastes à chaque fois que nous pouvons retrouver ce joli monde, chez Delirium. Un éditeur qui propose une édition indiscutablement de qualité, avec toute une série de bonus et de commentaires rigoureusement indispensables, à chaque fois. Grandville, entre fiction et commentaire politique, s'évère être une série tout bonnement brillante.
Chaque aventure peut se lire de manière indépendante.Mais tant qu'à faire, retrouvez les autres volumes chroniqués !GrandvilleGrandville mon amour
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