" Le passager "
McCARTHY Cormac
Deux romans en un seul ouvrage. Qui ont laissé le vieux Lecteur exsangue, éberlué, désorienté et admiratif. Tant de force, tant de puissance que cela semble tenir du prodige. Et pourtant, tout plein de pages qui, au premier abord, confèrent au récit comme un dénuement. La multiplication des dialogues, les banalités proférées et liées à des existences qui peuvent paraître elles-mêmes banales. Avec la place centrale qu'occupe Bobby Western. Quelqu'un qui aurait pu occuper une place de choix au sein de la société américaine, puisqu'il était à la fois physicien et mathématicien. Mais qui, après la mort de sa sœur, a choisi de disparaître, d'échapper ceux qui le traquent. Survivre en se contentant de peu. Se révéler dans de longs dialogues. Avec John Sheddan, un arnaqueur notoire. Avec Kline, un détective qui fut diseur de bonne aventure.
Le vieux Lecteur l'admet bien volontiers : des deux récits qui s'entremêlent, c'est bien celui qui narre les errements de Bobby Western qui a généré en lui l'attention et l'intérêt les plus vifs. En ce personnage endolori au lendemain du décès de sa sœur, cette sœur aimée qui a laissé en lui un vide sidéral, il a entrevu la faille profonde et irréversible du monde qui est encore le sien, un monde qui court au triple galop à son anéantissement. Un roman qui donne à voir ce cheminement à l'aveugle vers la fin de l'histoire de l'humanité. Un roman qui contient des pages bouleversantes sur quelques-uns des moments les plus tragiques de l'histoire des USA. La guerre du Viet Nam, c'est vrai. Mais pire encore, le crime contre la vie, les bombes nucléaires larguées sur Hiroshima puis sur Nagasaki. " Il y eut des rescapés d'Hiroshima qui se précipitèrent à Nagasaki pour s'assurer que leurs proches étaient en sécurité. Ils arrivèrent juste à temps pour être réduits en cendres. " L'assassinat des Kennedy, illustration la plus criante des liens entre ceux qui veulent exercer le pouvoir et ceux qui l'exerce de facto par le truchement des Mafias.
Un roman qui ne se résume pas. Un roman qui se lit sans épuiser celui qui s'immerge dans ses profondeurs. Un grand roman américain. Une trace indélébile.
" Tout le monde savait que cette guerre était une vaste blague. Fin soixante-huit déjà, tout partait en couille. Au début, ça ne consommait de la drogue qu'à l'arrière, mais à ce stade on en prenait pratiquement partout. Les mecs se mettaient à abattre des civils. Dès que t'avais un nouveau commandant de section, tu devais décider si t'allais pas devoir lui faire la peau pour sauver la tienne. Le vrai problème, c'est qu'on n'avait pas accès à l'état-major. Tous ces enculés qui s'entre-décoraient pour des opérations qu'ils n'auraient même pas été capables de situer sur une carte... "