En deux mots
Trouver un emploi avec diplôme de philo est quasi impossible. Sa conseillère pôle-emploi offre à Anna un poste de «chauffeuse de salle» pour une émission de télévision. Elle et son copain Lulu doivent faire avec leur situation précaire jusqu’au jour où il se met à cracher des euros.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
L’homme qui vomissait des euros
C’est vers le fantastique que penche le premier roman d’Emma Tholozan. En imaginant un jeune homme crachant des euros, elle nous offre un conte saisissant sur le statut social, la soif de réussir, le pouvoir de l’argent.
C’est à Pôle emploi, rebaptisé aujourd’hui France travail, que commence ce roman vif et joliment construit. On y croise Anna, diplômée en philosophie, face à une conseillère qui lui explique que sa formation ne l’aidera pas dans sa recherche d’emploi. Le mieux qu’elle puisse lui proposer est un poste de chauffeuse de salle pour une émission de télévision. Sans vraiment savoir de quoi il en retourne, elle se présente aux studios d’enregistrement et comprend qu’elle doit faire applaudir et rire le public de l’émission. Une tâche épuisante – on enregistre quatre émissions à la suite – mais dont elle s’acquitte avec assez de talent pour conserver son job.
C’est dans les bras de Lulu, son compagnon, qu’elle va pouvoir se consoler. Le jeune homme d’un naturel optimiste avait emménagé chez elle et mettait un point d’honneur à payer la moitié du loyer, même si son travail ne lui rapportait pas beaucoup. «Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C’était un vrai arsenal. Lulu n’avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d’apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m’apercevais que c’était un grille-pain. Comme neuf.»
Une situation précaire, mais qui va brutalement changer quand une chose insensée se produit: Lulu a craché un billet de banque. Une fois séché et contrôlé quant à son authenticité, ledit billet va offrir de nouvelles perspectives au couple. Car il suffit à Lulu de vomir pour que les euros s’accumulent. Anna ne se pose pas trop de questions et encourage Lulu à rendre des sommes de plus en plus importantes afin de pouvoir céder aux sirènes de la consommation. Autant profiter de cette aubaine tant qu’elle dure!
Ce conte sur la place de l’argent dans un couple vire alors de la comédie au drame. Entre les envies d’Anna et les interrogations de Lulu, entre des besoins de plus en plus importants de l’une et la peur d’un problème de santé pour l’autre.
Emma Tholozan a construit son premier roman comme un conte fantastique qui nous offre de réfléchir à la place de l’argent et au-delà, aux valeurs qui guident – ou pas – notre existence. Avec humour, elle raconte ce délitement progressif, ce fossé qui se creuse entre les aspirations d’une jeune femme qui entend se prouver qu’elle est quelqu’un – une intellectuelle – qui mérite sa place dans les hautes sphères de la société et un jeune homme pragmatique – le manuel – qui se satisfait parfaitement de ce qu’il a et de ce qu’il construit de ses mains. Deux conceptions qui, jusqu’à l’épilogue, vont s’affronter avec des arguments plus ou moins convaincants. Un premier roman réussi.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.
Le rire des autres
Emma Tholozan
Éditions Denoël
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782207179079
Paru le 4/01/2024
Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en banlieue.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai fait un rêve formidable. Je naviguais sur une rivière, dans un bateau aux rames de bois. Assoiffée, je me suis penchée par-dessus l’embarcation. J’ai formé une petite coupe avec mes mains pour recueillir de l’eau et, quand je les ai remontées à la surface, elles étaient remplies d’argent. La rivière m’en offrait une source intarissable. J’ai avalé ces billets. De pleines poignées. Ça me bourrait de bonheur.»
Anna rêve de devenir quelqu’un. Pourtant, le jour où sa conseillère Pôle emploi lui annonce que ses études de philosophie ne valent rien sur le marché du travail, elle accepte un emploi alimentaire sur le plateau d’une émission télé. Comme son copain Lulu, smicard lui aussi, elle se met à défier fièrement la société de consommation.
Tout change quand Lulu se met subitement à vomir des billets de banque à une cadence soutenue. Pendant qu’il expulse de sa trachée de quoi lui acheter des sacs de luxe et un appartement à moulures, Anna s’interroge: doit-elle s’alarmer pour la santé de Lulu ou plutôt s’assurer que le flux précieux ne tarisse jamais? Jusqu’où est-elle prête à aller pour gagner sa place parmi l’élite?
