En deux mots
Zoé chasse les enfants de migrants pour les remettre aux autorités. En parcourant la contrée, elle espère pouvoir retrouver son fils Nathan qui a disparu depuis six ans. Ce drame a fait fuir son mari Thomas qui revient au Canada pour enterrer son père. Et retrouver celle qui veut croire au miracle.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
À la chasse aux enfants
Le jour où leur fils Nathan a disparu, la vie de Zoé et Thomas a basculé. Un drame qui va permettre à Isabelle Amonou de nous offrir un roman très noir, une quête insensée et une réflexion sur l’identité et les origines, dans un monde hostile.
Zoé est un garçon manqué. Elle est sportive, musclée, sait réparer un moteur, pêcher et chasser, traverser les rapides en kayak. C’est d’ailleurs en apprenant à Thomas à naviguer sur la rivière que leur complicité s’est transformée en amour. Les amis d’enfance ont fini par former un couple. Mais ils s’étaient jurés de ne pas avoir d’enfant dans ce monde instable. «Quand Nathan était né, à l’automne 2021, il avait oublié tout ça. Nathan était parfait. Une miniature parfaite de Zoé. La peau légèrement cuivrée, les yeux noirs mobiles, le corps mince et long. Si les deux grands-pères n’avaient jamais vraiment accepté l’enfant, les grand-mères et les parents en étaient tombés irrémédiablement amoureux.»
Leur bonheur sera toutefois de courte durée, car un jour funeste Nathan avait disparu sans laisser de traces. Quand sa mère avait levé les yeux, il n’était plus là. Il avait demandé à aller vers la rivière, mais sa mère avait refusé de le laisser partir seul. Thomas est prévenu ainsi que les autorités. Mais les fouilles dans le fleuve et aux environs net donnent rien. Après avoir été dans le déni, Zoé s’était accrochée, malgré les années, à l’espoir de le voir revenir un jour. Thomas s’était fâché, avait cherché à comprendre, puis s’était enfui. Il avait fini par atterrir à Paris avec l’intime conviction que son fils était mort.
Après six ans d’absence, il était revenu pour assister aux obsèques de son père et vider sa maison. Il avait aussi revu Zoé qui avait fini par lui expliquer qu’elle chassait les enfants de migrants pour les remettre à la police. Une chasse qui lui permettrait, du moins elle l’espérait, de retrouver la trace de Nathan.
Effaré, il ne comprenait pas comment elle pouvait reproduire le traumatisme vécu par sa mère, «arrachée à ses propres parents et à sa réserve alors qu’elle avait à peine six ans. (…) Camille avait fait partie des 150 000 jeunes autochtones ainsi offerts à la violence culturelle, sans parler des agressions physiques, psychiques et sexuelles qu’ils avaient subies. Pour la plupart, bousillés à vie.»
C’est donc à des vies déchirées, à des drames terribles, que le lecteur va être confronté dans un Canada qui combat tout à la fois le dérèglement climatique et l’afflux de migrants. Un climat anxiogène dans lequel va soudain se lever un fol espoir, mais qui va finir par entraîner de nouveaux drames.
Si Isabelle Amonou situe son roman dans le futur, c’est pour nous mettre en garde contre les conséquences possibles des dérives en cours. Les tornades, les feux de forêt, les migrants toujours plus nombreux et contre lesquels on érige des murs où que les autorités renvoient vers l’Alaska. S’appuyant sur des faits biens réels et une douloureuse histoire, elle nous appelle aussi à plus d’humanité pour éviter les drames qu’elle décrit d’une plume âpre, sans concessions.
L’enfant-rivière
Isabelle Amonou
Éditions Dalva
Roman
306 p., 20,50 €
EAN 9782492596933
Paru le 5/01/2023
Où?
Le roman est situé principalement au Canada, au Québec et en Ontario, à Montréal et Ottawa, Hull et Gatineau, Amos et Val-des-Monts. On y évoque aussi un voyage par la route vers l’Alaska et la France.
Quand?
L’action se déroule de 2021 à 2030.
Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a six ans, l’enfant a disparu. Zoé ne l’a quitté des yeux que quelques minutes, occupée à peindre la coque du bateau, mais voici son fils envolé. On a dragué le cours d’eau, étudié les courants, cherché en aval, la rivière n’a pas rendu le corps de l’enfant. C’est peut-être ce savoir autochtone ancestral qu’elle porte en héritage ou un instinct maternel féroce mais Zoé le sait, Nathan ne s’est pas noyé, il vit. Elle est persuadée que son fils se cache parmi les migrants qui ont gagné le Canada, poussés par le réchauffement climatique et la chute des États-Unis. Alors elle le cherche. Jumelles au poing, fléchettes tranquillisantes et attirail de chasse en bandoulière, elle arpente les paysages sauvages pour traquer les invisibles de la forêt.
Sur les bords de la rivière des Outaouais, dans un monde où la nature a repris peu à peu ses droits et ne cesse de clamer sa puissance, L’Enfant rivière nous conte l’histoire d’une quête et d’un combat. Celui d’une mère prête à tout pour retrouver son enfant et comprendre qui elle est.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Laila Maalouf)
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Blog Carobookine
Blog Les livres de Joëlle
Blog La page qui marque
Blog EmOtionS
Blog Dealer de lignes
Blog Joëllebooks
Blog Aude bouquine
Rencontre littéraire avec Isabelle Amonou © Production VLEEL By Serial Lecteur Nyctalope
Les premières pages du livre
« Prologue
Zoé frissonna. Elle éprouvait l’excitation du chasseur parvenu au bout de sa traque. Elle y était, enfin. Dans la lunette du fusil, il apparaissait plus grand. À moins de cinquante mètres, elle ne raterait pas son tir. Ça lui avait pris trois jours pour repérer le groupe. Puis celui qui s’en éloignerait. Poursuivre et attendre. Les nerfs à vif, comme chaque fois. Affûtée par le danger. Se fondre dans la forêt, disparaître, effacer ses propres traces et son odeur. Mais eux aussi avaient développé un instinct nouveau pour affronter le sien, ancestral. La partie de cache-cache devenait plus difficile.
Elle crispa l’index, tira. Juste avant l’impact, il bougea un peu, puis tenta de se retourner vers elle, furibond. Mais la flèche le toucha au flanc. Il tituba, résista un instant puis s’écroula en gémissant. Elle écouta, tendue vers le silence. Puis se dirigea vers le corps inanimé en prenant garde de ne pas faire craquer les brindilles, ne pas froisser les feuilles, ne pas heurter les branches. D’autres pouvaient se tenir là, sous le couvert des arbres. Ils pourraient l’encercler, l’attaquer, la blesser. La tuer.
Elle chargea la proie sur son dos. Il était petit mais lourd, tout en muscle, près de trente kilos – elle étouffa un juron. Elle reprit son chemin à travers le sous-bois. Cinq cents mètres de marche concentrée, avec le fardeau qui la pliait vers le sol. Attentive à éviter les racines qui affleuraient, les flaques de boue, les collets, les pièges disposés ici et là. Elle ne croisa personne. Pas même un chasseur. Qui oserait encore s’aventurer par ici ? Trop dangereux. Le mois précédent, un marcheur avait perdu une jambe dans un piège à loups. Au début de l’année, une femme avait disparu. Une de plus.
Elle retrouva son pick-up garé au bord du chemin d’Aylmer. Déposa sa charge à l’arrière, dans la benne, sur une vieille couverture. L’observa un instant. Il était un peu plus âgé qu’elle ne l’avait cru, à distance. Dans les onze ans, peut-être douze. Au début, elle ne pouvait pas les regarder. Ça la gênait. Maintenant, elle était plus forte. Elle devait les regarder. Si jamais c’était le bon. Mais celui-ci était presque adolescent, sa peau et ses cheveux trop clairs. Elle le recouvrit de la bâche kaki. Elle resta immobile un instant derrière le volant, à la recherche de son souffle. Elle alluma une cigarette. Elle fumait trop, depuis quelque temps.
