Nous sommes en 1845, Solomon, enfant Noir déjà esclave dans une plantation de Géorgie, s’enfuit et remonte vers le Nord, parcours qui l’amène à Brooklyn en 1861 où après plusieurs années il obtiendra des papiers à son nom, Melville. Devenu un homme libre, il exerce mille et un métiers avant de finir policier et quand vient l’heure de la retraite, il s’achète une maison « une maison qui n’en fait pas trop, qui ne se pavane pas, sans bow-window aguichant la rue » avant de repartir mourir en Géorgie. Dans cette maison de Brooklyn se succèderont son fils Moses et son petit-fils Samuel.
Nous sommes maintenant en 2016 et Eve Melville, arrière-petite-fille de Solomon, infirmière dans la police, découvre que sa maison a été repeinte en noir durant la nuit ! Un coup bas des promoteurs qui rachètent les maisons du coin mais butent sur Eve qui refuse de céder l’héritage familial durement acquis. Dès lors, un long combat s’engage entre elle et eux, une résistance qui la conduit à la folie… ?
Enfin de la très grande littérature ! Ce n’est pas tous les jours qu’on peut lire un tel livre.
Un roman plutôt court mais qui n’empêche pas Justine Bo de nous faire revivre plus d’un siècle d’histoire des Etats-Unis, la douloureuse époque de l’esclavage, la guerre du Vietnam, l’attentat contre les Twin Towers, le Sida, les drogues, l’élection de Trump… Tout cela en toile de fond.
Le cœur du roman reste néanmoins cette maison au 629 Halsey Street. Un lieu de mémoire pour Eve, et les souvenirs de revenir en masse, une demeure acquise au prix du sang et de la sueur, transmise de génération en génération. Le combat qu’elle entame contre les promoteurs prend des allures de va-tout, pour des raisons personnelles familiales mais plus largement comme une résistance désespérée contre un certain capitalisme envahissant détruisant son passé, sa raison d’être. Magnifique.
Pourtant le meilleur est encore ailleurs : ce style ! Le texte est une succession de petits paragraphes sans lettre majuscule à leur entame car l’écrivaine n’utilise que très peu les points de ponctuation sans que le lecteur s’essouffle pour autant à la lire. Les tournures de phrases ne manquent pas de grâce et d’originalité (« Ses plumes comme dans un rêve se soulevaient légères, prises dans un air qui de terrestre n’avait plus rien. »). L’emploi de l’anaphore (« Comment Eve Melville est devenue folle, il faut que je vous le dise ») scande la dernière partie du récit comme une prière, une incantation, un cantique.
Du très grand art pour un roman que vous devez absolument lire car ne ressemblant à aucun autre.