Le lieu du drame. (c) La Boîte à Bulles.
"Mawda v. Medusa, donner un visage à la criminalisation des migrants en Europe" (Le Bord de l'eau, collection "L'atelier du chercheur", 192 pages) est un essai de "philologie politique" où la philosophe Sophie Klimis analyse scrupuleusement et commente sans langue de bois tout ce qui touche à l'affaire Mawda.
Une société raciste et malade
Le récit graphique de Manu Scordia est basé sur les témoignages des parents de Mawda, ceux de proches de l'affaire et la contre-enquête de Michel Bouffioux. Il donne toutefois une dimension littéraire aux différents éléments de l'affaire. Allers-retours dans le temps, couleur différente quand Mawda s'exprime à la première personne, cases vides et gaufrier éclaté, choix de mise en page, interventions de l'auteur-illustrateur, le procédé n'est jamais mièvre ou gratuit. "Mawda, autopsie d'un crime d'Etat" s'ouvre sur les mots que la maman de Mawda a prononcés au procès à Mons, le 24 novembre 2020, dessinés dans leur contexte historique. "Cela fait précisément 2 ans, 6 mois, 8 jours et 8 heures que c'est arrivé (...)". On voit la nuit, les arbres de l'aire autoroutière, les policiers, l'ambulance, le drame, un premier article de presse. L'album se terminera sur les mots d'amour de Mawda aux siens lors de la traque qui lui sera fatale.Les mots de la maman de Mawda.
(c) La Boîte à Bulles.
En chapitres successifs, Manu Scordia compose le parcours de ce jeune couple originaire du Kurdistan irakien. D'abord leur histoire, mariage refusé, fuite du pays, naissance de leurs deux enfants, parcours migratoire entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne, rêves et déceptions, arrivée à Grande-Synthe (France) en mars 2018. Ensuite, leur séjour dans le camp soutenu par le Refugee Women's Centre britannique et les tentatives de passer en Angleterre dont celle de la nuit fatidique. Passée une page noire, le drame surgit en une seule grande illustration présentant Mawda: "Il y avait une fontaine de sang". Ses parents expliquent les heures terribles, horribles, du drame. En face, d'autres articles de presse relatant des informations non vérifiées. En contrepoint, les réactions au gymnase de Grande-Synthe.
Manu Scordia entremêle les voix et les moments.
(c) La Boîte à Bulles.
L'auteur a rencontré le journaliste Michel Bouffioux.
(c) La Boîte à Bulles.
Affirmations policières. (c) La Boîte à Bulles.
Les chapitres suivants dépeignent le procès fin novembre 2020, en temps de masques à cause du Covid, si douloureux par la répétition des mensonges policiers, les manquements et les ratés de l'enquête, les contacts avec le comité P et cette satisfaction d'une "opération bien menée", la plaidoirie de l'avocat du policier tireur, etc., etc. Par son récit graphique très dense et fort bien construit, porté par un efficace dessin réaliste et complété de notes informatives en finale, Manu Scordia démontre magistralement combien l'affaire Mawda est accablante pour l'État belge. On est soufflé de ce qu'on y découvre, petite pointe d'un iceberg nommé racisme.
Mawda, par Manu Scordia. (c) La Boîte à Bulles.
