Au-dedans : un roman graphique pour se tourner vers l'autre (chez 404 comics)

Par Universcomics @Josemaniette

 Naître, c'est apparaître à la face du monde. Et une fois sur cette vaste scène que l'on nomme l'existence, confrontés au regard et au jugement des autres, il faut jouer. Dès l'instant où nous prenons conscience du rôle qu'il nous faut interpréter, sans pour autant avoir le moindre synopsis en main, les questions affluent. Des questions que l'on se pose d'autant plus quand on est dans la situation de l'homme moderne qu'incarne Nick, jeune illustrateur citadin, parangon de cette catégorie de la population qui n'a aucun souci pour subvenir à ses besoins élémentaires mais peine toujours autant à trouver du sens à ce qu'il lui faut accomplir, au quotidien. L'absence de sens, c'est ce qui nourrit l'impossibilité de communiquer. Vivre au milieu des autres, sans savoir quoi leur dire; ne pas être capable d'aller au-delà de la simple barrière des apparences, des banalités, mais véritablement s'intéresser à l'autre, s'ouvrir à lui, c'est-à-dire créer un échange et non plus une interaction automatique. Nick est victime de ce malaise des temps contemporains et ça ne concerne pas que sa vie routinière et intime mais aussi sa famille, avec une mère qu'en définitive il ne connaît pas intérieurement, ne sachant d'elle que ce qu'elle a pu lui apporter jusque-là et peut toujours lui apporter, en cas de coup dur aujourd'hui. Ou bien avec Wren, une oncologue dont il croise le chemin et qui devient une relation superficielle avec laquelle prendre du plaisir, sans pour autant approfondir leur rapport. Les fonds de case se mettent à l'unisson, à travers de très nombreux clins d'œil, notamment la présence de cafés, d'enseignes branchouilles dont le message brouillé ne veut en définitive pas dire grand-chose, si ce n'est que la poudre aux yeux semble être la recette principale pour s'adresser au client. Là encore, l'honnêteté n'est pas le point fort, le contenant prime largement sur le contenu. Alors, c'est ça notre existence, une interaction limitée et stéréotypée, représentée par ce petit personnage dont les aventures qui n'en sont pas sont scandées par un noir et blanc élégant et épuré, dont les micro événements ne signifient rien de pertinent, si ce n'est du temps qui passe qui sont autant de jours gâchés ? Bien évidemment, Au-dedans va apporter une réponse beaucoup plus poignante et profonde à tout ceci, au fur et à mesure qu'on s'immerge dans la lecture. Le rire railleur et la pose intellectuelle CSP+ vont s'effriter, quand Nick décide de s'exprimer, ou d'écouter, vraiment.

Will McPhail livre ici son premier roman graphique, après un début de carrière en tant qu'illustrateur/chroniqueur pour le New yorker. Son regard acéré se double d'une sincère capacité à transmettre les émotions, avec notamment des moments de bascule où la réflexion nonchalante devient interrogation existentielle, où la faille apparaît et laisse l'intime au contact du monde extérieur, quitte à ce que ça fasse mal, également (ou que ça soulage, selon les cas). La gestuelle, la répétition du dessin, se passent régulièrement du texte. Ce qu'on ne dit pas est parfois plus éloquent que ce qu'on clame, à tort ou par esbrouffe. Les étapes importantes, les mots qui sortent quand tout paraissait les retenir étouffés au stade larvaire, quand l'Au-Dedans devient Au-dehors, font l'objet d'un traitement particulier, avec des planches en couleurs, hautement allégorique, où le sens de la parole assume une signification tout à tour symbolique, élégiaque, cauchemardesque. Le tort de Nick, jusque-là, c'est d'avoir passé son existence à regarder, parfois voir vraiment, sans jamais interagir et se nourrir de l'altérité. Du coup, même la tristesse, comme tous les autres sentiments, ne sont pour lui que des artifices scéniques, dont il connaît les attributs, la pose, mais pas la profondeur et les conséquences. Il lui faut apprendre, quitte à ce que ce soit dans la douleur, avec sa propre mère. Assimiler, même ce qui semble inouï ou douloureux, comme le laisse présager le dessin, souvent, avec ces grands yeux écarquillés et ces séquences animées par une très subtile variation des poses; des micro-événements qui ajoutent de la profondeur à un individu qui apparaît, à bien des égards, comme le protagoniste perdu d'un film de Woody Allen jamais tourné. Certes, Nick n'appartient pas forcément à la même catégorie socio-professionnelle que la vôtre; j'ajouterais même qu'il personnifie celles et ceux qu'en général j'ai tendance à fuir comme la peste. Mais ce serait un comble de se cantonner à ce séparatisme, pour un ouvrage qui prône l'expression de la vie intérieure et la liaison si fragile et complexe avec les autres. Quand on tente de saisir, de ressentir, l'universalité entraîne l'empathie et souvent, dans la foulée, une forme de beauté cachée, de poésie indécelable au premier abord. Celle que Will McPhail parvient à mettre en lumière, entre sourires complices et larmes qui affleurent, dans un très bon roman graphique qui sort cette fin de semaine chez 404 Comics. Vous seriez bien inspirés de lui donner une chance.  


Chaque mois, UniversComics Le Mag', 84 pages, gratuit.