Les Monuments de Paris

Monuments Paris

En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
«Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique». Violaine accompagne les derniers jours de son père et, en fouillant les archives familiales, décide de raconter sa vie. Ce faisant, elle va remonter jusqu’à son grand-père Georges, son œuvre et sa tragique destinée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mon père et son père

Violaine Huisman rend hommage à son père Denis, décédé en 2021, ainsi qu’à son grand-père Georges dans ce roman qui retrace leur histoire, rappelle le destin tragique des familles juives dans la France occupée, et nous fait découvrir la naissance du festival de Cannes et le marketing associé à la philosophie.

Nous avions découvert Violaine Huisman en 2018 avec Fugitive parce que reine, le portrait sensible et délicat de sa mère. Poursuivant l’exploration de sa famille, elle se penche cette fois sur son père Denis, décédé le 2 février 2021 et celle de son grand-père Georges.
Après des décennies passées en Amérique, Violaine rentre au pays. «Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais.» Une crainte que la pandémie va raviver, mais finalement sa fille sera bien aux côtés de son père à l’heure où il rend son dernier souffle. Désormais, elle peut en dresser le portrait :
«L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée.»
C’est donc sur les pas de cet homme qu’elle nous convie, parcourant le Paris des Trente Glorieuses et, ce faisant, explicite le titre du roman: «Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré.»
C’est avec ce style classique, soucieux de trouver le mot juste et bien loin de l’hagiographie que l’on chemine aux côtés de cet homme qui a sûrement brûlé sa vie de peur de la perdre. En 1940, il est aux côtés de son père, à bord du Massilia, quand ce dernier décide de gagner Alger aux côtés de nombreuses personnalités et hauts fonctionnaires. Un paquebot qui finira par aborder à Casablanca, au milieu d’une foule hostile et vaudra à nombre de ses passagers un destin tragique. Car on traque les juifs, car on traque ceux qui entendent continuer le combat et ne pas rejoindre Pétain, considérés comme des traîtres.
Aussi bien durant sa vie professionnelle que privée, on sent ce besoin d’en faire toujours plus. Il se mariera trois fois, aura huit enfants – Violaine étant la petite-dernière – et passera notamment à la postérité pour la publication d’un manuel de philosophie qui a accompagné des milliers d’élèves. Mais il est aussi à l’origine de la création de nombreuses grandes écoles.
À ce portrait sans complaisance, mais avec beaucoup d’amour, vient s’ajouter en filigrane celui de sa mère – «aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe» – mais surtout celui de son grand-père Georges dont on se dit qu’il aura peut-être aussi un jour «son» roman, tant sa personnalité est riche. Créateur du Festival de Cannes, ce haut-fonctionnaire a aussi beaucoup fait pour la préservation du patrimoine et pour les beaux-arts. Il a notamment organisé la mise en lieu sûr d’œuvres majeures lorsque l’Allemagne nazie a déferlé sur la France. Après l’épisode du Massilia, il parviendra à rester caché et à échapper aux rafles.
On l’aura compris, Violaine Huisman a réussi, une fois encore, en plongeant dans ses racines familiales, à nous raconter la France du siècle passé. Avec élégance, avec style, avec passion.

Les monuments de Paris
Violaine Huisman
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 00 €
EAN 9782073044228
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, Bordeaux, Marseille, Valmondois, L’Arcouest dans les Côtes d’Armor, Chaumont-sur-Loire, Albi, Vaison-la-Romaine ainsi qu’à Casablanca, New York et Washington.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’au sortir de la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange.»
Après avoir mis en scène le personnage de sa mère dans Fugitive parce que reine, Violaine Huisman se penche sur celui de son père, à la fois philosophe et businessman, figure hors norme, emblématique des Trente Glorieuses. Mais du portrait d’un iconoclaste follement attachant surgit un autre livre : une enquête familiale autour de Georges Huisman, le grand-père de l’autrice. Haut fonctionnaire juif, le directeur des Beaux-Arts du ministre Jean Zay joua un rôle central dans la création du Festival de Cannes en 1939, avant de connaître la traque durant la Seconde Guerre mondiale.
Avec émotion, l’écriture de Violaine Huisman transforme dans Les monuments de Paris la matière de la mémoire et du temps. L’intimité du souvenir s’y conjugue à l’autorité de l’histoire pour ressusciter les destins oubliés.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le blog de Gilles Pudlowski


Bande-annonce du roman © Production éditions Gallimard

Les premières pages du livre
« Te voir avachi devant la télé en plein après-midi me sidère et me brise le cœur. Je coupe le son. Merci, silence.
