En lice pour le Prix Régine Deforges 2024
En deux mots
Au moment où son père meurt, sa fille entreprend de raconter sa vie, de son exil d’Algérie en 1956 à sa vie parisienne. Elle retrace aussi sa rencontre avec Ana, sa future épouse, elle aussi immigrée, fuyant le régime franquiste. Puis vient la chronique familiale et la projection de leurs rêves sur leurs enfants.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Deux immigrés, une même volonté
Dans ce premier roman sensible, Nathalie Hadj raconte l’exil de son père algérien et celui de sa mère espagnole. Après leur décès, elle essaie de mettre des mots sur leurs silences, de découvrir enfin leurs secrets et leurs aspirations. Une chronique émouvante.
2014, 1956, 1962. Autour de ces trois dates, trois histoires vont s’entremêler, trois histoires qui commencent par trois départs. Il y a d’abord le plus douloureux, l’ultime voyage d’un père emporté par la maladie. Un père que sa fille assiste, décidée à la croire jusqu’au bout quand il affirme qu’il ne boit plus.
On le retrouve en 1956. Il est alors adolescent, s’appelle Karim et prend le bateau qui le fera quitter son Algérie natale pour la France.
Enfin 1962 est l’année où Ana choisit également l’exil. Dans une Espagne franquiste qui ne lui offre un avenir qui lui fait de plus en plus peur, elle choisit de quitter Malaga pour aller rejoindre sa sœur à Paris. Sa dernière lettre lui fait espérer des lendemains qui chantent à l’ombre de la tour Eiffel.
Mais pour l’un comme pour l’autre, le déracinement est une épreuve, la France est loin d’être l’eldorado. Karim constate très vite que la France, en proie aux événements, se méfie des arabes. Ana déchante quand elle découvre la minuscule chambre de bonne de sa sœur qu’il n’est pas question de partager.
Karim va trouver un emploi de manutentionnaire chez Monsieur Jean. Ce juif polonais va lui conseiller de changer de prénom, lui expliquant que lui aussi avait dû changer de prénom, de nom même: «je ne m’appelle pas Jean Izard mais Jakub Itskowitz. On ne trahit personne en changeant de nom, ni même de nationalité. C’est une question de survie, Karim, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Je n’aurais jamais cru que je finirais là-bas, dit Monsieur Jean, en retroussant la manche de sa chemise pour montrer les numéros tatoués sur son avant-bras gauche.»
Dès lors, Paul peut voir l’avenir avec davantage de sérénité. Et s’intéresser à Ana, la plisseuse que tous dévorent du regard. La jeune femme va accepter de découvrir Paris à ses côtés lors de longues promenades, tout comme elle acceptera quelques semaines plus tard sa demande en mariage. Le couple va s’installer dans une loge de concierge rue Édouard-Lockroy, dans le XIe arrondissement. C’est là que vont grandir la narratrice et son frère, assignés à s’intégrer et à réussir pour justifier les heures et les heures de travail de parents qui rêvent un avenir meilleur pour leur progéniture.
La loge va alors devenir un vrai poste d’observation, car les habitants de l’immeuble n’hésitent pas à faire leurs confidences les plus intimes à Ana. Elle a beau faire marcher sa machine à coudre pour que sa fille n’entende pas, au moins par bribes la jeune fille va ainsi découvrir la complexité des relations humaines.
Elle va aussi constater combien son père est mal à l’aise quand on évoque son Algérie natale et combien le traumatisme de l’exil est fort. Il sent bien que de l’autre côté de la Méditerranée, il n’est plus considéré comme l’un des leurs.
Il en va tout autrement de son épouse qui se réjouit tous les ans de retourner à Malaga pour les vacances et rêve de retourner au pays après sa retraite. Une aspiration qui va la ronger toute sa vie: «Ma mère tenait debout tant qu’elle pouvait croire à son retour au pays mais dès que La réalité l’assaillait et la mettait face à l’impossibilité de réaliser la plupart de ses illusions, elle sombrait dans un état de désespoir tel qu’elle devenait un automate, hermétique au monde.»
