Alors que l’on commémore cette année les 30 ans du génocide au Rwanda, le dessinateur Sylvain Savoia et la scénariste Marzena Sowa publient une version BD sensible et poignante de « Petit pays », le roman de Gaël Faye, qui a rencontré un immense succès public et critique depuis sa sortie en 2016. C’est Gaël Faye lui-même qui a choisi Sylvain Savoia et Marzena Sowa pour cette adaptation. Pourquoi? Parce que le courant est bien passé entre eux, mais aussi parce que ces deux auteurs avaient déjà montré qu’ils pouvaient raconter le destin d’un enfant confronté à la grande Histoire dans la série « Marzi », qui racontait les jeunes années de Marzena Sowa dans la Pologne communiste. Tous deux nous expliquent comment ils s’y sont pris pour mettre en images le récit très fort de Gaël Faye, qui a pour décor l’enfance du romancier au Burundi, à un moment où les tensions sont de plus en plus fortes entre les Hutu et les Tutsi. Avec comme point culminant le terrible génocide des Tutsi dans le Rwanda voisin, là où habitait alors toute la famille de la maman du petit Gaby, le personnage principal de « Petit pays ».
J’ai l’impression qu’on parle de cette version BD de « Petit pays » depuis un certain temps déjà. Initialement, est-ce que cet album ne devait pas paraître en 2022?
Sylvain Savoia: Oui c’est vrai, il aurait dû sortir plus tôt. Le problème, c’est qu’il y a eu des intérêts contradictoires chez Dupuis, dans la mesure où j’ai signé à quelques semaines d’intervalle l’adaptation du roman de Gaël Faye avec Marzena et la collection « Le fil de l’Histoire, racontée par Ariane et Nino ». Je ne savais pas lequel des deux projets passerait en premier, mais il se trouve que c’est Frédéric Niffle qui s’occupe de la collection « Le fil de l’Histoire ». Du coup, il a énormément poussé pour qu’on avance rapidement là-dessus. Sur le temps où j’ai fait « Petit Pays », un album qui est quand même assez prenant, j’ai donc fait 31 tomes du « Fil de l’Histoire ». Au total, cela représente 1.000 pages de BD, avec des thèmes très différents à chaque fois. Autant dire que c’était un gros travail! C’était un peu schizophrénique pour moi de naviguer entre les deux projets. Sur la fin, on a donc décidé de calmer « Le fil de l’Histoire » et de se concentrer uniquement sur « Petit pays ».
L’objectif, c’était d’être prêt en 2024 pour la commémoration des 30 ans du génocide au Rwanda?
Savoia: Effectivement, quand nous sommes rendus compte qu’on s’approchait des commémorations des 30 ans, on s’est dit qu’il ne fallait pas rater ce créneau. Cela nous a paru totalement logique de le sortir maintenant. Ce qui n’empêche pas que j’ai dû vraiment foncer sur la fin pour pouvoir sortir l’album dans les délais. Mais nous y sommes arrivés, donc c’est parfait.
Le livre de Gaël Faye, vous le connaissiez depuis longtemps?
Marzena Sowa: Non, nous ne l’avions pas lu avant. C’est notre éditeur qui nous l’a mis dans les mains. Ça s’est d’ailleurs passé à Bruxelles, à la Foire du livre.
Pourquoi a-t-il pensé à vous pour ce livre-là?
Sowa: A la base, j’étais venue vers lui avec un projet d’adaptation d’un autre livre qui se déroule en Afrique. C’est l’histoire d’un journaliste polonais qui a traversé l’Afrique à vélo dans les années 30. Lorsque je lui en ai parlé, il m’a répondu qu’il avait peut-être une meilleure idée pour nous. Et sur son bureau, il y avait « Petit pays ». Sylvain et moi l’avons lu, et nous avons littéralement été aspirés par ce roman. Après « Marzi », l’adaptation de « Petit pays » nous est apparue comme une évidence.
Vous voyez donc un lien entre « Marzi » et « Petit pays »?
Savoia: Oui, forcément. Tous deux racontent l’histoire d’un enfant qui se construit, et qui grandit dans un univers un peu chaotique qu’il ne comprend pas forcément. Tous deux partent aussi d’un moment joyeux de l’enfance pour arriver à quelque chose de très dur.
Sowa: Pour nous, le parallèle entre les deux récits était clair. Tant « Marzi » que « Petit pays » parlent d’un enfant qui essaie de se préserver dans un pays où la situation est particulièrement difficile, et qui finit par se faire rattraper par l’Histoire.
Savoia: Ce qui nous intéresse, c’est de raconter comment la grande Histoire percute le quotidien des gens. C’est d’ailleurs ce qui nous a séduit aussi dans « Petit pays » puisque dans ce roman, le génocide n’est finalement que satellitaire. Par contre, le livre raconte comment cet événement rentre dans la vie du personnage à ce moment-là. « Petit pays » ne parle pas vraiment du déroulé du génocide, ni de comment il s’est articulé politiquement. C’est avant tout un récit humaniste sur comment des enfants arrivent à trouver leur identité et à se construire.
Comment les choses se sont-elles passées une fois que votre éditeur José-Louis Bocquet vous a donné le livre? Vous avez tout de suite imaginé que ça pourrait devenir une BD?