Le reflet des images diapre les murs comme les vitraux d’une chapelle. Par la fenêtre, à ta gauche, un rayon de soleil dessine autour de ta chevelure un halo d’or. En arrière-plan, des étagères de livres reliés en cuir châtain forment un paysage vallonné, des collines où se dressent en lettres scintillantes tes auteurs-phares. J’ai poussé ta chaise roulante pour me frayer un passage jusqu’à toi. J’ai déplacé ton repose-pied pour m’installer à côté de ton fauteuil inclinable. J’entrelace mes doigts aux tiens. Ma chérie adorée, c’est drôlement gentil de passer voir ton vieux père. Tu portes mon poignet à tes lèvres pour y déposer une pluie de baisers. Ton si vieux père, un pauvre vieillard cacochyme ! Tout de suite les grands mots. Je lisse ton front inquiet. D’une caresse, j’époussette dans ta barbe inégalement rasée des petits bouts de nourriture. Je baisse mon masque chirurgical pour plonger mon visage au creux de ton cou. Je retiens mes larmes – à peine. C’est ton parfum qui me manquera le plus. Ton salon exhale une odeur de saumure, de soins, de pisse. Tu reçois mes marques de tendresse avec une béatitude lasse ou peut-être enfin une forme d’ataraxie.
Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique. Tu me téléphonais régulièrement, souvent la nuit. Maintenant tu ne m’appelles plus, mon pauvre papa, tu ne sais plus comment. Ta crinière blanche dénote une élégance que le reste de ta mise contredit cruellement. Sur ton front, tes tempes, je retrouve ce parfum des petites brosses rondes en plastique que tu as toujours affectionnées. Tu les achetais en pharmacie, avec ton éternelle bouteille de Schoum, ton spray Ricqlès extrafort, une Eau de Cologne Impériale, des tas d’autres bricoles à la fois inutiles et essentielles à ton quotidien. La merveilleuse alchimie de ces notes boisées sur ta peau se répandait dans tes écharpes en cachemire, tes pardessus. Tes costumes distingués, en lin ou en laine vierge, anthracite, marine ou camel, tes cravates et tes pochettes, ont été remisés au placard. Sans doute n’en auras-tu plus l’usage, mais je préfère penser qu’ils t’attendent, comme tu m’as si souvent fait attendre.
Dans la quiétude qu’imposent tes fréquentes somnolences, j’admire ton port distingué malgré ton pull taché, la couche qui dépasse de ton jogging. Tu gardes les jambes croisées, les tibias entourés d’un élastique assez lâche pour ne pas te pincer les mollets, les pieds emballés dans d’énormes bandages. Tes plaies ne guérissent pas, ne guériront pas. Sous le pansement, ton pied gauche ressemble à une sculpture cubiste. Des angles se sont formés sous les métatarses, tes orteils sont tout racornis, le gros est entièrement noir. Cet orteil de géant était déjà pourri quand j’étais enfant : un globule de chair enflée autour d’un reste d’ongle de la taille d’une dent de lait.
En ces instants que je passe à ton chevet, je me fous que tu ne te rappelles rien : ni l’âge que j’ai, ni l’existence de mes filles, ni le suicide de ma mère. La guerre est à peu près tout ce dont tu te souviennes, alors je te demande une énième fois de me raconter l’invasion des nazis, l’exode, la spoliation des tiens sous Vichy. De ton lit médicalisé, tu me mènes à bord du Massilia en juin 1940 ; je te suis sur le pont comme dans un théâtre. J’entends à travers les battements de ton cœur les applaudissements du public qui retarde le moment de quitter la salle, et qui scande, les mains jointes, cette prière impossible : Pitié, faites que le temps demeure suspendu. Pitié, que le présent dure l’éternité.
Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange. De la même mère j’ai une sœur, Elsa, de deux ans mon aînée. Les autres enfants de notre père, de trois lits différents, s’échelonnent sur trente ans.
J’ai expliqué à mes filles au printemps 2020, après des mois de confinement avec son lot d’école à la maison, que nous allions emménager en France pour nous rapprocher de leur vieux grand-père. George et Sissi étaient nées à New York, elles parlaient un français fantaisiste et appelaient leur aïeul Doggy, sobriquet hérité des générations antérieures. Ce surnom semblait à mes filles d’autant plus saugrenu que l’anglais était leur première langue, et que Doggy, à ce stade de sa vie, se trouvait dans une situation de dépendance telle que le comparer à un chien n’était pas sans fondement. En outre, il possédait avec sa femme un yorkshire très envahissant, dont la place au sein du foyer confinait à la pathologie. La femme de mon père, celle qu’il avait épousée après ma mère, faisait une fixation sur ses chiens, lesquels s’étaient succédé à l’identique au fil des décennies, chacun remplacé tel un multiple industriel. Ils n’avaient pas eu d’enfants mais donc un animal de compagnie, que mon père appelait son fils-chien.