Criminaliser les migrants
Philosophe issue de l'immigration (le livre est, entre autres, dédié à ses grands-parents, dont les uns s'exilèrent de Grèce pour fuir la misère et les autres durent fuir l'Ukraine et la Géorgie suite à la Révolution bolchévique), Sophie Klimis dit avoir été sensibilisée à la cause des migrants en 2009, lorsque Saint-Louis, l'université bruxelloise où elle travaille, a été occupée durant neuf mois par une soixantaine de personnes "sans-papiers" qui feront finalement une grève de la faim au finish pour exiger des critères clairs de régularisation. Lors de cette "vie commune", elle a écouté les histoires de vie des personnes. Elle a notamment été marquée par la rencontre d'un jeune homme arrivé en Belgique après avoir fait des milliers de kilomètres accroché sous un camion. Elle dénonce l'hypocrisie entourant les "sans-papiers" car elle sait évidemment que le secteur du bâtiment par exemple les utilise à vingt euros la journée de dix heures, sans aucune protection sociale ou même physique. Celle dont le domaine de recherche est l'antiquité grecque en a perçu des échos dans ce qu'on a appelé l'affaire Mawda, notamment dans la dimension émotionnelle de la politique. Elle analyse: "Dans l'"Antigone" de Sophocle, c'est un élan, une pulsion ("orgè"), qui est représentée comme étant à la racine de la loi. On peut penser à l'indignation qui peut mener des citoyens à contester une loi jusqu'à la faire abroger, s'ils la trouvent injuste. Or, face à l'affaire Mawda a d'abord surgi une émotivité inverse, inversement proportionnelle au drame: les parents de Mawda ont été rendus responsables du drame, les victimes transformées en bourreaux! Le sens commun est malade aujourd'hui. On préfère de fausses vérités en ignorant tout des contextes." Pour Sophie Klimis, ce livre de réflexion se veut une prise de température de l'opinion publique. "J'ai voulu retrouver le pouvoir de captation des mots. Montrer la dissociation entre le dire et le faire. On dit pourchasser les passeurs mais on ne fait rien contre les véritables réseaux mafieux et on criminalise toutes les personnes migrantes. Quid aussi des réfugiés climatiques, des réfugiés pour échapper à un crime d'honneur, des réfugiés économiques? Les gens viennent ici pour survivre. Ce qu'on leur fait subir sans discernement est très inquiétant." Dès la page "Avertissement", l'auteure pose les questions nécessaires. Pourquoi la solidarité européenne unanime envers les réfugiés ukrainiens et l'octroi de l'asile immédiat et pas pour ceux qui viennent par exemple de Syrie et sont qualifiés de migrants avec en corollaire l'épineux parcours administratif organisé par la Belgique? Ou désorganisé: 27 842 dossiers (33 913 personnes) en attente au CGRA en mars 2024, dont un arriéré de 21 342 dossiers.
Des
questions qui dérangent, la chercheuse va en poser tout au long des pages,
confrontant les couvertures médiatiques et les réactions du public lors de
divers événements. Oui à l'incendie de Notre-Dame, très peu à la mort de
Mawda, banalisée par la suspicion qui lui a été tout de suite accolée. Un
sujet auquel elle s'est intéressée dès la parution du deuxième article du "Soir", avançant l'hypothèse de l'enfant-bouclier. Hypothèse aussitôt reprise
par Bart De Wever (président de la N-VA et bourgmestre d'Anvers) qui brandit
la faute des parents, comme, à son grand effroi, de nombreuses personnes sur
les réseaux sociaux. "Cette affaire n'a pas eu l'ampleur qu'elle aurait dû
avoir. Comment le sort d'une petite fille n'émeut-il pas plus? Pourquoi cette
apathie?"
Dans "Mawda v. Medusa", elle interroge cette
indifférence générale. Certes, elle fait un pas de côté par rapport à ses "antiquités" mais pas tant que ça. La Grèce ancienne apparaît régulièrement en
éclairage de notre présent. Dans un langage clair et accessible, en posant les
faits et en détaillant le plan Medusa, l'auteure questionne la démocratie
directe. Elle interroge la place de la justice en Belgique. Rappelant qu'une
loi de 2014 rend le judiciaire dépendant de l'exécutif, elle se demande ce
qu'il en est de l'État de droit et de la séparation des pouvoirs. "Le rôle du
philosophe est d'accompagner la réalité sociale en l'élucidant, de l'analyser
pour la rendre compréhensible."
Elle n'est pas la première. Elle
souligne que, dans "La République", Platon considérait de manière critique la
construction de la situation démocratique athénienne de son temps à plusieurs
niveaux. Aristote le Métèque faisait des enquêtes sur toutes les constitutions
des cités de son temps afin d'élaborer des questions politiques réfléchies.
Marx s'est aussi basé sur des enquêtes pour écrire "Le capital".
Pour
Sophie Klimis, la philosophie politique, de nos jours, est souvent prise entre
deux écueils : soit c'est une sorte de métaphysique cachée, soit elle se
dissout dans les sciences sociales comme la sociologie. L'auteure revendique
quant à elle une philosophie politique qui parviendrait à cerner la forme
générale d'un événement en se basant sur l'étude de ses détails. D'où
l'importance de la mise en œuvre de la méthode qu'elle qualifie de "philologie politique". C'est ainsi qu'elle analyse les traits généraux
du cas Mawda, dans le sillage croisé des travaux de Hannah Arendt et de
Cornelius Castoriadis, pour rendre pensable l'impensable.