Ce sont ces silences, ces douleurs impossibles à exprimer que Nathalie Hadj va chercher à comprendre en rassemblant des témoignages, en creusant dans ses souvenirs, en cherchant dans les rares archives. Cette histoire, dont l’aspect autobiographique ne fait guère de doute, est tout à la fois le témoignage d’une intégration réussie pour deux enfants qui ont su saisir leur chance et la chronique de l’impossible retour pour des parents déracinés.
Le style fluide, l’écriture très soignée venant relever avec force les failles de ces deux parcours et raconter une France qui alors savait être ouverte et solidaire, riche de ses différences, sans pour autant sombrer dans l’angélisme. La dramatique manifestation de 1961, réprimée dans le sang, est là pour le rappeler. On retiendra cependant le courage et la dignité de ces exilés et la naissance d’une autrice, à laquelle on souhaite le même succès qu’à Maria Larrea avec Les gens de Bilbao naissent où ils veulent, un roman à la même forte teneur autobiographique. Il n’est besoin que de lire les touchants mots de remerciements pour s’en rendre compte: «J’offre ces mots perdus à mon père, Rabia/André, pour qu’ils servent d’échelle jusqu’à lui et s’élèvent au-dessus des silences qui nous ont empêchés de nous dire combien nous nous aimions. À ma mère, Maria, qui a écouté tous les mots/maux des autres et qui aujourd’hui est enfermée dans le silence du passé, et à ma fille, Margaux, mon plus grand soutien, ma lumière et ma force.»
L’impossible retour
Nathalie Hadj
Éditions du mercure de France
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782715262522
Paru le 4/01/2024
Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi l’Algérie avec Tizi-Ouzou et Alger, l’Espagne avec Malaga.
Quand?
L’action se déroule de 1956 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
En 1956, Karim, adolescent, quitte l’Algérie pour la France, où il change de prénom. Ana, elle, fuit Malaga et l’Espagne franquiste en 1962 pour venir faire des ménages à Paris. Lorsqu’ils se rencontrent, chacun reconnaît en l’autre l’exilé qu’il est lui-même : ils se marient et fondent une famille. Ana sera concierge, Karim devenu Paul travaillera dans un atelier de confection, avant de devenir employé de banque. Ils auront deux enfants, la narratrice et son frère.
Au moment où son père disparaît, la narratrice constate que, hormis les grandes lignes, elle ignore presque tout de l’histoire de ses parents. Convoquant ses souvenirs d’enfance, interrogeant les témoins de l’époque encore présents, elle va arpenter sa mémoire comme les rues du XIe arrondissement de Paris, où elle a vécu, pour découvrir leur vérité, peut-être leurs secrets…
En explorant ce passé familial, Nathalie Hadj part à la recherche de sa propre histoire, de sa double culture, et tisse avec émotion le fil d’un récit des origines. L’impossible retour est son premier roman.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Céline O’Clin)
Actualitté
Les Notes
RCF
Les premières pages du livre
Première partie
LES DÉPARTS
22 avril 2014
Il est là, allongé sur son lit, les bras croisés sur sa poitrine, le regard perdu mais intense, rempli des émotions qu’il étouffe sous ses paupières tombantes. Ses lèvres semblent scellées, elles ne s’ouvrent même pas pour expirer. Des sourires qu’arborait si souvent cette bouche pulpeuse, il ne reste plus que les deux seules rides de son visage, comme des coups de canif sur ses joues creuses. De temps à autre, ses yeux parcourent la chambre, les moulures du plafond, la télévision sans le son, la chaise où sont posées ses affaires, pour revenir vers la fenêtre qui lui offre un petit coin de ciel.
Mon père, c’est le silence, un silence lointain, épais, le silence maladroit de celui qui craint les mots et qui les retient comme des aliments qu’on mâche difficilement sans parvenir à les avaler. Il y a longtemps qu’il a décidé de ne plus rien dire, de s’effacer, si discret qu’on perçoit à peine sa présence. On l’oublie et il ne s’en plaint pas. Il ne reproche jamais rien à personne, comme si son glissement vers la transparence était dans l’ordre des choses.