Une infirmière envoyée par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris vient plusieurs fois par jour surveiller tes pansements. Ta femme tient à te garder à la maison, ce dont nous, tes enfants, lui savons gré. Une auxiliaire de vie te permet de voyager de ton lit au salon à bord d’une chaise roulante aux heures des repas ou des visites. Tu as pour elle une courtoisie exemplaire, un brin ampoulée. Tu la remercies avec effusion, elle te répond avec componction, à la mesure de la grâce avec laquelle tu manies la langue française. Toutefois, il arrive que tu t’indignes. Cette femme t’importune. Pourquoi diable t’empêche-t-elle de profiter de ta fille ? Tu supplies qu’on la fasse partir, qu’on te laisse tranquille ! Tu pourrais en pleurer de rage, d’humiliation. Qu’on parle de te changer ? Est-on tombé sur la tête ? Tu insistes pour m’emmener au restaurant. J’essaie de t’apaiser, j’esquive ta proposition. J’en profite pour te rappeler que les lieux publics sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Tu as toujours préféré manger au restaurant. Midi et soir, en vacances comme à Paris. Bientôt ta femme t’apportera un plateau-repas que je t’aiderai à avaler à la petite cuiller.
Dans ce renversement des rôles, nous avons l’âge indécis d’un amour insolvable ; nous vivons en sursis, dans un hors-champ hors du temps.
Mes filles adorent m’écouter te mettre en scène dans des récits où elles partagent le plaisir que je prends à évoquer ta folie douce. Ainsi se déclinent, entre autres aventures rocambolesques en diable, nos courses chez les commerçants du quartier. C’est-à-dire quand, exception qui confirmait la règle, tu avais prévu que nous mangerions à la maison plutôt qu’au restaurant. Nous appelons ce conte : Doggy fait son marché. Alors voilà, Doggy arrive à la boulangerie, mais comme il est déjà vieux, il a une chaise qui l’attend à l’entrée de la boutique. C’est la chaise de M. Huisman.
Doggy s’installe, sa canne à la main, il salue chaleureusement madame la boulangère, et toutes les dames qui travaillent là – Bonjour madame, bonjour mesdemoiselles, comment allez-vous ce matin ? –, et il commence à énumérer sa commande : Ma bonne dame, je vais vous prendre, s’il vous plaît, six croissants, huit pains au chocolat, et, eh bien, quatre pains aux raisins, et mettez-moi… Là, effarée, j’essaie de l’arrêter : Mais papa, enfin, c’est pour qui tout ça ? Eh bien pour tout le monde ! Mais qui tout le monde, papa ? On est juste trois, Elsa, ta femme et moi ; toi, avec ton diabète, tu n’y as pas droit, personne ne va manger tout ça ! Mais si, mais si, ne me contrarie pas ! Reprenons. Ah je vois que vous avez de bien belles pâtisseries aujourd’hui !
Vous allez nous mettre une grande tarte, elle est à quoi celle-ci ? Aux abricots, formidable, on la croirait sertie d’émeraudes avec ces petites choses qui brillent dessus. Ah ce sont des pistaches ! C’est très réussi. Et puis cette magnifique forêt-noire, c’est votre mari qui l’a faite ? Vous le féliciterez de ma part ! Un bien brave homme, et talentueux comme tout. Et quelques religieuses au café, oui deux, non trois, et vos fameux sablés, ils sont excellents, et… Les filles,
vous croyez qu’il va s’arrêter là ? Non, vous avez raison, ça ne lui suffit toujours pas. Papa, c’est vraiment beaucoup trop ! On ne va jamais manger tout ça, je te jure, c’est trop !
Et vous croyez qu’il m’écoute ? Non, vous avez raison, il ne m’écoute absolument pas. Quand finalement nous sortons du magasin, je porte six cartons de pâtisseries en équilibre qui manquent de chavirer, quatre sacs de viennoiseries que
je peine à tenir d’une main, j’ai trois baguettes calées sous le bras, et là, les filles, là, vous savez ce qu’on fait ? On se dirige vers le boucher-charcutier-traiteur ! Est-ce que vous devinez ce qui va se passer là-bas ?