Avec ce premier roman à l’humour décapant, Emma Tholozan brosse le portrait cru, et infiniment singulier, d’une génération privée d’idéal.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Christine Pinchart)
BXFM (À la page)
Flair.be (Laura Vliex)
Actualitté
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Domi C Lire
Blog Joëlle Books
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Les premières pages du livre
« C’était l’époque où je cherchais du travail. Ou, plutôt, le moment où j’en ai trouvé un. Avec l’arrêt des études, plus de bourse. Sitôt mon diplôme récupéré, je m’étais dirigée vers Pôle emploi. Sans réfléchir. J’avais suivi la cohorte. Tout le monde savait que c’était un passage obligé après le master.
Ça faisait quelques semaines que j’attendais le prochain rendez-vous. L’œil toujours fixé sur le téléphone. L’oreille tendue au cas où l’appel retentirait. Le fameux, libérateur, salvateur même ! Mais chez moi, ça ne sonnait jamais. L’écran restait noir. Finalement, une employée m’avait contactée. Je devais y retourner pour rencontrer ma nouvelle conseillère.
Je me suis levée tôt, je voulais arriver à l’agence avant l’ouverture. Sur place, j’ai constaté qu’on était beaucoup à avoir eu la même idée. Les grands esprits ! La file s’étendait jusqu’à l’angle de la rue. L’homme derrière moi s’adressait à un ami : « Sur mon CV, j’ai mis “maîtrise de Facebook” pour montrer que je m’y connaissais en informatique, j’ai bien fait, non ? » Une certaine fébrilité zébrait l’air. De temps à autre, quelqu’un se hissait sur la pointe des pieds, sortait sa tête du rang pour voir par-dessus les autres crânes si le rideau métallique montait enfin. On se serait cru devant un centre commercial le premier jour des soldes. Peut-être que certains allaient se jeter sous les grilles. Entre les clopes sur lesquelles on tirait avec avidité et les pochettes en carton qui contenaient nos dossiers, on se demandait où pouvait bien se planquer le plein emploi. Maintenant, il fallait tout un arsenal pour espérer obtenir un job. Photocopie de la carte d’identité, photocopie de l’attestation de logement, photocopie du certificat de participation à la journée de citoyenneté, photocopie des diplômes. Des dizaines de feuilles en veux-tu en voilà pour la seule possibilité du peut-être, la virtualité du si jamais j’ai de la chance. On s’y accrochait tous, alors tant pis pour les arbres.
Le rideau a percé le silence de sa mécanique enrayée. Même lui était las. Personne n’a rampé en dessous pour rejoindre la salle le premier, mais on a quand même joué des coudes.
J’ai pris un ticket. Numéro 56. Patience. Jambes qui lancent. Impatience. Plein de chiffres qui défilent, jamais le mien. Faut dire qu’on était vraiment toute une ribambelle. La farandole des miséreux. On se conformait presque tous à la même attitude, le regard fixé sur nos baskets en toile. On se toisait en silence, discrètement. Depuis combien de temps il cherche, lui ? Et celle-là, est-ce qu’elle est en fin de droits ? L’ancienneté se mesurait surtout au degré d’inclinaison du corps. Les petits nouveaux paraissaient toujours les plus embarrassés. Le dos voûté, repliés sur eux-mêmes. Dépités d’être là. Avec l’expérience, la colonne vertébrale se redressait. C’est pas parce qu’on est au chômage qu’on ne peut pas être fier. On les reconnaissait à ça, les vieux de la vieille. Décontraction à son apogée. Ils appelaient les dames de l’accueil par leur prénom, s’inquiétaient de la santé de leurs enfants. Mais jamais de paroles échangées avec les autres demandeurs. C’était une règle tacite.
La salle regorgeait d’affiches. Dessus, des personnes avaient l’air très heureuses de travailler trente-cinq heures par semaine pour un salaire de misère. Je regardais cet étalage d’optimisme avec un mélange de dégoût et d’espoir. Numéro 56 : c’était à moi.