Lui qui n’a jamais voulu aller voir un médecin de sa vie, il a l’air presque content d’être hospitalisé. Il trouve que sa chambre ressemble à celle d’un hôtel et que les infirmières sont très aimables. On ne lui a rien dit, Thomas et moi, mais c’est justement pour nous assurer qu’on le traiterait correctement, qu’on ne le jugerait pas à sa peau mate, ses cheveux frisés, ses deux dents en or, à sa tête d’Arabe, en somme, qu’on l’a placé dans une clinique privée. Ici, ils sont obligés de lui sourire, de faire semblant de s’intéresser à lui. Et puis, surtout, il n’y a pas d’horaires de visite, je peux être à ses côtés toute la journée, même si on se parle à peine. Il sait que je suis là et je devine que ça lui fait du bien. C’est tout ce qui compte.
Il ne semble pas avoir mal. Il accepte, sans même grimacer, toutes les perfusions, prises de sang, piqûres et tous les examens que les médecins lui prescrivent. Lui si frêle, si maigre, fragile, qui peine à marcher, semble soudain être doté d’un squelette en acier et d’une force prodigieuse. L’espace d’un instant, il redevient ce héros qu’il était pour moi, quand j’étais petite fille, surtout lorsqu’on lui enfonce les seringues et qu’il élève, en silence, son profil de sphinx, au fur et à mesure que l’aiguille pénètre sa veine frémissante. C’est justement parce qu’il ne semble pas souffrir que je me dis que ce n’est rien de grave, qu’il va s’en sortir. Pourtant, les résultats des premières analyses laissent présager le contraire. Il a de l’hypotension alors que ça fait des années qu’il suit un traitement pour l’inverse. Il a une grosse anémie, ses reins fonctionnent à minima, son foie a grossi. Je surprends le médecin en train de faire une grimace en analysant sa radio des poumons.
« Votre père a eu des pneumonies ? me demande-t-il.
— Des ? Au pluriel ? Je n’ai même pas le souvenir qu’il en ait eu une.
— Et est-ce qu’il a eu une tuberculose ?
— Non, pas à ce que je sache. »
Il n’a pas l’air de me croire et baisse les yeux dans un geste de résignation teintée de pitié. Il doit se demander quelle histoire de famille se cache derrière mon ignorance. S’il voulait bien me poser la question, je lui répondrais que je ne sais rien d’autre de mon père que ce à quoi j’ai assisté. Rien de sa vie d’avant, de son enfance en Kabylie, de sa jeunesse à Paris, de son histoire familiale, de ses amours. Alors les maladies, c’est un registre auquel je n’ai jamais eu accès. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu souffrant. Pas une grippe qui l’a cloué au lit, pas de fièvre, pas un seul congé maladie en quarante ans de travail. Comme une chasseuse de papillons, il m’a fallu attraper au vol des bribes de conversation pour reconstituer le passé de mon père. Avec ces morceaux, j’ai recomposé le patchwork de sa vie, mais il manque des pièces et je viens juste de prendre conscience, là, devant ce médecin, que mon père est comme un livre dont on aurait arraché les premières pages et que, pour le comprendre, il m’a fallu imaginer ce qui ne m’a pas été raconté.
Le médecin reprend le diagnostic. Mon père a sans doute une hémorragie interne mais on en ignore pour l’instant l’origine. Il est si faible qu’il faudra attendre que les transfusions de sang fassent leur effet pour pouvoir procéder à des examens plus poussés. Il a l’air si calme, si serein que j’ai du mal à croire qu’à l’intérieur tout se détraque.
« Votre père boit ?
— Non, plus depuis des années. »
Là encore, je sens que le regard fuyant du médecin et que la feuille qu’il agite entre ses mains taisent des commentaires que je peux facilement deviner, du genre : « Mais ma petite dame, vous n’êtes vraiment au courant de rien ? Vous faites semblant ou vous avez du mal à voir les choses en face ? » Certes, j’ai toujours fait l’autruche ; à vrai dire c’est pratiquement la seule manière de survivre au sein de cette famille. Regarder ailleurs, ne pas mettre des mots sur les maux, c’est une stratégie que j’ai apprise très tôt pour maintenir à distance la douleur. D’ailleurs je suis la seule à avoir toujours défendu mon père quand ma mère et mon frère se plaignaient de sa consommation d’alcool. Pour moi, il ne buvait pas plus que les autres. Il allait au café tous les soirs après le travail, comme tous les hommes du quartier. Il payait sa tournée chez Jeanine et il rentrait à la maison pour dîner, avec son France Soir sous le bras et une baguette qu’il posait sur la table. À son retour, il était gai, souriant, nous prenait dans ses bras, mon frère et moi, plaisantait et ne semblait pas entendre ma mère qui gigotait derrière et se plaignait de l’heure à laquelle il arrivait et surtout du fait qu’il dépense son argent pour inviter les paumés du quartier.