Je leur ai demandé si elles voulaient m’accompagner voir Doggy en arrivant en France. Elles m’ont répondu avec enthousiasme que oui, oh oui, ça leur ferait très plaisir. J’ai pensé qu’elles en rajoutaient. Lors de notre dernière visite – quand la pandémie n’était encore qu’un cauchemar du futur –, mon père avait demandé dix fois à George de lui rappeler qui elle était au juste. Tu me demandes encore ? avait-elle gémi, incrédule. Mais je t’ai dit! Lots of times! Je suis George! Ta petite-fille George! Doggy avait ri aux éclats de la voir se récrier avec la candeur de ses sept ans révolus. Mais bien sûr, ma belle George. Tu as raison, c’est aberrant d’être un tel vieillard cacochyme. Ah gaga ah gaga papa, je suis complètement gâteux ! avait-il dit en déposant sur son poignet une pluie de baisers. Petit ange! (Petit petit ange!) Ah là là, c’est moche de vieillir… Nous avions ri tous les trois, puis j’avais pris la main de mon père adoré dans les miennes, sa main noueuse et bleutée aux ongles jaunes et écaillés comme les ligules du pissenlit en voie de métamorphose. Ne te tracasse pas, mon papa, c’est bien normal que tu perdes un peu la mémoire après tant d’années à retenir tant de choses. Maman, m’a dit George, solennelle, en réponse à ma proposition: I swear, I’m très contente de voir Doggy. Even if he doesn’t know who I am! Ma fille a hérité de mon père des orbes d’obsidienne que les émotions nacrent d’une brillance insolite. La joie ou l’angoisse y perlent abruptement. À chaque instant de leurs échanges, j’ai senti dans les gestes empressés de ma fille pour ce vieil homme édenté, dans les caresses et le regard fasciné de mon père sur ce visage poupin qui lui rappelait très fort un autre, l’intensité de la filiation. Cette chambre de malade tenait aussi du sanctuaire : l’amour y régnait en novice, candide et sublime.
Dans tes moments de lucidité, tu évoques, de manière chaotique et parcellaire, des épisodes de ta vie qui ont précédé ma naissance. Tu te promènes, contemplatif, parmi les paysages de ton histoire : tu déambules, flânes, reviens sur tes pas. Les yeux dans le vague, tu t’engages sur un boulevard, t’égares dans un dédale de rues, empruntes un raccourci ; tu digresses, tu te perds, tu tournes en rond. Tu ne dialogues pas, tu soliloques. Tu ne me laisses intervenir que lorsque tu cherches un mot, un nom, une adresse.
Impossible de poursuivre tant que tu n’as pas trouvé le terme exact qui te permet d’enchaîner. Pas imperméable, mais fermé, ha, tu sais… pas étanche, hermétique, c’est ça bravo! La tige d’un fruit, enfin ça porte un nom : pédoncule!
Phalanstère, paléontologue, rodomontade… Je ne connais que lui, mais enfin tu sais bien, place de la Madeleine, la salade de homard, voilà : Lucas Carton, ouf! Depuis petite, t’aider à retrouver le mot perdu est mon jeu préféré. Ton vocabulaire se repaît d’hyperboles, tu enjolives le réel avec ivresse et désinvolture, mais ton français ne tolère aucune approximation. Tu as la voix qui porte et le ton professoral ; où que tu sois, tu donnes un cours magistral, y compris en tête à tête avec ton agonie. Tu peux de but en blanc déclamer un poème de Hugo ou une tirade de Corneille.
En philosophie, tu es incollable, intarissable. Tu sembles avoir tout lu, tout retenu. Tu convoques une sarabande de noms, des noms de pontifes poussiéreux, de personnalités aujourd’hui insignifiantes, des noms de rues, beaucoup. Tu as fréquenté le Tout-Paris. Dans cette galerie de portraits, je ne visualise aucun visage mais les lettres blanches sur fond bleu nuit aux carrefours de nos enfances. Je vois des caractères alphabétiques sillonner la nébuleuse toponymie de ton histoire.
Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré. Si c’est rond, ce n’est point carré ! plaisantait invariablement papa, pour ajouter qu’il ne fallait pas confondre Henri Poincaré – éminent mathématicien, membre de l’Académie des sciences, puis de l’Académie française, auteur de La Science et l’Hypothèse, dont Einstein admirait énormément les travaux – avec Raymond Poincaré, son cousin, pas la moitié d’un nul non plus ce Raymond Poincaré, lui-même de l’Académie française, ancien président de la République, dont le bilan était plutôt mitigé après 14-18, on lui reprochait d’avoir été un peu va-t-en-guerre, Si vis pacem, para bellum, avait-on dit de son alliance avec la Russie ; ce même Poincaré avait déclaré: Une France diminuée… ta ta ta… attends, c’était quoi déjà la formule… Une France diminuée, une France exposée… il y avait encore autre chose avant la chute… ne serait plus la France ! Clemenceau avait rétorqué : Il ne suffit pas d’être des héros. Nous voulons être des vainqueurs ! Bref, cette Première Guerre mondiale dont on promettait qu’elle serait pliée en quelques semaines avait duré quatre ans, une boucherie insensée, plus d’un million et demi de morts, un quart des hommes de la génération de 14, la génération de papa, qui, lui, avait été épargné parce qu’il était dans l’aéronautique, ce qu’on appelait alors l’aéronautique, qui deviendrait l’aviation, mais lui était au sol, en poste d’observateur, d’ailleurs il avait refusé la Légion d’honneur juste après la guerre parce qu’il trouvait qu’il ne la méritait pas, qu’il avait été embusqué comme on disait alors, résultat il l’attendrait quinze ans de plus, cet imbécile! Carette, donc, où papa s’arrêtait immanquablement les jours de départ en vacances pour avoir de quoi pique-niquer dans le train, parce que, à cette époque reculée, la restauration rapide n’avait pas encore été massivement introduite en France, et quoi qu’il en soit, pour mon père, la seule adresse où s’approvisionner convenablement en sandwichs était ce salon de thé des années 20, où les en-cas étaient présentés sous forme de petits rectangles de pain de mie emballés dans un papier transparent à l’enseigne de la boutique.