Dans le bureau, j’ai découvert Marjorie, ma nouvelle conseillère. Elle s’est présentée. Elle était là pour mon bien. Ensemble, on allait y arriver. C’était une petite dame à l’allure de bouledogue français, grosses lunettes aux verres épais et cheveux coupés droit. Elle suffoquait dans son chemisier fleuri : apparemment, la climatisation était en panne, si tant est qu’elle ait fonctionné un jour. Marjorie est entrée dans le vif du sujet. Il fallait recommencer le dossier depuis le début. Je lui ai tendu le bout de papier sur lequel figurait en gras la mention très bien. Elle l’a retourné plusieurs fois. La face qui se décompose. Mine dubitative. « La philo… » Elle n’a pas terminé sa phrase. Puisqu’elle me voyait ici, elle en déduisait que j’avais renoncé à l’enseignement. Elle m’a demandé si j’avais des compétences particulières. J’étais spécialiste de l’ontologie contemporaine, mémoire de cent cinquante pages à l’appui. En plus, je connaissais par cœur les dix premiers axiomes de l’Éthique de Spinoza. Un peu gênée, Marjorie a coché la case « aucune compétence particulière ». Les tap-tap du clavier devenaient frénétiques. Elle a soupiré, frotté ses lunettes. Éclaircissement de voix. Raclement de gorge. Elle déployait une énergie folle pour chercher un poste qui ne nécessitait aucune compétence. La tâche était ardue. Ses doigts pianotaient à une vitesse impressionnante, une virtuose, les cliquetis aussi élaborés qu’une sonate. Après ces longues minutes de concert, elle a soufflé de satisfaction. Marjorie a pris un stylo Bic : « Présentez-vous demain, à 9 heures, à l’adresse indiquée – elle me tendait une feuille recouverte d’une écriture appliquée –, ça devrait faire l’affaire. Ce sera difficile, mais au moins vous serez payée. » Ensuite, elle a débité plein de mots compliqués sur la conjoncture économique, comme « saturation du marché de l’emploi », « compétitivité », « productivité exponentielle ». Je sentais bien qu’elle souhaitait que je réagisse, mais la seule réplique que j’aie trouvée était une citation de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Grand silence. Immédiatement, le sentiment de honte a suivi. Ringarde, je me suis dit. Pédante. Mais à Marjorie, ça lui a plu. Ses yeux se sont éclairés d’une jolie lueur. Elle m’a demandé qui avait écrit cette phrase : un vieil homme qu’on a forcé à s’ouvrir les veines.
J’ai quitté le bureau sans même regarder la feuille que Marjorie m’avait remise. C’est seulement un peu plus tard, dans la rue, que je l’ai dépliée. Chauffeuse de salle. Un grand courant d’air a sifflé entre mes deux oreilles : j’ignorais ce que cela signifiait. Peu importe, j’avais un travail. En tout cas, ils devaient me prendre à l’essai. J’ai appelé mon père pour lui annoncer la nouvelle. Il s’est montré très content. Il a voulu savoir quel job j’avais décroché. Quand j’ai prononcé l’intitulé du poste, il s’est inquiété :
— C’est pas porno, au moins ?
— Non, enfin, je crois pas…
— Ah bon, super alors ! Et donc, tu seras payée ?
— Oui, j’espère.
— C’est formidable, Anna, bravo ! On pourrait fêter ça ? Je vais faire des crêpes !
Il ne m’a pas laissé le choix : en arrière-plan, je l’entendais déjà s’affairer à la préparation de la pâte.
— Et toi, papa, comment ça va ?
— La routine… Bon, t’arrives à quelle heure ? J’ai hâte.
*
Le soir même, Sophie organisait une fête. Je ne sais pas trop ce qu’on célébrait. La fin de quelque chose, sûrement. Je n’avais pas envie de m’y rendre et de me retrouver dans un appartement rempli d’une bande de dégénérés en pull à col roulé noir, porté malgré les trente-cinq degrés en extérieur pour plus de sérieux et de crédibilité. Excités par l’alcool. Secoués d’hormones. Les pupilles dilatées de bonheur. Platon, Kant, Deleuze et la French Theory : tout allait y passer, pour sûr. J’avais promis pourtant, alors j’y suis allée.
Robe. Rouge à lèvres. Métro. J’ai interphoné, escalié, bisé. La chaleur était étouffante. Fin juillet. À travers les vapeurs de rhum et les volutes de fumée qui embrumaient la pièce, j’ai aperçu le sourire de Sophie.
— C’est pas trop tôt ! On n’attendait plus que toi.
— Désolée, j’étais avec mon père…
— Et tu ne nous as pas rapporté de crêpes ?