Le pick-up se fondit dans la circulation discrète de ce début d’après-midi ordinaire. Elle prit la direction d’Ottawa. La radio déversait un vieux hit des années 2000. Elle se mit à fredonner, lèvres serrées. It’s coming, oh when / But it’s coming, keep the car running. Elle jetait de temps à autre un œil dans le rétroviseur intérieur mais ne distinguait rien d’autre que la bâche dont quelques lambeaux claquaient au vent. Rassurée. Il ne se réveillerait pas avant d’arriver au point de livraison. Au début, elle maîtrisait mal les doses. L’année précédente, l’un d’entre eux s’était ranimé pendant le trajet, avait sauté de la benne du pick-up, en plein boulevard des Allumettières. Elle avait freiné sec quand elle avait vu la bâche se soulever, s’était fait injurier par le conducteur de la voiture qui la suivait, les pare-chocs s’étaient heurtés, mais ça va pas de ralentir comme ça, et de trimballer ton gosse dans la benne. Pendant ce temps-là, sa proie, une fillette d’une dizaine d’années, était partie en claudiquant, avait traversé la voie ferrée et disparu dans le sous-bois. À cause de cet abruti qui la serrait d’un peu trop près, elle ne l’avait pas retrouvée.
1
À l’aéroport de Montréal, au matin, débarquant d’un vol de nuit, Thomas ne trouva pas de voiture de location. Il s’y attendait. Il aurait dû réserver.
Il marcha dans la ville, sac au dos. C’était comme une première fois : les rues, les immeubles et la lumière, le scintillement du Saint-Laurent au loin. Il se fraya un chemin à travers les marées humaines. C’était comme à Paris mais différent, tout, l’intensité du soleil, la largeur des avenues et du fleuve, les accents, tout : ici c’était l’Amérique. Il observa les gens, de toutes sortes, de tous âges, dans les rues de la ville, ça marchait, ça courait, ça parlait. Il cherchait, à peine consciemment, la silhouette d’un enfant d’une dizaine d’années, plus exactement d’un enfant de neuf ans, neuf mois et dix jours, au teint mat et aux cheveux noirs. Il joua avec l’idée de rester ici, se perdre ici, changer d’identité, de ville, de pays, de continent, changer de vie et disparaître. Ne plus être Thomas. Demeurer un homme de trente-deux ans de race blanche, aux cheveux clairs et aux yeux bleus un peu louches, car ça on n’y peut rien, ça ne peut pas être modifié, mais devenir un autre Thomas. Avec un travail plus modeste, une vie plus simple, une chambre discrète dans un appartement au bord du fleuve. Un homme sans passé, sans famille, sans avenir. Mais ça ne servirait à rien, car toujours il continuerait à chercher la petite silhouette qu’il n’était même pas sûr de reconnaître, tant l’horloge avait tourné. En six ans les traits d’un enfant se transforment, s’affinent. La dernière fois qu’il l’avait vu c’était un tout-petit, de ceux qui normalement deviennent enfants puis préadolescents.
Il se secoua. Pas de ça. Pas encore. Pas maintenant.
Il héla un taxi.
Il aurait aimé ne pas parler, se laisser anesthésier à l’arrière du véhicule, mais la conductrice était loquace. Elle dit qu’elle aimait bien les Français, elle aurait voulu émigrer là-bas, après la fin de ses études, elle avait vécu plusieurs mois à Paris, elle avait adoré, c’était une ville magique Paris, une ville lumière, mais maintenant elle ne savait pas trop, avec tout ce qui se passait aussi en Europe, qu’est-ce qu’il en pensait ?
Thomas n’était pas seulement français, il était né ici, il était canadien, même s’il parlait le français sans accent, même s’il avait obtenu la nationalité française, à force, mais à quoi bon le lui dire ? Quant à Paris, lui n’avait pas vraiment choisi, c’était un hasard, une fuite, mais il n’en révéla rien. Il avait bien assez de mal à gérer sa propre vie pour prétendre conseiller les autres. Il lui raconta quand même qu’en France aussi, c’était dur. Le mois précédent, Bordeaux sous les eaux avait dû être évacué, après Dunkerque et Saint-Malo – bientôt ce serait Calais. Tout débordait. Paris se noyait sous les réfugiés climatiques, politiques, économiques.
— Alors c’est comme ici ?
Il acquiesça, oui c’était un peu comme ici, probablement, pour ce qu’il en savait, de loin, par les journaux, ça faisait longtemps qu’il n’était pas venu au Québec.
Avant Pointe-au-Chêne, elle quitta l’autoroute. Il pensa que c’était pour l’essence mais elle continua vers le nord.
— Je préfère sortir maintenant, dit-elle. La 50 est coupée sur une bonne dizaine de kilomètres.
— Pourquoi ?
Elle le regarda, surprise.