Les noms des grands personnages historiques du XXe siècle, Paul Doumer, entre autres, avaient ainsi le goût du sandwich parisien par excellence, le jambon-beurre, mais pas n’importe quel jambon-beurre, pas une malheureuse demi-baguette servie sur un comptoir en zinc, non, il s’agissait d’un sandwich avec des faux airs d’entremets, une saveur confuse de banalité et d’exception. Ainsi j’entendais ces noms prononcés par la voix tonitruante de papa, quelque part entre le Petit Palais et le pont Alexandre-III, dans un entrelacs de digressions où l’intime servait de toile de fond aux anecdotes qui concernaient les autres, c’est-à-dire ce que d’autres appelaient communément l’Histoire. À trois ans, il était entré dans le bureau de son père à l’Élysée et lui avait demandé de but en blanc: Dis, papa, t’as des nouvelles de Pierre Laval ?
Si j’aimais la jubilation avec laquelle mon père racontait cet épisode de son enfance, sa signification semblait néanmoins compromise à force d’être répété, comme un mot scandé jusqu’à dissolution du sens. Il y avait quelque chose de burlesque à imaginer un bambin prendre des nouvelles d’un homme politique, et j’en déduisais – cette situation ne m’étant guère étrangère – que son père était pressé, terriblement occupé, et qu’il fallait que son fils l’interroge sur les affaires de l’État pour qu’il s’intéresse à lui. Néanmoins, ce Pierre Laval, qui n’avait pas de rue à son nom, n’était-il pas aussi ce salaud qui avait vendu les femmes et les enfants juifs aux nazis ? N’était-ce pas à lui, avec le concours de Pétain, que nous devions la rafle du Vél’ d’Hiv ? Mon père, mon grand-père, moi-même, n’étions-nous pas juifs ? Mais Pierre Laval avait été un homme de gauche ! me répondait papa en reprenant un petit sandwich au jambon. Comme Benito Mussolini, d’ailleurs ! Pas mal le jambon, mais vraiment le meilleur c’est celui à l’œuf dur, je ne sais pas comment ils font cette mayonnaise, elle est remarquable. Enfin Laval, jamais un cheveu de nos têtes ne se serait imaginé qu’il deviendrait une ordure pareille ! C’était compter sans l’antisémitisme des Français… Mon pauvre père disait d’un de ses anciens camarades de régiment en 14-18, qu’il avait derrière lui quarante siècles d’hypocrisie chrétienne et d’avarice bourgeoise. Perplexe, je reformulais ma question.
Nous sommes juifs, rétorquait papa, oui, évidemment, mais enfin ça dépend pour qui! Pierre Laval avait absolument été de gauche, je te promets. Il avait occupé un peu tous les
postes : ministre de la Justice, du Travail. C’est là qu’il avait fait passer la loi sur les assurances sociales, à l’origine de la Sécurité sociale, quand même ! Ministre des Affaires étrangères aussi, de l’Économie. Et patatras, il avait été victime de sa politique déflationniste, qui s’était révélée catastrophique, en pleine récession, il y avait eu le krach boursier, etc., et le Front populaire avait été élu, à la plus grande joie de mon père, qui était un grand admirateur de Léon Blum… Alors, il n’est pas remarquable ce petit sandwich à l’œuf dur? Moi qui déteste les crudités, je dois dire que le concombre est délicieux.
Au palais présidentiel, tu jouais à faire voler des avions en papier depuis les grandes fenêtres qui surplombaient les jardins, d’où tu admirais la relève de la Garde nationale. Mme Paul Doumer, qui avait perdu ses quatre fils à la guerre, te choyait comme l’un des siens et t’avait même organisé une surprise-partie pour ton troisième anniversaire. Quelques jours après cette fête féerique, tu avais laissé tomber du balcon de ta chambre un coupe-papier, celui avec lequel tu t’étais taillé une braguette dans ton bas de pyjama. L’arme avait chuté à deux doigts de la tête du président ! Quel savon ton père t’avait passé ! Près d’un siècle plus tard, tu te sentais encore responsable d’avoir inconsciemment, innocemment, préfiguré l’assassinat de Paul Doumer. Tu as été élevé dans des appartements de fonction au faste désincarné, entouré de ministres, et d’une grand-mère, du côté de ton père, qui se revendiquait appartenir à la classe des petites gens. Nous autres petites gens, se targuait-elle. Enfin pourquoi ces boniments ? Vous n’étiez pas du tout des petites gens ! clamais-tu. Vous étiez des êtres illustres, bien au-dessus du lot ! Puis la guerre t’avait donné tort. Vous aviez tout perdu : la splendeur de vos intérieurs bourgeois, la reconnaissance de vos contemporains, votre position sociale, vos moyens de subsistance, vos titres, votre nationalité, et enfin votre nom. Vous aviez dû vivre cachés pour échapper aux rafles. Ça tu ne l’as pas oublié. Quand disparaîtra en toi jusqu’à la conscience de notre lien, restera dans ta chair la meurtrissure de la spoliation, de la traque, de la débâcle.
