Les invités de Marc

invités Marc

En deux mots
Avec ses amis d’école de commerce, Léonore se rend chez Marc pour une soirée qui risque d’être mémorable. Mais pour la jeune femme, elle va tourner au fiasco. Elle se retrouve au petit matin dans la rue, seule et blessée à la jambe. Qu’a-t-il bien pu se passer dans ce luxueux appartement ?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Léonore perd le nord

Pour son premier roman Tiphaine du Boÿs a choisi de mettre en scène sa génération. Celle d’un groupe d’amis, diplômés d’une école de commerce, qui entendent conjurer les années qui passent en continuant de faire la fête. Acide et mordant.

«J’avais vingt ans lorsque j’ai intégré mon école de commerce et, avec elle, un microcosme dans lequel tout était prétexte aux abus. (…) J’ai présenté Yasmine à Charlie, Axel, Mathis et Jeanne, et nous nous sommes bourré la gueule tous ensemble. Plus tard, Yasmine a abandonné les Yello Shots au profit de la viande maigre du régime Dukan. Jeanne a pris un petit boulot. Les rangs se sont clairsemés, resserrant plus encore le noyau dur que nous constituions, Axel, Mathis, Charlie et moi.»
Léonore, la narratrice de ce premier roman signé d’une cheffe de projet dans le secteur bancaire, s’apprête à retrouver ses amis pour passer une nouvelle soirée ensemble. D’abord, elle retrouvera le studio de son amie Charlie pour y prendre l’apéro. Ensuite toute la troupe a rendez-vous chez Marc qui organise une fête dans son grand appartement de l’avenue Bugeaud dans le 16e arrondissement de Paris. La soirée promet d’être mémorable, car tous les ingrédients semblent réunis, de la bonne musique, de l’alcool et des substances illicites venant compléter un buffet bien garni. Mais bien vite les choses vont déraper et Léonore se voit, en bonne samaritaine, contrainte de prendre soin d’une jeune femme victimes d’excès en tout genre. C’est en essayant de la soutenir qu’elle va être victime d’un bien curieux accident. Sa jambe saigne et lui fait un mal de chien. Aussi décide-t-elle de rentrer chez elle au lieu de finir la soirée avec Mathis. Seule, sur le trottoir de l’avenue Bugeaud, elle dresse un bilan peu amène de sa situation et de celle de ses collègues. Tous ont peu ou prou rêvé d’un avenir radieux avant de réviser petit à petit leurs ambitions à la baisse. «Jeanne cherchait un sens à son métier: elle est devenue acheteuse pour un conglomérat spécialisé dans les protections hygiéniques. Yasmine, architecte, a abandonné ses projets de restauration du patrimoine pour décliner des normes de construction chez un promoteur immobilier. Axel a suivi un électif sur la transformation digitale avant de céder aux mêmes sirènes que moi. Par crainte de faire le mauvais choix, il n’en a fait aucun et a grossi les rangs du cabinet. Nos singularités se sont noyées dans une masse indistincte d’horaires tardifs, de tableurs Excel et de notes de frais.»
Si l’analyse de Tiphaine du Boÿs sonne si juste, c’est qu’on sent le vécu. Sans parler d’autobiographie, son récit a le goût acide des lendemains de cuite, quand on tente de se remémorer ce qui s’est vraiment passé et quand, dans un éclair de lucidité, on essaie de donner une cohérence à une vie pourtant loin d’être réglée. C’est du reste ce qui rend ce premier roman, servi par une ironie mordante, si touchant. On comprend, à l’image de l’incident surprenant qui a causé la blessure de Léonore, que la réussite sociale n’est pas un garant pour la réussite tout court. Que cette génération se cherche, qu’elle préfère noyer son anxiété dans la fête et l’alcool plutôt que de désespérer. L’instabilité et les coups d’éclat président à un quotidien que l’on aimerait plutôt bien rangé. Et l’avenir est tout sauf balisé. Si Léonore perd le nord, c’est qu’elle n’a pas trouvé sa boussole.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Les invités de Marc
Tiphaine du Boÿs
Éditions Bouquins
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782382924075
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris . On y évoque aussi Senlis et la Creuse avec Guéret ainsi que Limoges et Montluçon. Un voyage en Allemagne, à Krampnitz via Berlin et Potsdam et des séjours à Guadalajara et Hong Kong complètent cette géographie