— La tornade. Ils n’ont pas eu le temps de reconstruire. Il y a un itinéraire de délestage, mais il est dangereux. Trop de circulation. Et l’autre route, la 148, elle est sous l’eau. Tous les printemps, depuis plusieurs années, elle se retrouve immergée. Si ça continue, ils vont finir par ne plus la remettre en état.
Il se tut. Il savait tout ça. Ça avait déjà commencé avant son départ. Les premières tornades. La monstrueuse crue printanière de la rivière des Outaouais. Il le savait mais il n’en mesurait pas toutes les conséquences. Il y avait une différence entre savoir et vivre.
Ils roulèrent dans la forêt pendant une demi-heure, avant de rejoindre la 50 au nord de Montebello. Il pensa au château. Les soirées d’hiver, la neige, le feu qui crépitait et qui réchauffait dans la grande salle, les verres levés et les tintements, la musique. Un mariage. Des rires et des cheveux flous. Son mariage.
— Tu viens pour quoi ? La famille ?
— Mon père. Mon père est mort avant-hier. Je viens pour l’enterrement.
Elle se mordit la lèvre.
— Je suis désolée, je n’aurais pas dû te demander ça…
— Le cœur s’est arrêté. Il était malade, depuis longtemps.
Il avait dit ça comme si le fait d’être malade rendait la chose normale. Que le cœur s’arrête. Anodine. Ça ne l’était pas. Il ne fréquentait plus son père depuis longtemps. Mais penser qu’il l’avait laissé mourir comme ça, sans venir le voir, pas une seule fois durant les six années passées. Deux ou trois appels par an, Noël-anniversaire, à peine plus pendant les derniers mois d’agonie, plus rien à lui dire depuis que…
Il résista à la beauté sauvage du paysage qui défilait par les vitres, à cette contemplation hypnotique, et reprit la conversation à bâtons rompus – ne pas penser que chaque tour de roue le rapprochait de la capitale fédérale. Il était né ici, à Ottawa, il avait grandi de l’autre côté de la rivière, à Gatineau, il était parti quand il avait vingt-six ans et n’était pas revenu depuis.
— Tu as des enfants ?
Il secoua la tête. Un geste commode, qui pouvait dire oui ou non. Il n’aimait pas cette question. Il ne pouvait pas y répondre simplement.
— Moi j’ai un chum et une fille, à Ottawa. Elle a quatre ans. Et j’en attends un autre. Parfois, je regrette.
Elle avait regardé son ventre.
— Tu regrettes quoi ?
— C’est plus un monde pour avoir des enfants. Je sais pas quoi lui dire, à ma fille. La température va encore augmenter de trois degrés dans les vingt ans qui viennent, les océans vont monter, la rivière va déborder tous les ans, on se tapera d’autres tornades, on sait plus quoi faire des réfugiés. Qu’est-ce que je vais leur laisser ?
— L’optimisme. Il faut leur laisser l’optimisme. Et l’amour.
Il regarda ses mains. Il se sentit idiot. Il s’était toujours senti idiot quand il parlait d’amour.
— C’est ce que j’essaie de faire. De toutes mes forces. Mais certains jours, j’y arrive pas. Ce monde est en train de crever. Et on le laisse crever sans rien faire. Alors l’optimisme…
Il n’avait pas d’arguments. Il avait réfléchi souvent à tout ça. Il avait passé des heures à en parler, à Ottawa ou à Paris, avec ses amis, des amis comme lui nés trop tôt ou trop tard, d’une consternante bonne volonté et d’une non moins consternante naïveté. De ceux qui avaient pressenti les catastrophes, avaient manifesté pour le climat, pour la justice et l’égalité, pour la réduction de la consommation, contre les dérives du capitalisme, pour l’ouverture des frontières, pour l’aide aux migrants. Tout ça n’avait servi à rien. Et il osait parler d’optimisme et d’amour.
Il cessa de l’écouter. Son esprit était là-bas, au bord de la rivière.
Elle le déposa à Aylmer, devant la maison de son père. Quand il régla sa course, ils se serrèrent la main et se souhaitèrent bonne chance, ça ne voulait rien dire, mais ça faisait du bien, et puis il était content qu’elle ne lui ait pas souhaité bon courage, il préférait la chance.