C’est curieux, lui qui a passé sa vie à cacher ses tatouages sous des chemises à manches longues qu’il n’enlevait même pas sur la plage, il n’a plus cette pudeur ici. Je revois à nouveau, après tant d’années, cette rose à l’encre bleue sur son avant-bras, qui semble s’effacer comme lui, puis un symbole que je présume kabyle qui consiste en quatre traits, comme les pointes d’une croix, et une date, 1956, que j’imagine être celle de son arrivée en France, pendant la guerre d’Algérie. Mais ça peut être autre chose parce que je ne sais même pas à quoi correspondent les marques sur son corps et que cette ignorance est d’autant plus douloureuse qu’elle me renvoie à une évidence cruelle : je connais à peine l’homme que j’aime le plus au monde.
« Tu vois, papa, le médecin dit que l’alcool a fait des dégâts sur ton foie.
— Il ne dit que des conneries, comme tous les médecins. Je ne bois plus une goutte depuis des années et puis, de toute façon, je n’ai jamais bu au travail, jamais de la vie. »
Quand mon père veut être catégorique et convaincant, il accompagne ses dires d’un geste énergique, un grand non qu’il fait en l’air avec son bras, index pointé vers le ciel comme s’il agitait la baguette invisible d’un chef d’orchestre.
« Tu sais, chez Harmis, si je m’étais trompé sur la coupe du tissu ne serait-ce qu’une seule fois, j’aurais été mis à la porte. Jamais de la vie je n’ai bu au travail. Ça, c’est encore les conneries de ta mère.
— Mais, papa, là, ça n’a rien à voir avec maman, c’est le médecin qui le dit.
— Ben, il dit des conneries comme ta mère ! »
1956
Karim était assis sur le pont du paquebot. Recroquevillé sur le plancher humide, la tête enfoncée dans ses genoux. Il fermait les yeux, non pas pour pleurer, un homme ça ne pleure pas, mais plutôt pour retenir les dernières images des siens, les garder en tête avec la netteté que le souvenir immédiat pouvait encore lui permettre. Il voulait les marquer comme une empreinte dans sa mémoire parce qu’il savait que le temps agirait comme une éponge et que leurs visages finiraient par se diluer comme une aquarelle sous la pluie. Il revoyait le visage anguleux de sa mère, cette peau fine et lumineuse, d’une pâleur presque olivâtre, marquée au front et au menton de tatouages berbères, et il regrettait déjà d’avoir voulu jouer les hommes et de ne pas avoir su pleurer comme l’enfant qu’il était, en se blottissant dans ses bras.
Karim commençait à avoir peur de l’immensité de cette mer qui l’entourait, du bruit des vagues frappant la coque noire du Ville d’Alger qui le menait à Marseille mais, s’il y avait bien une chose qui lui serrait les tripes et fermait son diaphragme au point de l’étouffer, c’était son incapacité à imaginer ce qui l’attendait de l’autre côté de la Méditerranée.
Tout s’était passé très vite. La veille encore, sa vision du monde était si réduite qu’elle se limitait à celle de son village, perché dans les montagnes de la wilaya de Tizi Ouzou. Au-delà, le néant. Et puis soudain, il se retrouvait là, propulsé sur ce bateau, sans préavis, au milieu de cette mer hostile, avec pour seule arme face à ce futur incertain sa langue, le français, qu’il était si fier de parler sans une pointe d’accent et d’écrire sans fautes. Rien d’autre que ça pour survivre, à part l’adresse d’un oncle à Paris, griffonnée sur un bout de papier.
