Le manufacturier – Matthias Köping

Je referme ce roman en me disant que tout ce que j'ai pu lire comme livres d'horreur par le passé, des oeuvres de fiction ( King, Masterton, Barker par exemple), n'existent que pour adoucir la réalité. Matthias Köping me semble être là pour nous rappeler qu'au-delà de l'imagination, il y a une réalité qui dépasse de loin la fiction.

Par où commencer cet article ? Certainement par l'avertissement mentionnant au dos du livre sa très grande violence et le fait qu'il soit strictement réservé à un public averti. Cette mise en garde n'est pas à prendre à la légère toutefois elle rebute autant qu'elle attire. Il est bien évident que ce livre n'est pas à metttre entre toutes les mains, âmes sensibles s'abstenir. Il y a violence et violence dans le polar comme au cinéma et l'auteur pour le coup n'y va pas avec le dos de la cuillère. Se plonger dans ce livre sans être un minimum " exercé " à ce que le polar recèle de plus sombre reviendrait certainement à descendre cul sec un litre de vodka sans jamais y avoir goûté. Voilà, c'est dit. Le manufacturier est l'occasion d'une plongée abjecte dans la guerre, la drogue, la prostitution, l'ultraviolence, le tout sans filtre.

En 1991, en Croatie, Milovan alors enfant a vu sa famille torturée et tuée par des paramilitaires serbes. Seul rescapé, il est recueilli en France par des cousins éloignés qui vivent sur le causse de Mende. Vingt-cinq ans plus tard, il entreprend avec l'aide d'une avocate réputée appartenant à une ONG, de traquer ses bourreaux pour venger les siens. En 2017, au Havre, le détestable capitaine de police Vladimir Radiche lutte sur tous les fronts : trafic de drogue, darknet, meurtres... Une femme et son bébé ont été tués de façon abominable, leur agonie filmée et diffusée sur le site internet du Manufacturier, un tueur insaisissable, star du darkweb. Au fil de cette intrigue diablement maitrisée le destin de Milovan et celui de Radiche se télescopent au coeur d'une vérité démentielle.

En ancrant la trame de ce roman dans le conflit serbo-croate qui a sévi durant les années 90, l'auteur se base sur des élèments aussi réels qu'insoutenables. Les faits sont historiques, scrupuleusement analysés sur la base de recherches documentaires approfondies. Pour nous lecteurs, ce conflit fait écho à tant d'autres qui au fil des ans ont ensanglanté notre actualité, nous ont touché de près ou de loin. Sachez que l'auteur ne nous épargne rien : lorsque l'on prie pour qu'il n'aille pas jusque là, il y va assurèment, et il y retourne. Le viol, et ce n'est qu'un exemple, en tant qu'arme de guerre est utilisé de part et d'autre par les troupes militaires et est dans ce roman répété inlassablement pour nous rappeler que la guerre avant d'être le fruit des passions humaines de toutes sortes n'est surtout qu'une excuse pour laisser libre court à la bestialité. De même, en parallèle de ce conflit serbo-croate, l'auteur explore avec acuité l'univers des trafiquants de drogue et de la prostitution, ça se passe en France et hormis l'explosion finale, je dois avouer que cet univers, je ne l'imagine plus autrement, on sait bien que l'on en est là aujourd'hui dans notre beau pays. Difficile de trouver l'oxygène dans ce roman, l'avocate Iréna Ilic, qui se meurt d'un cancer des poumons, ne nous aide pas non plus à reprendre notre respiration. Et on repart pour une petite excursion dans le darkweb, que cela vous chante ou non, comme si tout ce que nous présente l'auteur en surface n'était pas suffisant à notre désarroi... Glauque, terrifiant et là encore réel sur le fond, pour notre plus grand effroi. Réalisme et actualité l'emportent donc sur la fiction dans cette première partie d'une noirceur absolue, il faut le lire pour le croire.

A la moitié du roman, la violence atteint son paroxysme avec la découverte des corps d'une mère de famille et de son bébé, je vous passe les détails, vous les lirez ou pas, mais la suite garde ce niveau d'intensité, il ne faut pas espérer de répit avant le final qui, au passage, ne laisse aucun espoir. J'ai adoré ce roman de A à Z, bien malgré moi car en même temps j'ai très peu dormi ou très mal... Toutefois, je me suis posé des questions sur certains éléments, et ce qui va suivre n'est pas une critique mais une réflexion. Les propos de l'auteur dans sa préface et ce qui émane des personnages et des évènements sont clairement réactionnaires. On sent que l'auteur est là pour dire quelque chose, qu'il a un message à faire passer, et que cela touche les prises de position du gouvernement français. La trame de fond qu'il tisse est terriblement réaliste à tous point de vue, et là dessus il évoque clairement l'idée que les forces de l'ordre sont grangrénées à un point inimaginable, le tout lié à une immigration qui pose problème au-delà du concevable. Va t-il trop loin ? A t-il ressenti le besoin de se couvrir, de se dédouaner en cas de riposte ? Toujours est-il qu'à un moment donné, certains faits ne sont plus crédibles. Je ne parle pas du nombre de victimes du manufacturier et de ses mises en scènes abominables qui feraient pâlir de jalousie les pires tueurs en série, mais par exemple, l'absence de médiatisation autour des crimes et des disparitions: si aujourd'hui disparaissaient une femme et son nourrisson dans un parc public de Rambouillet, il est évident que l'affaire serait médiatisée par delà nos frontières, imaginez un peu le tableau. Mais là rien, pas le moindre reportage, pas la moindre caméra ou avis de recherche, et pire aucune communication autour de l'affaire au sein même des forces de l'ordre, là ce n'est plus crédible. Comment peut-on écrire un passage aussi réaliste et hyperdétaillé que celui nous contant l'autopsie des corps martyrs et faire une impasse sur la médiatisation de cette affaire ? J'ai eu l'impression que l'auteur voulait volontairement se tirer une balle dans le pied pour décrédibiliser un livre qui démarre très fort, peut-être trop dans le réalisme. C'est juste une question que je me suis posée en cours de lecture. L'intérêt, le rythme, le style, tout y est et fait de ce roman l'un des romans noirs français les plus marquants si ce n'est le plus marquant. Ce monument de noirceur trône désormais en fière place dans ma bibliothèque.