2
La circulation bloqua Zoé sur le pont du Portage. Un pêle-mêle de voitures, vélos, camions, bus : ça grinçait, ça couinait, ça ronronnait, ça jouait du volant, de l’avertisseur, du frein et des cordes vocales, ça ne se résignait pas, c’était prêt à tout pour gagner deux minutes. Zoé serra les dents, et décida qu’aujourd’hui elle s’en fichait, elle avait encore quelques heures avant que son passager se réveille, à l’arrière. Elle se concentra sur l’eau qui bouillonnait, en contrebas, presque vivante, en provenance des chutes des Chaudières. En cette période printanière, c’était habituel. Ce qui ne l’était pas, c’était le niveau de la rivière, qui atteignait presque le tablier du pont. D’une vivacité inquiétante. Ce pont-ci non plus ne tiendrait plus très longtemps. Celui des Chaudières avait dû être démantelé. Devenu, chaque printemps, un peu plus impropre à la circulation, au moment où la fonte de la neige au nord saturait les sols et gonflait les cours d’eau, remplissant les réservoirs de retenue au maximum de leur capacité. Ça allait encore déborder, inonder les rues de la ville, les jardins, les parcs, les maisons, l’autoroute 50 disparaîtrait sous les eaux, les fonctionnaires du gouvernement fédéral se recycleraient pour aider les sinistrés à construire des digues, les soldats envahiraient la ville, avec leurs sacs de sable, leurs bottes, leurs canots. Mais cette fois, la marina tiendrait le choc. Elle avait fait ce qu’il fallait pour ça.
De l’autre côté, vers la colline du Parlement, là ou en temps normal l’agitation se calmait un peu, la rivière des Outaouais roulait furieusement vers Montréal. Là-bas, elle deviendrait l’affluent principal du fleuve Saint-Laurent. Elle aurait pu s’appeler comme ça, d’ailleurs, le Saint-Laurent, mais l’histoire en avait décidé autrement. Elle avait été baptisée la Grande rivière, puis la rivière des Hurons, et puis finalement la rivière des Outaouais. Elle, elle aurait préféré le nom que lui avaient donné ses ancêtres algonquins. Kitchesippi. Un mot qui claquait, qui roulait et qui bouillonnait. Qui rappelait le temps où ils empruntaient la rivière en canoë pour atteindre les Grands Lacs et le Pays d’en Haut, pour le commerce des fourrures avec les premiers explorateurs français. Quand on ne les avait pas encore arrachés à leurs terres pour les coller dans des réserves.
Zoé était née de ceux-là, d’une mère autochtone et d’un père descendant des Français. Elle n’avait pas de préférence. Pas d’allégeance. Elle se contentait d’être Zoé. Elle était à la fois la victime et l’oppresseur. La proie et le chasseur.
Elle ouvrit la vitre. On ne savait pas trop ce que charriait la rivière, mais l’odeur était forte et la couleur très sombre. Comme une odeur et une couleur de légumes pourris.
Bienvenue en Ontario.
Sur le retour, livraison effectuée, chèque en poche, elle s’arrêta près des rives rocailleuses des rapides Remic. Elle aimait cet endroit. Le roucoulement des rapides l’apaisait. À quelques dizaines de mètres, la rivière tourbillonnait entre des sculptures de pierres. De formes et tailles différentes, elles composaient pourtant un ensemble harmonieux. Une beauté aussi étrange qu’éphémère. Chaque année, la rivière gelait, les détruisait, et le sculpteur recommençait au printemps. Un drôle de type. Sisyphe des temps modernes, disait autrefois Thomas.
À cette époque de l’année, il y avait peu de visiteurs. Elle était seule sur la berge. Elle se détendit, se déshabilla, s’immergea, plongea. Mouvements de crawl réguliers, muscles souples, elle s’éloigna du bord, déjouant les courants.
Elle avait besoin de se nettoyer dans la rivière, comme chaque fois après avoir remis un gosse à Ottawa. Sentir l’eau froide glisser sur sa peau nue et ne plus penser à rien. Mais dans nettoyer, il y avait noyer. Alors elle se prit à penser à Nathan, à la suffocation, à la panique, à l’étouffement. Elle arrêta de respirer pendant une minute ou deux, immergée, immobile, se laissa entraîner par le courant. Elle se dit qu’elle allait mourir, convoqua l’asphyxie. Mais c’était faire fi de l’instinct de survie. Elle remonta à la surface et ses poumons se gonflèrent brutalement et l’oxygène afflua, bien avant la perte de connaissance, les lésions cérébrales, la mort. Elle avait souvent essayé. C’était inutile. Il était impossible de mourir en arrêtant volontairement de respirer.