Quelques jours avant, à l’aube, il avait arpenté les ruelles du village, se collant aux murs de pierres ocre pour reprendre son souffle de temps à autre et surveillant sans cesse qu’il n’était pas suivi. Seul, dans cette obscurité moribonde, il ne pouvait palper que le silence qui venait de gagner un bras de fer contre les cris qui étaient sortis des maisons toute la nuit durant. Les hurlements de douleur du début s’étaient transformés en plaintes, puis peu à peu en gémissements, jusqu’à s’éteindre complètement. Cette absence de bruit offrait une quiétude suspicieuse, la sérénité qui ne s’atteint que lorsque la mort s’est présentée dans chaque demeure.
Lorsque Karim arriva à la fontaine, Hocine était déjà là, impatient, avec son baluchon à terre, séchant nerveusement à l’aide d’un mouchoir la sueur de son front et de sa nuque. Son regard agité ne cessait de scruter les montagnes alentour.
« Il était temps ! Où tu étais passé ? Il faut qu’on parte, ils vont revenir d’un moment à l’autre et cette fois-ci personne ne va être épargné. Mais elles sont où tes affaires ? Tu viens comme ça ? Sans rien ? Bon, c’est pas grave, viens, on s’en va, dépêche-toi ! »
Karim n’osait pas avancer davantage, ni même soulever la tête pour regarder son ami. Les yeux rivés au sol, il ne savait pas quoi faire de ses mains, les mettait dans ses poches, les ressortait, essaya par trois fois d’allumer la cigarette qui dansait entre ses doigts. Enfin, il tira anxieusement dessus en espérant que la fumée qu’il exhalait saurait expirer les mots qu’il ne parvenait pas à prononcer. Face à lui, Hocine, l’ami de toujours, le compagnon de jeu, des premières fois pour tout, la première cigarette derrière les buissons, la première cuite et les confidences après avoir passé la première nuit avec une femme. Pas une expérience sans lui.
Hocine se tenait là devant lui, observant de ses yeux verts le paysage où il prévoyait de se réfugier jusqu’à ce qu’il parvienne à retrouver les rebelles fellaghas et puisse participer à leur côté à la révolution, comme il aimait nommer cette guerre sans nom. Cela faisait déjà des mois qu’Hocine ne parlait plus que de Messali Hadj et de sa promesse de libérer le pays de la présence française. C’était devenu son seul sujet de discussion. Dans les champs où il emmenait ses chèvres, Hocine racontait à Karim le déroulement de la bataille imaginaire de libération du village. Il mimait les coups de feu sans pouvoir éviter de postillonner en imitant le bruit des balles. Parfois, il se prenait à inventer le discours d’intimidation qu’il tiendrait à un militaire français, il adoptait pour l’occasion un ton si grave et autoritaire que la scène finissait toujours en éclats de rire tant il était improbable qu’il puisse un jour maintenir son sérieux au-delà de cinq minutes. La guerre pour lui n’était qu’un jeu auquel il voulait participer, un rite d’initiation qui ferait de lui un homme, tout comme on joue aux gendarmes et aux voleurs, il voulait sa place dans les combats qui se déroulaient dans la région pour exister enfin. Là-bas, dans les montagnes, Hocine pensait que les jeunes comme eux seraient plus utiles à la révolte qu’à travailler la terre des colons. Karim, en revanche, n’avait pas l’intention de lutter pour un pays dans lequel il ne voulait plus vivre. Il le voulait, certes, libre de soumission, de cette identité postiche sans aucun sens, mais il voulait avant tout se sentir libre lui de choisir sa vie, et son choix était fait, il voulait la France. Son souhait, plutôt que de combattre c’était surtout de partir pour éviter un mariage arrangé avec une cousine, une motivation inavouable et peu héroïque en temps de guerre.
« Je ne vais pas partir avec toi, Hocine, je suis désolé, finit enfin par dire Karim, tête baissée. Je ne peux pas. Ils finiront par nous tuer et je ne veux pas mourir. Je veux vivre, vivre bien et pas ici, où on n’a aucun avenir. Ils ont réussi à te remplir la tête de désir d’indépendance, mais ouvre les yeux, Hocine, les Français ne partiront jamais. Ils sont ici depuis des générations, ils se disent français mais ils ne connaissent pas plus la France que nous. Ils ne s’en iront jamais parce que pour eux cette terre est autant la leur que la nôtre.
