La Route (Manu Larcenet – D’après Cormac McCarthy – Editions Dargaud)
Dans une Amérique post-apocalyptique, un père et son fils font partie des rares survivants. Autour d’eux, tout n’est que ruines et désolation. On ne sait pas exactement ce qui a bien pu se passer, mais le pays entier semble dévasté et recouvert de cendres. Par endroits, on devine encore des traces de l’ancien monde: un supermarché aux rayons vides, une station-service abandonnée, une canette de soda miraculeusement préservée, un vieux livre avec des illustrations de Sempé… Mais ce ne sont que des lointains souvenirs d’une époque révolue. Depuis la catastrophe qui a touché la Terre, la joie et le bonheur appartiennent définitivement au passé. C’est un décor sans nature, sans feuilles, sans animaux, sans vie. Mais pas sans danger pour autant, car les quelques survivants qui rôdent encore dans ces contrées hostiles sont prêts à tout pour s’en sortir, y compris manger d’autres êtres humains. Du coup, il faut rester en permanence sur ses gardes et se cacher au moindre signe de danger. Il faut à tout prix rester le plus loin possible de ces hordes de sauvages cannibales. C’est ce que le père rappelle à son fils dès qu’il le peut, même s’ils ne se parlent pas beaucoup, afin de ne pas gaspiller leur énergie. Maigres et éreintés, ils errent péniblement sur une route. Ils espèrent que celle-ci va les mener vers les côtes du Sud, là où le climat est peut-être un moins rude. La seule possession à laquelle s’accrochent ce père et son fils, c’est un caddie, dans lequel ils ont entassé des objets hétéroclites trouvés sur leur chemin, des rares souvenirs de leur vie antérieure et leurs maigres réserves de nourriture. De villes fantômes en maisons abandonnées, ils passent leurs journées à chercher un endroit où s’abriter pour la nuit et, si possible, trouver de quoi boire et manger. Où cette route va-t-elle les mener? Leur quête désespérée a-t-elle encore un sens? Et comment faire pour conserver sa part d’humanité? « Nous sommes les gentils? », demande régulièrement le fils à son père, comme pour le ramener à la vie. Mais dans cet environnement où la morale n’existe plus, y a-t-il encore des gentils?
Après « Blast », après « Le Rapport de Brodeck », Manu Larcenet poursuit son exploration de la noirceur humaine. Cette fois, il le fait en adaptant « La Route », le best-seller de Cormac McCarthy. Ce roman devenu culte, couronné par le prix Pulitzer en 2007, avait déjà été transposé au cinéma en 2009, avec Viggo Mortensen dans le rôle principal. Mais la version graphique signée par Manu Larcenet donne une dimension supplémentaire à ce récit poignant sur un père et son fils confrontés à la violence et la barbarie. Autant le dire tout de suite: c’est un récit à déconseiller à toutes les personnes dépressives. Mais qu’est-ce que c’est beau! Manu Larcenet a travaillé comme un forcené sur les cases de cet album, en mettant sa vie entre parenthèses pendant deux ans et en retravaillant certains dessins des dizaines de fois jusqu’à obtenir le résultat parfait. Heureusement pour lui, ça se voit, car chaque planche de « La Route » version Larcenet est une oeuvre d’art qui mériterait d’être encadrée et accrochée au mur. C’est un album sans action et avec plein de silences, dans lequel le dessin parle de lui-même. Manu Larcenet se passe des narratifs et limite les dialogues pour se concentrer sur les ambiances, les regards, les paysages. Il faut dire que le périple des deux personnages principaux sur la Route avance lentement, avec des scènes souvent contemplatives. La cendre est omniprésente dans ce monde post-apocalyptique. Elle a tout transformé, un peu comme la neige sur un paysage de montagne. La bonne trouvaille de Manu Larcenet a été d’abandonner le noir et blanc en cours de réalisation de l’album pour se concentrer avant tout sur le gris. Mais pas n’importe quel gris, puisque l’album intègre quatorze nuances de gris colorés. « C’est une manière d’adoucir le dessin sans le dénaturer », explique l’auteur, qui a opté pour une utilisation très parcimonieuse de la couleur. Une fois de plus, Manu Larcenet atteint des sommets vertigineux avec cette adaptation à la fois très personnelle et très fidèle du roman de Cormac McCarthy, qui constitue à coup sûr l’un des chefs d’oeuvre BD de 2024. Il n’y a absolument aucun espoir au bout de cette Route. Mais comme le dirait un célèbre guide touristique, elle vaut le voyage.