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un premier roman qui navigue habilement entre comédie de mœurs et roman noir.
Paris s’endort, Léonore s’impatiente. Ce samedi soir, ses amis lui ont promis une fête mémorable. Ils se retrouvent dans le très bel appartement d’un certain Marc où se presse une foule d’invités égotiques, pétris d’ambition et dévorés par leur volonté de paraître. Les masques tombent à mesure que la nuit avance. La tension monte, jusqu’à ce que, par mégarde, Léonore décèle le secret de leur hôte.
Ni amitié, ni faux-semblants ne résistent à cette découverte. Le monde de Léonore vacille, et une question demeure : qui étaient vraiment les invités de Marc ?
La forme resserrée du récit sert une narration tendue. L’esprit aiguisé de Tiphaine du Boÿs se révèle autant dans son humour caustique que dans ses descriptions inattendues, souvent à la faveur de flash-back savoureux. L’auteure témoigne d’un style bien à elle, nerveux, précis, tranchant, et façonne un premier roman qui navigue habilement entre comédie de mœurs et roman noir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog La page qui marque

Les premières pages du livre
« Partie I
OCTOBRE LA NUIT
Prologue
0 h 25. Avenue Bugeaud. Troisième étage.

La porte se referme en silence.

La soirée m’a recrachée sur le palier comme un noyau d’olive. Sans sourciller, j’ai vidé les lieux. J’ai déclaré forfait. À présent, je regrette de m’être inclinée. Briser verres et bouteilles, punir, détruire, voilà qui n’aurait pas manqué de panache. J’aurais dû faire valser le battant, envoyer valdinguer le pan de bois. Les murs en auraient tremblé ; acte dramatique, à la hauteur de la rancœur qui m’anime.

Au lieu de cela, j’ai quitté la fête à pas de loup. Je me suis effacée sans un au revoir, un coup d’œil par-dessus l’épaule à l’affût d’un mot, d’un geste, je ne sais pas. Personne ne m’a prêté attention. J’ai passé mon manteau dans l’indifférence générale. Le couloir était bâché comme un macchabée. Un instant encore j’ai écouté la musique, l’éclat des rires, le crachat des baffles puis, écœurée, j’ai attrapé mes mocassins et, les chaussures à la main, une bouteille coincée sous le bras, j’ai filé à l’anglaise dans un feulement de plastique. J’ai repoussé la porte de l’appartement. La rumeur de la fête s’est étouffée dans un râle. La minuterie s’est enclenchée. La serrure a cliqueté. Ensuite, plus rien.

Plus rien si ce n’est moi, là, debout sur le palier, le front moite, les doigts glacés, la cuisse en sang. La douleur irradie ma blessure. Plus bas, au travers de mon collant, deux orteils exhibent leur extrémité grotesque. Je les agite mollement. La colère retombe. Persiste le sentiment du gâchis : toute cette attente, pour ça.

19 h 45. Rue des Trois-Frères. Sixième étage.