— Tu veux vivre Karim ? C’est ça ? Tu veux vivre ? Alors viens avec moi ou tu finiras comme Abdel hier, tu n’as pas le choix. Tu as vu la même chose que moi, tu as entendu ses cris lorsqu’on le torturait dans la cour de sa maison devant ses enfants. Ils l’ont mitraillé comme un chien. Ils nous tueront un à un, jour après jour. On ne pourra jamais plus vivre ensemble, c’est trop tard. Tiens, regarde, ils sont là à nouveau. Ça ne se terminera jamais. »
Du haut des montagnes, on pouvait distinguer une traînée de poussière comme celles que tracent les avions dans le ciel. Les jeeps des parachutistes descendaient à toute vitesse annonçant de nouvelles représailles, des coups de crosse de fusils contre les portes qui obligeraient les habitants du village à sortir pour se réunir sur la place en attendant l’événement de la journée, une menace, une arrestation, une exécution peut-être.
Les militaires se placèrent face à la foule en pointant leurs armes au hasard sur un vieillard, un homme, une femme, un enfant. N’importe qui faisait l’affaire. Quelques-uns des villageois regardaient la montagne, à l’affût d’un assaut des fellaghas ou tout simplement parce qu’il leur était impossible de soutenir le regard imprégné d’angoisse de celui qui, face à eux, sentait la mort rôder trop près et en avait autant peur qu’eux. Les militaires réajustaient leurs armes parce que l’alcool qu’ils consommaient pour supporter cette guerre ne leur permettait pas de maintenir leurs fusils avec fermeté. La peur de mourir était aussi palpable que celle de tuer. Le commandant mit fin à cette attente en annonçant que l’incendie du campement des parachutistes dans le village voisin ne resterait pas impuni. Il traîna ses bottes vers Hocine et, une fois face à lui, il lui demanda pourquoi il avait un baluchon. Hocine ne répondit rien mais il exécuta immédiatement l’ordre qui lui avait été donné de prendre la pelle qu’on lui avait jetée au sol et de commencer à creuser. Une fois la tâche terminée, Hocine, épuisé, s’appuya sur la pelle pour rester debout et demanda :
« Et maintenant ? Qu’est-ce que je fais ?
— Maintenant ? répondit le commandant. Maintenant, tu meurs parce que tu viens de creuser ta tombe. »
Et il vida le chargeur de son fusil sur Hocine qui tomba sur le dos en couvrant de sang son baluchon.
*
Sur le pont du paquebot, Karim se leva pour regarder les vagues faire leur révérence à Alger la blanche. C’était une nuit agitée mais Alger était là, impassible au loin, magistrale, avec ses bâtiments soignés, superposés en une pyramide anarchique de maisons qui maintenaient une harmonie dans le chaos. Alger si paisible, vermoulue dans ses entrailles, à la Casbah, par la violence qui faisait courir la mort dans ses ruelles transpirant le sang et le désir avide d’indépendance. Tout paraissait si calme depuis cette distance et pourtant, chaque fois que Karim fermait les yeux, il revoyait les yeux d’Hocine, billes immobiles fixant le ciel. Il tremblait à cause de cette mort injuste et de cette fuite tout aussi injuste pour éviter sa propre mort, évidente, immédiate, imprévisible et pourtant si certaine. Il n’y avait pas d’autre issue que de partir pour la France même s’il s’agissait aussi d’une terre hostile où il continuerait d’être l’indigène, le raton, le bougnoul dont la présence dérange. Karim baissa la tête et se mit à pleurer en hurlant le nom de sa mère avec le désespoir des enfants perdus. Un homme s’approcha et lui tendit une bouteille de vin. Au petit matin, son bras saignait encore. Une date y était tatouée : 1956.
23 avril 2014
Elle n’a pas voulu l’accompagner chez le médecin hier matin parce qu’elle ne peut pas se passer d’un jour à la plage. Quelle que soit la saison, ma mère a besoin de sa dose quotidienne de soleil pour compenser le froid qu’elle a supporté durant ses années d’immigration en France et rien, sauf la pluie, ne peut faire obstacle à ce rendez-vous, pas même la maladie.