Une goutte de sueur a perlé sur mon front, je l’ai épongée avec une serviette en papier et je suis immédiatement allée me chercher un verre. J’ai discuté avec les autres. Chacun avait fait la même chose cette semaine-là. Pôle emploi était sur toutes les lèvres. Déprimant. Mais, avec charme, on en rigolait. Élégance du désespoir. Et puis la solidarité des perdus. On se touchait l’épaule. On se réconfortait comme on pouvait. Frères et sœurs de bancs de bois durs qui font mal au dos. Trois heures de cours par semaine à essayer de comprendre les synthèses disjonctives nous avaient donné l’illusion d’être devenus une famille. Alors, comme en famille, on prenait des nouvelles de chacun. Élodie s’était inscrite sur un site de garde d’enfants, Mehdi avait un entretien pour travailler dans un fast-food.
— T’étais pas communiste, toi ?
— Oh bah, faut bien manger.
Touché. Pour tous, l’horizon était fait de petits boulots, mais ça nous convenait. La philo nous avait appris à mépriser les biens matériels. Chaque année, pour mon anniversaire, mon père se creusait la tête. Une belle montre ? Une nouvelle paire de chaussures ? Mais non, papa, tu sais bien, je n’ai pas besoin de ça. Offre-moi des livres, des livres et encore des livres. C’est plus pur. Tout plutôt que devenir esclave du capital ! On se gargarisait de notre grandeur d’âme, même si c’était pour retourner des steaks hachés sur une plancha. Moi, je ne disais rien. Je n’ai pas parlé de la perspective de chauffer des salles. J’ai la pudeur facile, l’étalage compliqué. Je préférais écouter. Entre deux verres, Sophie m’a agrippée.
— Dis, Anna, tu crois que tu pourrais m’aider à réviser pour le CAPES ? Me faire réciter les cours, tout ça?
Elle débordait d’enthousiasme, comme une petite fille qui entre à la grande école. Je me suis sentie obligée de la mettre en garde.
— T’es sûre que c’est une bonne idée ? Tu vas être envoyée n’importe où en France. T’auras un emploi du temps horrible avec une tonne de copies à corriger toutes les semaines. Il paraît même que, parfois, ils te paient avec un retard de trois mois.
— T’es toujours défaitiste. Et la joie de transmettre, t’y as pensé ? Le bonheur de voir des lycéens s’épanouir ? Et puis de toute manière, je sais rien faire d’autre…
J’ai pensé à la phrase de Malraux : « L’amitié, ce n’est pas d’être avec ses amis quand ils ont raison, c’est d’être avec eux même quand ils ont tort. » Si Sophie avait envie de se fracasser contre un mur, j’appuierais sur l’accélérateur avec elle. J’ai dit : « OK, si t’es motivée, on s’y met dès que j’aurai pris mes marques au boulot ! » Sophie a quand même dû sentir que je n’étais pas très emballée, alors elle a tendu son petit doigt en l’air pour que je l’attrape (elle savait que ça m’attendrissait toujours), et le pacte était scellé.
Entre-temps, l’ambiance, déjà moite, était devenue lourde. Un épais couvercle s’était posé sur la cocotte-minute de nos vies, les fenêtres étaient nappées d’une buée dense : je cuisais à petit feu.
Quand la conversation s’est faite trop pesante, je me suis mise à danser. Ça a commencé par un soubresaut. Ridicule. Une légère flexion des jambes, plus ou moins en rythme. Plutôt moins que plus, d’ailleurs. Très vite, l’alcool aidant, les bras s’y sont joints. Mouvements saccadés et grands cercles. Alterner. Les hanches qui se déploient, ankylosées depuis trop longtemps. Je fermais les paupières et battais des cils, secouais la tête. J’avais l’impression d’être sensuelle, alors que je devais ressembler à un asticot accroché à un hameçon. Je ne dansais pas, je me débattais. La féminité des magazines de mode était loin, Axelle Red aussi. L’enceinte continuait à cracher des chansons entraînantes, du rap et de la pop, du français et de l’américain. On faisait semblant de connaître les paroles, on chantait en play-back. Puis la musique a ralenti.
Comme je pouvais m’y attendre, la discussion s’est envolée vers le ciel des idées. Ça développait des grandes notions, l’amour, la liberté, la mort. Des mots mille fois remâchés dans des bouches différentes, j’avais l’impression d’écouter un disque rayé. La même comptine en boucle depuis l’Antiquité, on nous aurait foutu des toges que ç’aurait été pareil. J’étais écœurée. On nous avait vendu le concept du philosophe-roi, une place de choix dans la société, mais Platon s’est planté. T’es capable d’expliquer la nuance entre justice et équité ? C’est bien, en revanche, on a simplement besoin d’une personne pour faire de la mise en rayon, donc ça t’aidera pas. Au suivant ! Une sensation pâteuse tapissait ma langue. J’enchaînais les verres de mauvais alcool en faisant mine de m’intéresser au débat. Acquiescement du menton. Moue circonspecte. Lèvres pincées.