Charlie nous a donné rendez-vous à 20 heures et la soirée débute chez elle, dans un studio du 18e arrondissement. J’ai quinze minutes d’avance. Elle m’ouvre en soutien-gorge, une serviette enroulée autour du crâne, un bol d’une pâte laiteuse à la main, le shampoing qu’elle fabrique maison. Presque malgré moi, je lorgne ses seins. Je suis soulagée d’être arrivée avant les garçons.
« Sers-toi, Léonore, me lance-t-elle en enfilant un gilet de grosse maille. Gaël va bien ?
— Il t’embrasse. »
Deux ramequins de tapenade trônent sur la table basse. J’ai apporté une bouteille de rouge et du jambon cru. Le vin, médiocre, m’a coûté quatre euros trente-huit chez Carrefour City. L’étiquette fait illusion. Charlie n’y connaît pas grand-chose en œnologie. Elle salue son apparition d’un claquement de la langue, et déjà Jeanne toque à la porte. Vingt heures sonnantes et trébuchantes, Jeanne ponctuelle, toujours. Ses épais cheveux roux sont noués en chignon. Sa droiture, sa lisibilité me réjouissent. Elle observe la pièce exigüe et se fend d’une platitude sur le charme des mansardes. Une odeur fumée se diffuse autour de nous lorsqu’elle entreprend de dresser la charcuterie dans un plat. Charlie fronce le nez. Il y a trois ans, le documentaire The End of Meat lui a ouvert les yeux. Elle dédaigne la viande depuis.

Axel débarque trente minutes plus tard.
« Mathis n’est pas avec toi ? m’étonné-je.
— T’inquiète, on le rejoint plus tard. »
Je suis soulagée : ce soir encore, nous nous retrouverons tous les cinq, au complet, comme avant.
Charlie, Jeanne, Axel, Mathis et moi nous sommes rencontrés en école de commerce. C’était il y a dix ans déjà, une éternité. Le hasard nous a placés dans la même classe où, au-delà des obligations scolaires, nous avons commencé à nous fréquenter. Charlie dégageait une assurance naturelle qui m’a immédiatement obsédée. Elle postulait alors à la Junior-Entreprise avec Axel et Mathis. Les élections de novembre ont entériné la défaite de leur liste et la victoire de notre amitié. Jamais je ne leur ai avoué avoir voté contre eux. Je craignais que, propulsés au sein de l’une des associations les plus populaires de l’école, ils ne se détournent de moi. Jeanne a croisé ma route à ce moment-là. J’ai apprécié sa simplicité et tous les cinq, nous avons partagé nos premières victoires, nos premiers échecs, une sorte de parcours initiatique. Les épreuves unissent davantage que la réussite. Cela explique sans doute pourquoi nous sommes devenus si proches dès le départ, et pourquoi ce samedi, les esprits se sont si vite échauffés.

« Champagne ! », s’exclame Axel, la porte d’entrée à peine franchie.
Il jette son manteau dans notre direction. L’imperméable s’affaisse contre l’accoudoir du canapé-lit tandis qu’il exhibe la bouteille, sa sacoche pendue à l’épaule. L’humidité corne les coins de l’étiquette. Le bouchon saute.
« J’ai des courbatures à force de trinquer à tes succès. Qu’est-ce qu’on fête, encore ? »
Axel s’affale sur le sofa.
« J’ai liquidé mes crypto-monnaies. Mais, surtout, je quitte le conseil !
— C’est la crise de la trentaine ? le taquiné-je. T’envoies tout balader pour ouvrir un café solidaire ? »
Charlie me lance un regard noir.
« Jamais de la vie, s’esclaffe-t-il. Je bouge en finance, comme Mathis. »
Axel et moi travaillons tous les deux dans le même cabinet. Je le soupçonne de jalouser l’aisance de Mathis, le prestige que lui confère sa carrière en banque d’investissement. Les signes extérieurs de richesse dans lesquels Axel se vautre peinent à juguler ce complexe. Il joue au golf, collectionne les montres, commande des vins hors de prix dans les clubs branchés. Ses excès seraient ridicules s’il les consommait en solitaire, mais il nous embarque volontiers et, dans son sillage, assises à l’arrière d’une limousine clinquante ou sur la banquette d’une boîte huppée, les filles et moi nous contentons d’un soupir amusé : sacré Axel.