Elle vient pourtant aux nouvelles sans sembler avoir vraiment envie d’en avoir. Peut-être est-ce à cause de Thomas qui, exaspéré par ses excuses absurdes, a fini par lui dire « s’il arrive quelque chose à mon père, tu t’en souviendras » ou bien, et c’est sans doute la véritable raison, parce qu’elle n’a rien de mieux à faire cet après-midi ou parce qu’elle se sent contrainte de jouer son rôle social d’épouse bienveillante.
Je la regarde s’installer dans le fauteuil en skaï blanc de la chambre d’hôpital, près de la fenêtre, ses cheveux gris en bataille, son visage ridé et ses paupières tombantes qui gênent l’ouverture de ses yeux vert d’eau, la seule touche délicate et douce sur ce visage griffé par le temps et l’excès de soleil. Je ne parviens pas à retrouver sous ces traits la femme troublante de beauté et de perspicacité qu’elle a été autrefois. Il ne lui reste plus que ses extravagances comme cordon ombilical pour la relier à ce qu’elle a été.
« Ça va coûter une fortune, cet hôpital ! »
Et voilà que dès son entrée, elle souligne par sa remarque, l’obsession de toute sa vie : l’argent. L’argent dont elle a manqué durant toute son enfance, dans l’Espagne d’après-guerre où la faim a frappé davantage ceux qui ne se trouvaient pas dans le camp des vainqueurs. L’absence d’argent qui l’a privée d’une enfance de jeux et d’insouciance pour la forcer à travailler, dès ses huit ans, dans les champs comme porteuse d’eau pour les paysans qui récoltaient du coton. L’argent qui lui a valu d’être battue lorsqu’elle ne rapportait pas le salaire complet de sa journée parce que sa gourmandise avait décidé pour elle que l’achat d’une meringue méritait bien quelques coups. L’argent qu’elle a accumulé, dans un dévouement sacerdotal, en sacrifiant tout plaisir, dans le seul but de construire une maison en Espagne, la consécration de sa réussite d’enfant pauvre. Enfin, l’argent qui l’a contrainte à rester dans un couple qui ne la rendait pas heureuse mais auquel elle ne pouvait renoncer, sous peine d’avoir à partager des biens qu’elle considérait exclusivement siens et d’être privée de son rêve de retour triomphal au pays.
« Quel gaspillage ! Il y a d’excellents hôpitaux publics ! renchérit-elle, voyant que personne ne lui répond.
Mon père n’a pas prononcé un mot depuis son arrivée. Il regarde, par-dessus ses lunettes, un documentaire sur les gazelles, sans le son. Il n’y a pas d’animosité dans son comportement, pas l’ombre d’un détachement forcé dû à l’ambiance à couteaux tirés de la pièce. Habitué au silence, il se concentre sur l’écran muet. Cette sagesse qui le maintient hors des conflits qu’il abhorre tant est admirable et inquiétante. Autrefois, il se serait tu un long moment puis, à bout, il aurait fini par l’insulter. Pourtant, depuis un certain temps, quand ma mère le provoque, il se contente de prendre délicatement le sac en plastique où il garde une bouteille d’eau et Le Canard enchaîné et de partir d’un pas qu’il voudrait plus vif mais que son corps, fatigué, ralentit. Le couple qu’il forme avec ma mère est une énigme que je ne parviendrai jamais à élucider. C’est Jean Gabin et Simone Signoret dans Le Chat, l’histoire d’un drame conjugal, d’un ménage malheureux qui se déchire, se méprise et se hait jusqu’à l’épuisement.