C’est à cet instant qu’un type a planté ses deux émeraudes droit dans mon iris. Je l’ai tout de suite vu, même de loin. Au milieu de cette galaxie absurde, je l’ai tout de suite vu. Il est devenu le centre. Beau comme un soleil. Une figure blanche qu’encadraient des cheveux noir de jais. De hautes pommettes sur lesquelles reposaient deux yeux d’un vert hallucinant, presque translucide. De ceux qu’on voit seulement sur Photoshop. Il avait une gueule à tourner dans un film, mais je ne savais pas trop de quel genre. Il racontait une anecdote à propos d’une file d’attente et d’une caissière. La fille en face de lui riait à gorge déployée. Elle basculait sa tête en arrière puis remettait sa frange en place d’un geste faussement négligé. Blond éclatant. Une pub pour du shampoing.
La voix du type n’arrivait pas à couvrir celle de Sting que Sophie avait mise en fond. Alors j’entendais, par bribes, le début de ses blagues, sans les chutes, mais j’étais quand même happée. Une boule à facettes étoilait son visage de taches argentées. Les spots lumineux dansaient une valse à trois temps, le jaune, le violet et le rose. Tout s’est solidifié d’un coup. Le sang avait du mal à passer, il paraissait soudain très épais. Le cœur qui s’arrête un instant.
Après s’être installé sur le canapé, un peu plus loin, il m’a fait signe d’approcher. La force d’attraction était très importante, mais j’étais complètement saoule. J’employais toute mon énergie à mettre un pied devant l’autre sans tituber. Concentration à son paroxysme. Allez, Anna, fais un effort. Le gauche, puis le droit. Le droit, puis le gauche, c’est ça, perds pas le rythme. J’avais un mal de ventre terrible et la vue qui se brouillait. Je me suis affalée à côté de lui comme si je ne m’étais pas assise depuis des siècles. Il m’a interrogée pour savoir si j’étais plutôt philosophie continentale ou analytique. Je l’ai fixé avec méfiance. Les ténébreux qui citent du Nietzsche, j’en avais eu ma dose à la fac. « Je te taquine. On s’en fout de tout ça, non ? » Oui, on s’en foutait de tout ça.
Je me suis étonnée de ne pas l’avoir croisé à l’université. C’était normal, puisqu’il n’y était jamais allé. Lui, il réparait des trucs. C’est de cette manière qu’il avait rencontré Sophie, par le biais d’un ami qui connaissait un ami qui le connaissait. Elle avait des problèmes avec son ordinateur. Étudiante fauchée, pour le dédommager, elle l’avait invité ici. J’ai immédiatement regardé ses mains. Automatisme. Réflexe d’intello. Elles étaient calleuses. Solides. Quelques éraflures. Des doigts qui font autre chose que de tenir un stylo pour une dissertation. Il a remarqué mon insistance et serré le poing si fort entre ses cuisses que ses jointures sont devenues blanches. J’étais gênée. J’ai essayé de faire une blague.
— C’est Descartes qui entre dans un bar. Le gars derrière le comptoir lui lance : « Vous prendrez bien quelque chose ? » Il répond : « Je ne pense pas », et là, il disparaît.
Wouah. Cinq ans d’études pour ça. Elle était franchement nulle, pourtant j’y ai mis tout ce que j’avais, dans cette vanne. J’ai senti l’urgence. Je ne crois pas qu’il ait compris, mais ça a fonctionné, il a souri. Le cœur qui s’arrête un deuxième instant. Là, j’ai remarqué une petite fossette qu’il avait sur la joue droite. Droite, j’en suis sûre parce qu’on se tenait côte à côte. Ça faisait comme une virgule. Ça lui allait bien, la virgule, parce que sa parole se déversait en flot continu, sans point. Pas d’arrêt entre ses histoires, l’une succédait à l’autre avec un naturel déconcertant.
— Moi aussi, je connais des blagues moyennes. T’en veux une ? Quelle est la différence entre un dollar et un rouble ?
— Je sais pas.
— Un dollar !