Jeanne étale de la tapenade sur des tartines grillées. Charlie siffle son champagne, avant de s’incliner dans une révérence moqueuse. Les dernières gouttes d’alcool me giclent au visage.
« Félicitations Axel, tu restes à la solde du grand capital ! »
Elle a quitté son poste en marketing l’année précédente. Ce coup d’éclat l’astreint, considère-t-elle, aux prises de position radicales. Elle fustige nos velléités carriéristes, les gentils petits soldats que nous sommes devenus. La plupart du temps, ses bravades m’attendrissent. Charlie a tout plaqué, rien reconstruit. Pas étonnant qu’elle éprouve le besoin de conforter ses choix. Depuis peu, son assurance m’agace. La quête de sens dont elle se fait l’apôtre m’apparaît de plus en plus légitime. J’étouffe dans mon rôle de jeune cadre dynamique, mais Charlie condamne le confort de vie auquel j’aspire et, faute d’alternative modérée, je sacrifie mon épanouissement personnel à la sécurité financière. Mes convictions oscillent quelque part entre les siennes et celles d’Axel. Les huîtres que je m’offre aux beaux jours en terrasse exhalent des arômes amers.

J’expie mes contradictions d’une répartie mesquine.
« Charlie a raison, Axel. Tu devrais prendre exemple sur elle.
— Qui veut un toast ? m’interrompt Jeanne.
— Explique, Léo », m’encourage-t-il en s’emparant d’une tartine.
Il est suspendu à mes lèvres. J’aimerais prolonger ce moment mais déjà Charlie s’impatiente, elle me met au défi de poursuivre. Axel détourne les yeux.
« Elle contribue à la mise en place d’un nouvel ordre mondial, grâce aux trois boutures d’érable qu’elle a plantées au parc de Sceaux.
— Au moins j’essaye de changer les choses », se défend-elle, vexée.
Son engagement s’est d’abord traduit par un projet de végétalisation de l’Île-de-France, abandonné au profit de la permaculture puis de l’hébergement des réfugiés. Ces tentatives n’ont débouché sur rien sinon une liaison décevante avec le responsable d’un tiers-lieu. Fauchée, Charlie est retournée habiter chez ses parents. Elle réemménage tout juste à Paris, bien décidée à sauver sa vie sociale, quitte à le faire dans ce studio crasseux sous-loué à un cousin lointain. Deux Velux s’ouvrent sur les toits de la capitale. La soirée fait office de crémaillère ; Jeanne a apporté des chocolats.
« Alors c’est ici que tu vas vivre, tente-t-elle justement pour faire diversion. J’aime bien la déco. Tu restes longtemps ?
— Ça dépend », répond Charlie sans préciser de quoi.
L’unique ornement de la pièce tient dans un ficus maigrichon. Pour le reste, les meubles sont fonctionnels et les efforts de Jeanne, touchants. Elle applique le protocole à la lettre. Après le cadeau, viennent les compliments puis le tour du propriétaire, mais puisque l’appartement ne compte qu’une pièce, j’estime le sujet clos.
« Alors Axel, c’était ça, la grande nouvelle ? Ta démission ? »
Il secoue la tête. Quinze jours plus tôt, Mathis et lui nous ont adressé une invitation sibylline, nous sommant de réserver notre soirée. Ni le procédé, ni le ton formel ne correspondaient à leurs habitudes. Aucun n’a consenti à nous livrer la moindre explication. Axel s’est borné à une liste de superlatifs. Il nous a promis une rencontre inoubliable, des révélations incroyables. Aussi ai-je éprouvé une vague déception lorsqu’il a proposé que nous nous rejoignions chez Charlie. Ce studio me semble bien étroit pour un si grand moment.
« Raté, Léo, sourit-il. Patience. Tu vas halluciner. »
Il jubile. Deux semaines que je tente de percer le mystère et me heurte à son exaspérante satisfaction. Je refuse de lui donner à nouveau ce plaisir.
« Au fait Charlie, je suis passée au parc de Sceaux ce week-end. Tes boutures sont mortes. L’association ne vous a pas expliqué comment vous en occuper ? »
Elle me toise, perplexe. Le noyau d’olive qu’elle mâchonnait atterrit dans l’assiette du jambon. J’ignore pourquoi je m’escrime à la provoquer.
« Et toi Léo, comment vont les gens que t’as virés ? »
Jeanne me tend le bol des tomates cerises. J’en porte une à ma bouche, qui éclate et projette une large giclée de jus vers le canapé.
« Je suis chef de projet, pas directrice des ressources humaines.
— Des projets de réduction des coûts. On sait ce que ça veut dire.
— Elle n’a pas tort, admet Axel en reluquant sa Breitling. Léo, savoure ton passage sur cette terre car ensuite, t’iras brûler en enfer !
— Bon, c’est pas bientôt fini ? »
Jeanne tape dans ses mains à la manière d’une institutrice. Elle rassemble les assiettes sales, y fait glisser les miettes de pain et les tiges des tomates. Charlie pose un genou à terre en gage de pénitence.
« Pardon, Léo, d’avoir remis en cause ta contribution au progrès social. Axel, je me réjouis que la finance mondiale puisse compter sur toi. »
Un rire abrège son simulacre. Charlie se redresse, Axel l’enlace et Jeanne applaudit l’étreinte. La bouteille de champagne est déjà vide.