Mon père était parmi les derniers témoins vivants de cette tragédie collective. Sa famille avait survécu, mais le climat de persécution auquel il avait été confronté, enfant, avait laissé en lui des séquelles irréparables. Elles étaient nombreuses, éparses, ces séquelles, et elles étaient aussi devenues ma façon d’interpréter l’extravagance de papa: ce passé terrible et incompréhensible devait pour moi panser le présent. Bientôt ces récits n’appartiendraient plus qu’aux livres, aux archives. L’indignité du régime de Vichy ne se révélerait plus dans la fièvre de ses discours ; sa réalité resterait figée, inscrite. Aussi, tant que mon père vivait, je voulais l’écouter encore me transmettre ce drame historique dans l’invérifiable désordre de l’intime.
Tu as retenu de cette calamité la nécessité de profiter de la vie, d’en jouir au maximum, à l’excès. Tu détestes le gâchis mais tu hais la modération. Entre deux maux, il faut choisir le moindre ! m’as-tu souvent répété. Tu devais te résoudre à gaspiller, à jeter ton argent par les fenêtres, et, si contrariant soit-il, à balancer ces piles de gâteaux avariés à la poubelle. Chez toi, il fallait entrouvrir le frigo prudemment. Quiconque connaissait tes habitudes savait qu’il risquait de se prendre une douzaine de yaourts sur le coin de la gueule, de voir dégringoler des barquettes de plats périmés, ou pire, une tasse de café coincée entre des vieux fromages mal emballés. En toute chose, tu convoitais la quantité. Tu te vantais, lors des années les plus fastes de ta carrière, que ta notice dans le Who’s Who dépasse celle du général de Gaulle ! À l’exception de grand-croix de la Légion d’honneur, une dignité à laquelle tu te résignais à ne pas avoir été élevé, tu avais accumulé les décorations en collectionneur. Quand les gens s’étonnaient de ton incroyable panoplie de médailles, tu répondais non sans autodérision que si tu ne les avais peut-être pas toutes méritées, tu les avais demandées. La plupart des gens attendent qu’on leur donne, expliquais-tu. C’est complètement con!
Si on ne demande rien, on n’obtient rien – ou si peu. Moi je me suis beaucoup fatigué à demander, et en contrepartie j’ai effectivement obtenu pas mal de choses. Cette rosette rouge sur le revers de ton veston intriguait énormément les enfants, toutes générations confondues. À quoi ça sert ? te demandait-on à tour de rôle. À rien mon pauvre amour ! Strictement à rien, sinon à flatter la vanité des vieux croulants comme moi. Ou plutôt si, ça sert à une chose : à partir du grade de grand officier, un vulgaire gendarme ne peut pas vous convoquer au poste, c’est le commissaire de police en personne qui doit se rendre à votre domicile pour vous arrêter. Je ne voyais pas en quoi ce privilège t’aurait été utile. On ne se retrouve pas en garde à vue pour gloutonnerie ou achats compulsifs ! À la rigueur, maman, elle, se faisait assez souvent épingler pour excès de vitesse ou vol à l’étalage. Maman n’avait pas de décorations, elle appelait tes médailles des hochets, elle parlait comme une charretière et insultait allégrement les gendarmes qui la verbalisaient. Mais toi, tu étais un honnête homme, tu t’adressais aux forces de l’ordre comme aux commerçants, avec une courtoisie exemplaire qui témoignait de l’éducation parfaite que tu avais reçue. Seulement tu avais eu le malheur d’être un petit garçon juif en 1940.
Maman, pourquoi Doggy’s dog s’appelle Loup? Loup is not a wolf? me demande timidement ma Sissi. Excellente remarque, mon amour adorée. Ça doit être une manie chez nous de confondre les espèces. Je retrouve dans le regard interloqué de ma plus jeune fille la confusion dans laquelle, enfant, me plongeait la vie des adultes. Moi-même j’essaie encore de comprendre, je m’abstiens de lui dire pour ne pas l’inquiéter. Ma Sissi, je lui réponds, toi ton lapinou, tu l’as bien appelé Wawa comme un toutou. Alors ?