Et puis de toute façon, Nathan ne s’était pas noyé.
3
Thomas était venu pour sa sœur, Jude, pas pour les funérailles. Pour régler les formalités. Ils allaient mettre la maison en vente et partager l’argent. Quelques mois auparavant, il aurait décliné l’héritage dont il n’avait que faire, il aurait dit à Jude de tout garder. Mais son travail à l’Institut avait du plomb dans l’aile, il n’était pas certain que son contrat soit renouvelé. Et Jude lui avait dit : j’ai besoin de te voir, de te parler. J’ai besoin que tu sois là, avec moi, tu peux bien faire ça pour l’enterrement de ton père, et aussi pour vider la maison. Elle ne voulait pas faire ça toute seule, les visites mortuaires, la cérémonie, et puis trier, classer, jeter les affaires des parents, pas toute seule, s’il te plaît, Tom, moi non plus je ne l’aimais pas tant que ça, mais c’était notre père, tout de même, on n’a qu’un père, ne me fais pas ça, Tom.
On n’a qu’un père et celui-là avait le cœur fragile depuis longtemps. Le cœur sec et fragile.
Il était donc venu, à contrecœur, il avait pris une semaine de congé, un billet Paris-Montréal-Paris, quelques affaires fourrées à la va-vite dans un sac à dos, la clé de son appartement remise à un ami qui s’occuperait des plantes et du chat, les ultimes recommandations à ses étudiants de thèse, un article bouclé dans la nuit, Les échanges linguistiques entre Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, un pied toujours dans l’Amérique, mais de loin.
On n’a qu’un père et il avait laissé partir le sien sans lui parler, il savait bien pourtant que c’était la fin, sa sœur l’avait prévenu, il ne passerait pas l’été. Thomas lui en avait voulu. De cette existence qu’il leur avait fait subir : le poids de la religion, chaque expérience transformée en péché, la liberté en purgatoire. De son refus d’accepter que ses enfants mènent une vie différente de la sienne. De son rejet épidermique de Zoé. De sa distance incompréhensible à leur enfant, son petit-fils. Mais depuis qu’il était entré dans la maison sombre, emplie d’un autre temps, la maison où le père vivait seul depuis la mort de leur mère, depuis qu’il avait monté l’escalier tendu de moquette usée dont les marches craquaient aux endroits trop prévisibles, depuis qu’il avait senti l’odeur qui planait, odeur de maladie et de mort, il ne lui en voulait plus tant que ça. On fait ce qu’on peut. Certains peuvent beaucoup et d’autres non. Ceux-là devraient juste s’abstenir de faire des gosses.
Extraits
« Quand Nathan était né, à l’automne 2021, il avait oublié tout ça. Nathan était parfait. Une miniature parfaite de Zoé. La peau légèrement cuivrée, les yeux noirs mobiles, le corps mince et long. Si les deux grands-pères n’avaient jamais vraiment accepté l’enfant, les grand-mères et les parents en étaient tombés irrémédiablement amoureux. Même Camille était sortie de sa légendaire indifférence quand elle avait vu le petit. Elle s’était mise à le peindre sous toutes les coutures. » p. 80
« Sa mère avait été arrachée à ses propres parents et à sa réserve alors qu’elle avait à peine six ans. Elle avait grandi au pensionnat d’Amos. Assimilation oblige. Il fallait bien convertir les enfants dotés d’une culture primitive au catholicisme et les intégrer à la bonne société canadienne. De force, puisqu’ils résistaient. C’était pour leur bien. Il fallait tuer l’Indien. Camille avait fait partie des 150 000 jeunes autochtones ainsi offerts à la violence culturelle, sans parler des agressions physiques, psychiques et sexuelles qu’ils avaient subies. Pour la plupart, bousillés à vie. » p. 106
À propos de l’autrice
Isabelle Amonou © Photo DR
Isabelle Amonou est née à Morlaix en 1966 et vit aujourd’hui à côté de Rennes. Depuis ses trente-cinq ans, elle écrit et a publié plusieurs romans noirs chez des éditeurs de Bretagne et des nouvelles dans différents ouvrages collectifs. L’Enfant rivière est né d’une résidence d’écriture faite à Gatineau, à la frontière entre le Québec et l’Ontario, région qui sert de cadre à ce roman. (Source: Éditions Dalva)
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