J’étouffe dans cette chambre d’hôpital. À la douleur de la maladie et à la colère due à l’insouciance de ma mère s’ajoute l’amertume d’être confrontée à l’échec de ma vie. Je me retrouve coincée face à mon histoire, et le bilan me fait honte : quarante-huit ans, femme seule avec un enfant sans père, surdiplômée au chômage n’ayant eu aucun équilibre professionnel ni sentimental et qui, de surcroît, n’a même pas 400 euros à la banque pour soulager l’angoisse d’un père qui lui a tout donné et qui, pour la première fois de sa vie, a besoin de son aide. Il y a encore un instant, je lui disais qu’il fallait qu’on envisage de rentrer en France pour le soigner. J’allais passer l’agrégation, ce qui me permettrait d’avoir un emploi stable. J’allais me ranger, arrêter de m’obstiner à vivre en Espagne, j’allais enfin faire les choses comme il se doit, avec la sagesse et la résignation de qui n’est plus en mesure de lutter. Il a acquiescé et j’ai cru deviner un sourire sur son visage. Il n’est bien qu’en France et cette idée de retour le réconforte, le soulage.
« Papa est très malade. Tu vois, c’était grave, tu aurais pu te priver d’un jour à la plage pour l’emmener chez le médecin !
— Ah, si tu commences comme ça, je m’en vais !
— Si tu ne veux pas donner un coup de main, tu as raison, tu ferais mieux de partir. D’ailleurs pourquoi es-tu venue ? »
Ma mère se lève soudainement, enfile sa veste, noue son foulard autour du cou et se précipite vers la porte, qu’elle claque en promettant de ne plus jamais revenir. Mon père se détourne de la télévision, me regarde et prononce ses deux seuls mots de l’après-midi : « Bon vent ! ».
Extraits
« Pas si vite, Karim. Je comprends votre situation, trop bien d’ailleurs. Je vais vous mettre à l’essai une semaine comme manutentionnaire et, si vous faites vos preuves, vous pourrez rester parmi nous, mais avant de commencer, il va falloir changer de prénom. Karim, ça fait trop arabe et, par les temps qui courent, mieux vaut ne pas trop attirer l’attention. Vous êtes encore peut-être trop jeune pour le comprendre, mais un prénom, c’est comme un vêtement, vous pouvez en changer autant que vous voudrez, l’essentiel, c’est de ne pas perdre ce que vous êtes vraiment. Vous continuerez d’être un Kabyle d’Algérie et moi un juif polonais. Moi aussi j’ai dû changer de prénom, de nom même, je ne m’appelle pas Jean Izard mais Jakub Itskowitz. On ne trahit personne en changeant de nom, ni même de nationalité. C’est une question de survie, Karim, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Je n’aurais jamais cru que je finirais là-bas, dit Monsieur Jean, en retroussant la manche de sa chemise pour montrer les numéros tatoués sur son avant-bras gauche.
— Vous n’êtes pas français ?
— Si, sur les papiers, mais ça ne signifie rien. Je suis juif, rien d’autre, et je ne suis chez moi nulle part, et partout à la fois. À partir de maintenant, si vous le voulez bien, vous serez Paul. » p. 45
« Ma mère tenait debout tant qu’elle pouvait croire à son retour au pays mais dès que La réalité l’assaillait et la mettait face à l’impossibilité de réaliser la plupart de ses illusions, elle sombrait dans un état de désespoir tel qu’elle devenait un automate, hermétique au monde. Son regard perdu ne reconnaissait personne et, consternée, elle ne nous entendait pas davantage lorsque nous la suppliions de rentrer, rien ne l’atteignait. » p. 119
« Raconter mes parents, c’est m’essayer à l’art du kintsugi, cette tradition japonaise qui consiste à restaurer des pots cassés à l’aide de pâte d’or en faisant en sorte que la réparation soit plus belle que la pièce originale. Je ne dispose que de morceaux de leur histoire, c’est pour cette raison qu’il faut ainsi que j’aligne avec minutie mes souvenirs, tous, ceux qui jaillissent spontanément comme la vapeur soudaine quand on soulève un couvercle, et ceux qu’il faudra aller chercher et extraire au forceps. Il faut que je transforme leur vie en mots parce que les mots résistent à l’absence et que, même quand on ne les prononce pas, leur silence parle. » p. 197
À propos de l’autrice
Nathalie Hadj © Photo DR
Nathalie Hadj occupe le poste de consule honoraire de France à Malaga. Elle signe son premier roman avec L’impossible retour. (Source: Éditions du Mercure de France)
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