Au restaurant, quand tu ne parvenais pas à finir les douze plats que tu avais commandés, tu buvais au goulot une bonne rasade de Schoum, puis tu proposais d’emporter les restes, mais tu refusais de sauter le dessert, tu ne pouvais pas conclure le repas sans au moins un petit chocolat. Nous étions toujours les derniers à sortir de table. Dans ces établissements d’un chic anachronique où jamais on ne nous aurait mis dehors, tu traînais jusqu’à des heures indues,
repu, heureux, la bonne chère décuplant ta faconde. Nous autres enfants, accablés d’ennui, trouvions des moyens de nous distraire en roulant les miettes de pain en boulettes
que nous lancions à travers la salle. Tu nous intimais d’arrêter nos conneries avec si peu de conviction que nous prenions tes récriminations pour des encouragements. Nous vidions le château Margaux pour le mélanger à nos soupes de sorcières, avec le sucre, le sel, la moutarde, dans un verre à pied en cristal. Goûte, papa ! Ça c’est une grosse bêtise, disais-tu distraitement, rebondissant sur l’importance du jeu dans le développement humain, les castrations symboligènes dans la diachronie du vécu infantile exposées par Françoise Dolto. Toi-même avais été terriblement brimé.
Nous n’étions pas à l’abri que tu enchaînes avec le Massilia. Pendant que les adultes s’éternisaient, nous descendions nous cacher dans la cabine téléphonique du sous-sol, d’où
nous passions des appels anonymes au hasard des pages de l’annuaire, deux volumes de Pages Blanches posés par terre en guise d’escabeau pour atteindre les touches du cadran.
Tu devais te douter que nous faisions encore de grosses bêtises ; tu t’en foutais royalement. Cette anecdote figure en bonne place parmi les contes et légendes de Doggy. Je m’aperçois à leurs questions que je dois expliquer à mes filles qu’autrefois il existait des espaces fermés pour téléphoner, appelés cabines téléphoniques ; qu’il existait aussi des livres dans lesquels étaient recensées les coordonnées des abonnés du téléphone, appelés bottins. Sébastien Bottin
a une rue à son nom à Paris. Il s’agissait d’abord d’une petite impasse au bout de la rue de Beaune, à quelques pas de la Seine. Une partie fut rebaptisée rue Gaston-Gallimard, en l’honneur du fondateur des Éditions Gallimard. C’est là, dans le discret hôtel particulier au numéro 5, que j’ai signé les contrats de mes deux premiers romans. Ma chérie, Gallimard ! t’es-tu écrié quand je t’ai annoncé la nouvelle. Gallimard ! Mais c’est l’Olympe ! Tu m’as envié ce triomphe. Tu aurais aimé toi aussi être publié chez Gallimard, ou y être éditeur, ou les deux, parce que tu aurais aimé tout faire, tout posséder.
Ta volubilité et tes dispendieuses habitudes n’avaient d’égale que ta prodigalité – une largesse hors norme, fantasque, inconsidérée. De la poche gauche de ton veston, tu sortais à tout bout de champ un portefeuille de cuir en un mouvement spontané et grandiose qui donnait corps à l’expression : avoir le cœur sur la main. Tu distribuais sans compter, l’argent était fait pour être dépensé, et tu le dépensais. Tu faisais livrer des bouquets de fleurs gigantesques, des boîtes de chocolats de cent vingt pièces en échange d’un service, d’un rendez-vous galant ou pour rien, pour la beauté du geste. Je t’ai connu très peu d’amis. Tes fréquentations se limitaient à des relations mondaines. Si jadis tu avais partagé des amitiés sincères, elles s’étaient étiolées.
Depuis, il n’y avait de place dans l’univers que tu t’étais construit que pour des renvois d’ascenseur. Je n’ai jamais vu personne d’autre que toi s’assurer que le lift retourne aux rez-de-chaussée une fois parvenu à l’étage. C’était pourtant une règle de courtoisie élémentaire ! Tout comme tenir la porte à une femme, incliner la tête pour lui baiser la main, appeler un docteur docteur, et un professeur monsieur le professeur, dire bonjour et au revoir madame, jamais bonjour tout court. Tes formules de politesse se déclinaient en une fastidieuse cérémonie grammaticale – Je vous prie d’agréer virgule – dans les missives que tu dictais à maman quand elle avait à faire des courriers administratifs ou des mots d’excuse pour ses filles. Elle les recopiait diligemment, et nous les enseignerait scrupuleusement à son tour quand Elsa et moi serions en âge d’imiter sa signature. Toi en tant que président-directeur général de ton entreprise derrière les Champs-Élysées, tu appréciais qu’on t’appelle monsieur le président, ou à défaut monsieur le directeur.