Là, c’est moi qui n’ai rien compris, mais je buvais ses paroles, je riais à tout ce qu’il disait. Dents blanches et nuque relâchée vers l’arrière. D’un coup, j’ai repensé à l’autre fille, celle de la pub de shampoing, et ensuite j’ai gardé la tête bien droite. On discutait et je sentais mon estomac se serrer. Main invisible qui me retournait les boyaux. Crampes. Gargouillements. Remontées. Que du glamour. Il s’est intéressé à ce que j’allais faire dans la vie, enfin si ça m’allait d’en parler, ce n’était peut-être pas le lieu ni le moment, peut-être que je préférais retourner avec les autres ? Et là, j’ai vomi. Sur ses chaussures. Une substance rose et pétillante : du gin-tonic à la fraise, erreur de débutante.
Il ne s’est pas vexé du tout, au contraire. Il a ri de nouveau. De manière tonitruante cette fois. Il se tenait les côtes tout en secouant son pied au-dessus du tapis. La fille blonde me regardait d’un air hautain. Il s’est levé, m’a tirée par la main et a murmuré dans mon oreille : « Je crois qu’il est temps d’aller se coucher. » On est partis comme ça, plantant les kantiens.
La rue avait changé de texture. Les façades d’immeubles paraissaient confortables, j’avais envie de m’y adosser. Le sol n’exhalait plus la chaleur emmagasinée la veille. Finis, le goudron fumant et le plastique des semelles qui colle un peu. L’air s’était rafraîchi. Je respirais mieux. Au loin, une petite aube se réveillait tranquillement, teintant les toits de nuances orangées. J’ai regardé sa montre qui reposait avec son avant-bras sur mon épaule. Je devais me lever trois heures plus tard. Il ne parlait pas. Moi non plus. Mais c’était doux. Une sensation enveloppante. Du réconfort à chaque enjambée. Le tintement de ses bottines sur l’asphalte rythmait notre marche. Nous avancions cahin-caha. Bras dessus, bras dessous. Lui, mon sac sur le dos. Moi, le cœur en bandoulière. On ne croisait que des éboueurs et des vieux insomniaques qui promenaient leur chien. Il y avait de la tendresse dans leurs regards. Accrochée à mon compagnon comme une moule à son rocher. Le pas chancelant. Le parcours zigzagant. Que pouvaient-ils penser de nous ?
J’ai fini par reconnaître le bout de ma rue. Un peu de familiarité, ça faisait du bien. Point d’ancrage dans cette ville qui semblait tournoyer autour de moi. Le tangible qui tangue. Ça m’a remis les idées en place. Quand nous sommes arrivés devant la porte d’entrée, il m’a vue hésiter sur le digicode. Le doigt suspendu. Dans l’attente. 3948. Non. 9348. Non. La troisième tentative a été la bonne. Je n’ai pas pensé à lui proposer de monter. J’ai bredouillé un merci à l’haleine fétide. Il a attendu que je sois bien rentrée, et même un peu après. Quand j’ai voulu tirer les rideaux pour dormir, il était encore là, dehors, droit et serein. Je lui ai fait un signe depuis la fenêtre. J’ai vu sa silhouette changer de trottoir, s’enfoncer dans les rayons ocre et disparaître totalement. La lumière l’avait avalé.
Extrait
« D’ailleurs, Lulu aussi travaillait, très dur même. Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C’était un vrai arsenal. Lulu n’avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d’apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m’apercevais que c’était un grille-pain. Comme neuf. Notre appartement à commencé à accueillir des quantités astronomiques d’objets. Ça s’amoncelait dans les coins, il y en a même dans les toilettes. On retrouvait des vis dans des endroits inattendus.
Dans l’espoir d’élargir sa clientèle, Lulu a collé une affiche dans le hall de l’immeuble en indiquant qu’il réparait porte quel machin, électrique, électronique ou mécanique pour un tarif unique de trente euros. Dans les jours suivants, on a vu défiler chez nous toute la résidence. C’était drôle, les possessions incongrues des voisins. Thérèse du troisième lui a même apporté un vibromasseur. Elle nous a suppliés de ne rien révéler à son mari. Pour lui faire plaisir, Lulu a augmenté la puissance. Devant tant de débrouillardise, certains voisins lui donnaient un peu plus d’argent ou bien nous apportaient des lasagnes. Et même si c’était difficile avec le peu de sous qu’il récoltait, Lulu mettait un point d’honneur à payer la moitié du loyer. » p. 40-41
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Emma Tholozan a vingt-six ans et travaille dans l’édition. Le Rire des autres est son premier roman. (Source: Éditions Denoël)
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