Extrêmement
riche car il scrute de près tous les mots en lien avec l'affaire Mawda,
l'essai applique superbement son sous-titre. Il donne un visage à la
criminalisation des migrants en Europe. Il nous l'explique noir sur blanc. Il
ne s'agit plus de déclarations sur des "migrants"», des "transmigrants",
des "trafiquants", mais d'une famille prise dans les rets d'une politique
appliquée sans discernement, par racisme et soin électoraliste. Sophie Klimis
fait ainsi remarquer qu'on contourne la question des véritables
responsabilités politiques, lorsqu'on parle du destin tragique, ou horrible,
de Mawda plutôt qu'on ne nomme l'homicide de la petite.
Le premier
chapitre, "Dire l'affaire Mawda", analyse scrupuleusement les discours de la
presse, "Le Soir" et la RTBF principalement, "La Meuse" et "Le Peuple"
accessoirement, et les confronte à la contre-enquête de Michel Bouffioux qui,
soit dit en passant, n'a été mise en cause par personne. C'est éclairant et
sidérant. Viennent ensuite l'analyse des paroles des magistrats, leurs
contradictions, leurs oublis, leurs failles, souvent mises en lumière par
l'avocate Selma Benkhelifa, défendant la famille de Mawda. Si on n'était pas
dans une affaire réelle, on s'amuserait du rapport du comité P de la police
consacré à cet "incident de tir" qui évite durant cinquante-neuf pages les
mots "Mawda", "enfant", "fillette", "mort". Là aussi, Michel Bouffioux
apporte des informations. C'est éclairant et sidérant. Les choses sont
tellement exceptionnelles, au sens négatif du terme, que les onze recteurs des
universités belges, soit tous, ce qui ne s'était jamais produit, feront part
de leurs préoccupations au Premier ministre de l'époque. La réponse ne viendra
pas de Charles Michel (MR) mais de Theo Francken (N-VA), alors secrétaire
d'État à l'asile et à la migration. Et l'auteure de rappeler que la matière
étant fédérale, la politique mise en place lie tout le gouvernement. C'est
éclairant et sidérant. D'autres mots viendront encore de l'université comme la
fiction de Vincent Engel évoquée plus haut (lire ici).
L'autre
important chapitre, "Instruire le cas Mawda", examine le procès à Mons, les
23 et 24 novembre 2020 ainsi que son verdict, prononcé le 12 février 2021,
dont le simple énoncé suscite déjà des questions. Vraiment, un "homicide
involontaire"? C'est éclairant et sidérant. Dans ce second chapitre qui est
une montée en généralité où elle passe de"l'affaire" au "cas", Sophie
Klimis pointe combien le cas Mawda a aussi été instruit dans la société. Les
débats de la Zin TV, les démarches artistiques, les collectifs citoyens "Justice et vérité pour Mawda" ainsi que "#Justice4Mawda", autant de voix qui se
sont fait entendre, constituant "l'élan-Mawda".
Après avoir donné
son journal détaillant le procès avec la même rigueur, l'auteure entreprend en
tant que philosophe de déconstruire "l'effet-Medusa". Soit, ce que les mises
en scènes et les discours officiels ont habilement masqué, travaillé à rendre
"impensable", des périls pour la démocratie dont le citoyen ne se rend guère
compte. Comment l'espace public a été transformé par le tir policier en zone
de non-droit, comment les instances politiques belges ont pu établir les plans
Medusa, comment les mythologies grecque et romaine ont été réappropriées pour
nommer des opérations de traque aux migrants, en Belgique mais aussi par
Frontex, aux frontières de l'Europe. C'est éclairant et sidérant. "Mawda v.
Medusa" présente encore la menace pour notre humanité que représente
l'anesthésie de l'empathie et de l'esprit critique, à l'opposé de l'élan vital
que sont l'indignation et la colère. L'antique "orgè" qui a pris place lors de
la marche blanche lors des funérailles de la petite Kurde. Pour peu qu'on
veuille s'y intéresser, et c'est essentiel, le cas-Mawda est le miroir de ce
que la Belgique est devenue.