Dehors, l’obscurité est tombée sur la ville. Je m’approche du Velux pour m’en griller une et Axel me rejoint. Il lance un regard à la ronde.
« Je vais te dire un truc, Léo. Promets-moi de ne rien répéter. »
Je m’approche, les yeux brillants. Axel jouit de son effet, puis, après avoir constaté que les autres se trouvent à portée de voix, comme s’il pouvait en être autrement dans un studio de dix-neuf mètres carrés, il chuchote :
« J’ai été débauché par une boîte américaine, un géant de l’agroalimentaire. J’ai pas le droit de révéler le nom tant que le contrat n’est pas signé mais c’est vraiment un big deal. »
J’expire un nuage pâle. Le vent me retourne la fumée en pleine face. J’espérais découvrir ce qui nous réunit ce soir mais une fois encore, il ne s’agit que de carrière et d’égo. L’enthousiasme d’Axel me renvoie à mon manque d’ambition. Dépitée, je l’invite à poursuivre. Il s’enflamme. Évoque la rigueur du processus de recrutement, la fraîcheur de ce nouvel écosystème, plaisante même : « Tu sais, parce qu’ils vendent des produits frais ». Il a reçu l’offre la veille. Les bureaux étaient vides, le technicien de surface terminait sa tournée dans l’open space baigné d’une lumière pourpre. Axel aime agrémenter ses récits de ce genre de détails. Le rouge est la couleur de l’amour autant que du désastre.
« Mon futur boss a fait un MBA à Stanford, se réjouit-il. J’ai un doute sur le salaire en revanche. Tu me diras ce que t’en penses, c’est un gros poste, faut être gourmand. Ah, attends. Ça sonne ! »
Axel jette sa cigarette dans la nuit. Sans attendre ma réponse, il se détourne de la fenêtre et s’empare de l’iPhone qui vibre sur la table basse. L’écran affiche 21 h 15. Dans le coin cuisine, Jeanne empile les assiettes. Charlie a disparu dans la salle de bains.

« C’était Mathis, déclare-t-il après avoir raccroché. Ça vous branche une petite fête en l’honneur de Marc ? »
Axel a déjà enfilé sa veste. Il opère comme s’il s’agissait d’une invitation fortuite mais ses cheveux gominés, sa barbe nette et sa tenue soignée trahissent une préparation minutieuse. Nous y voilà, je songe. Sacré Axel.
« C’est qui ? demande Jeanne.
— Tu verras. Vous en dites quoi ? »
Charlie, toujours à l’affût de nouvelles rencontres, piaffe d’excitation. Jeanne abandonne sa vaisselle. J’aurais préféré que Mathis nous rejoigne ici, que nous restions entre nous encore un peu, mais déjà Axel ferme le Velux et Charlie éteint l’halogène. La pénombre accentue le dépouillement du studio. Les restes du jambon dégagent une odeur âcre. J’observe la moquette râpée, le canapé maculé de taches, et me lève à mon tour. À quoi bon ? L’immuable scénario se répète d’un week-end à l’autre. »