Professeur t’allait aussi puisque tu étais docteur en philosophie, PhD disent les Américains, un titre qu’un ami new-yorkais t’avait permis d’obtenir et en contrepartie de quoi tu lui avais renvoyé de nombreux ascenseurs chargés de superbes présents. Dans ta jeunesse, les camarades s’interpellaient d’un sympathique mon vieux, vestige de la génération de ton père. J’ai retrouvé cette expression dans les fragments de vos correspondances, des feuilles jaunies dans des cartons qui avaient échappé à la purge des ans, au feu ou à l’éparpillement. Cher ami, je t’entendais dire au téléphone, ou en serrant la main de tes compagnons de route.
Une intimité distante se dressait entre ton interlocuteur et toi, vous étiez proches sans engagement, sans prise de risque ; votre amitié était un pacte de convenance, un gage d’échange de bons procédés. Tu n’allais jamais dîner chez personne, tu invitais les gens au restaurant et commandais pour eux toute la carte pour mieux piocher dans leur assiette. Tu ne demandais à personne de te donner son avis, hormis pour t’approuver, te plébisciter. Toi-même tu flattais avec épanchement, ne craignant jamais le ridicule de la flagornerie. Flatouillez, flatouillez, il en restera toujours quelque chose ! claironnais-tu. Tu donnais des exemples de lettres que tu avais envoyées à des confrères, des écrivains ou des critiques littéraires, dont tu redoutais qu’elles ne se retournent contre toi : tu avais tout de même poussé le bouchon en comparant un philosophe assez médiocre à Kant ! On te répondait avec empressement qu’on se sentait enfin compris. Tu supportais difficilement la contrariété. Ces enfants ne tiennent aucun compte de ma psychologie! t’écriais-tu quand nous t’indisposions pour une raison quelconque. À tes maîtresses ou à tes femmes, tu offrais des cadeaux mirobolants pour te faire pardonner ton caractère de cochon. »

Extraits
« L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère ; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation ; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée. » p. 31-32

« À dix-neuf ans, j’étais partie pour un stage à New York qui devait durer l’été. J’y étais restée. J’avais commencé à gagner ma vie à vingt ans, certes très modestement, mais tout de même, je m’étais trouvé un poste dans une maison d’édition. Mon expatriation m’avait permis de m’émanciper, me débrouiller seule, me fabriquer une carrière loin des systèmes de papa, de mon histoire familiale et de ses fantômes et de son fardeau. » p. 38

« Quand je te parle d’elle, tu peux encore faire apparaître sa silhouette dans la pénombre de tes souvenirs. Ah, elle était magnifique, Catherine ! D’une beauté à couper le souffle. La fascination qu’exerçait sur toi sa splendeur relevait du fantasme. Tu n’en revenais pas d’avoir pu posséder une femme aussi sublime, de lui avoir fabriqué deux filles aussi belles qu’elle ! Elles ont l’intelligence de leur papa et la beauté de leur maman, répétais-tu à l’envi. Tu n’as jamais compris pourquoi cette déclaration l’offensait. Vous étiez à égalité : elle avait le physique, toi l’érudition ; elle le sensuel, toi le mental ; elle l’inné, toi l’acquis. Votre couple bariolé s’assortissait de l’éclat de la foudre, du frisson d’un désir subjuguant. Vous incarniez chacun un mirage inaccessible et menaçant, une altérité irréductible. Vous partagiez une attraction sauvage et volatile, et une ardeur commune à brûler la chandelle par les deux bouts. Votre amour était du genre qui ne fait pas bon ménage avec la vie domestique, les emmerdements du quotidien. Fonder un foyer à partir de ce brasier ne pouvait qu’être combustible. » p. 56

« C’est mon père. Précisément à l’âge que j’ai aujourd’hui, soit huit ans avant ma naissance. Je ne connais pas cet homme. Et si nos moi successifs se sédimentent en nous telles des strates géologiques, si ce bouffon insupportable était bien encore en lui lorsqu’il était devenu mon père, il avait fini par céder sa place à un moi moins conquérant, plus magnanime, plus aimable. Quarante-deux ans, c’était l’âge qu’avait le père de papa lorsqu’il entrait à l’Élysée comme secrétaire d’État à la présidence de la République. C’était l’âge qu’avait maman quand elle avait été internée de force, à Sainte-Anne, l’année de mes dix ans. C’est l’âge de son visage tel que je l’ai cristallisé en moi, et aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe. » p. 63

À propos de l’autrice
Monuments ParisViolaine Huisman © Photo Beowulf Sheehan

Née en 1979, Violaine Huisman est l’autrice de Fugitive parce que reine (2018), prix Françoise Sagan et prix Marie Claire, sélectionné dans la première liste de l’International Booker Prize, de Rose désert (2019) et de Les Monuments de Paris (2024). (Source: Éditions Gallimard)

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