Extraits
« Les cabinets se targuaient de placer l’humain au centre, de tourner le regard vers l’avenir, de proposer une expertise digitale disruptive. Tous affichaient les mêmes avantages distinctifs. J’ai battu des cils et des diplômes en plagiant leurs fiertés. On m’a recontactée. Peu importaient mes aspirations.
L’intuition de ne pas être la seule à capituler a rendu la reddition acceptable. Mes amis eux aussi renonçaient à leurs rêves. Jeanne cherchait un sens à son métier: elle est devenue acheteuse pour un conglomérat spécialisé dans les protections hygiéniques. Yasmine, architecte, a abandonné ses projets de restauration du patrimoine pour décliner des normes de construction chez un promoteur immobilier. Axel a suivi un électif sur la transformation digitale avant de céder aux mêmes sirènes que moi. Par crainte de faire le mauvais choix, il n’en a fait aucun et a grossi les rangs du cabinet. Nos singularités se sont noyées dans une masse indistincte d’horaires tardifs, de tableurs Excel et de notes de frais.
Cette synchronisation m’a rassurée. Nous constituions les bouteilles d’un vin du même cru. Nos talents, appréciés trop tôt, auraient eu le goût acide des erreurs de jeunesse. Trop tard, l’aigreur des occasions manquées, mais nous n’en étions pas là, et j’ai relégué dans l’ombre la question de mon épanouissement personnel. » p. 106

« J’ai repris le contrôle. C’est le sentiment qui me vient, là, trempée sous mon porche et, apaisée, Je boite hors de ma cachette. Il est temps de rentrer à la maison.
De Mathis]: J’ai vu tes appels. Je suis dans le taxi claqué, direction l’appart. Au fait, c’est quoi cette photo?
À Mathis] : Ma jambe. J’ai dû me manger un clou chez Marc. On sortira une autre fois. Je suis partie, ça fait un mal de chien.
J’arrive devant mon immeuble. Enfin tout s’ordonne.
[De Mathis] : Un peu d’eau oxygénée, de Bétadine et ça va passer.

J’attends la suite mais rien ne vient, ni réconfort, ni compassion, ni mot doux. Je repense à Jeanne, qui pleure le revers de Ben. À Charlie, qui espérait noyer ses doutes dans la nuit. À Mathis, harassé dans sa berline. Nous sommes les porcs-épics de Schopenhauer. Notre soif d’amour et de chaleur nous a attirés les uns vers les autres. Celle-ci à peine étanchée, nos épines nous ont transpercé la chair, et nous nous sommes quittés blessés, plus seuls que Jamais.
1Je pénètre dans le hall. M’éloigner des autres me rapproche de Gaël. Il a dû boire une bière ou deux, fêter l’anniversaire de David, commenter l’actualité sportive, rentrer tôt. Sa droiture appelle la duplicité. Pour lui je réinventerai le monde, à commencer par cette horrible soirée. Il est si simple de mentir. » p. 119

« J’avais vingt ans lorsque j’ai intégré mon école de commerce et, avec elle, un microcosme dans lequel tout était prétexte aux abus. Nos professeurs déterminaient les dates des partiels en fonction de celles des soirées. Une partie des élèves séchait les cours de toute façon. J’ai présenté Yasmine à Charlie, Axel, Mathis et Jeanne, et nous nous sommes bourré la gueule tous ensemble. Plus tard, Yasmine a abandonné les Yello Shots au profit de la viande maigre du régime Dukan. Jeanne a pris un petit boulot. Les rangs se sont clairsemés, resserrant plus encore le noyau dur que nous constituions, Axel, Mathis, Charlie et moi. » p. 143

À propos de l’autrice
invités MarcTiphaine du Boÿs © Photo DR

Tiphaine du Boÿs vit en région parisienne. Diplômée de l’ESCP, elle exerce aujourd’hui en tant que chef de projet dans le secteur bancaire. Les Invités de Marc, son premier roman, a bénéficié de l’accompagnement du comité éditorial de l’école Les Mots. (Source: Éditions Bouquins)

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