Sowa: Non, pas tout de suite, parce qu’au début, on se fait tellement happer par la lecture qu’on plonge totalement dans l’histoire. Ce n’est qu’à la deuxième ou troisième lecture que j’ai compris qu’on pouvait en faire quelque chose de vraiment bien en bande dessinée. Mais bien sûr, il fallait d’abord rencontrer Gaël Faye, afin de nous assurer si de son côté aussi c’était possible, et s’il pouvait nous imaginer comme adaptateurs de son roman.
Est-ce que c’est vrai qu’il y avait plusieurs candidats?
Savoia: Oui, il paraît qu’il y avait deux ou trois équipes sur le projet. J’avoue que je ne sais pas qui étaient les autres, mais j’aimerais bien le découvrir un jour.
Mais donc, c’est Gaël Faye lui-même qui a choisi votre projet?
Savoia: C’est Gaël qui nous a choisis, mais on ne le savait pas. Une fois qu’on l’a su, c’était évidemment doublement motivant et réconfortant pour nous de savoir qu’on avait été en quelque sorte adoubés par Gaël pour notre projet. Et quand on l’a rencontré, ça s’est hyper bien passé.
Sowa: Je n’imaginais pas faire le livre sans son regard. C’est son œuvre et je sais tout l’impact que cela peut avoir de voir son livre adapté. C’est un récit tellement fort et tellement humaniste que c’était impossible pour moi de le faire sans lui.
Il est beaucoup intervenu? C’est quelqu’un qui lit beaucoup de bandes dessinées?
Savoia: Oui, il en lit, mais pas forcément beaucoup. Gaël a de bonnes connaissances en bande dessinée, mais c’est un lecteur plutôt classique. Il a grandi avec l’école de Marcinelle, les albums de Boule et Bill, Spirou, tous ces albums qui m’ont moi aussi marqué lorsque j’étais enfant. J’ai d’ailleurs inséré un petit clin d’œil à Gaston dans « Petit pays », en dessinant la couverture d’un album de Franquin dans une des cases. Je ne crois pas avoir trahi Gaël en mettant ça. Cela lui faisait d’ailleurs plaisir de savoir que c’était Dupuis qui allait publier cet album.
Est-ce que Gaël Faye est intervenu sur le scénario de la BD?
Sowa: Je lui ai envoyé les différentes versions pour avoir son aval. Bien sûr, il m’a donné son avis, mais il n’a pas participé à la réécriture du tout.
Savoia: De manière générale, il nous a laissé beaucoup de liberté. Par moments, il nous a simplement recadré sur certains éléments qu’il estimait un peu trop décalés par rapport à sa culture ou au regard rwandais. Parfois, il voulait aussi qu’on reste davantage sur certains mots qu’il avait choisis dans le texte. Mais quand il nous faisait des remarques, c’était toujours de manière bienveillante et attentive.
A-t-il donné son avis sur l’aspect graphique du livre?
Savoia: Oui, beaucoup. Dès le début, il est venu à la maison, ce qui était très chouette. Il a regardé mes premiers dessins avec beaucoup de curiosité et d’émotion. Ça lui a fait vraiment très drôle de voir des images posées sur ses mots. Encore tout récemment, à la sortie de l’album, il m’a écrit un mail en me disant que c’était très émouvant pour lui parce que la bande dessinée convoquait des images intimes dont il ne m’avait pas forcément parlé et qu’il retrouvait dans les planches de la BD.
Dans votre livre, il y a notamment cette fameuse impasse, où Gaby et ses copains passent beaucoup de temps. Vous avez été sur place?
Savoia: Non, pas du tout. Malheureusement, c’était très compliqué d’aller au Burundi, parce que ce n’est pas un pays facile d’accès. Du coup, nous nous sommes basés sur les photos de famille de Gaël. Il nous a envoyé tout ce qu’il avait, tout ce qu’il a retrouvé. On voit essentiellement des personnes sur ses photos de famille, mais on peut également y voir le décor de son enfance, en particulier sa maison. C’est donc vraiment cette maison-là que l’on peut voir dans la bande dessinée. Lui, ça l’a beaucoup amusé et ému en même temps de revoir les lieux, et aussi de se voir enfant.
Sowa: Et cette fameuse impasse que vous évoquez, elle existe vraiment aussi. On peut la voir dans un documentaire qui a été réalisé par Arte.
Cela dit, il est quand même important de préciser que même si on y retrouve beaucoup d’éléments réellement vécus par Gaël Faye, « Petit pays » n’est pas un récit 100% autobiographique…
Sowa: Effectivement, vous avez raison de le rappeler. Cela m’a d’ailleurs aidée dans l’adaptation parce que je savais que je pouvais me permettre davantage de choses et que je pouvais vraiment retravailler la structure du roman. S’il y a trop de personnages secondaires ou trop d’aller-retours sur des lieux et des moments, on risque très vite de perdre le lecteur. On avait besoin à la fois de resserrer le récit, de réécrire des parties, de fusionner des personnages, mais aussi d’amener des liaisons entre les scènes. En gros, il fallait faire une sorte de colonne vertébrale du projet. Ce travail n’était pas facile à effectuer parce que le livre est magnifiquement écrit et c’était donc compliqué de juger que tel ou tel chapitre était inutile dans notre version BD.
Savoia: J’avoue que c’était drôle pour moi de voir Marzena travailler. Comme elle a complètement déstructuré le roman pour le recomposer, elle avait collé des post-it partout sur le mur. C’était gigantesque, on aurait dit une enquête du FBI!
C’est ça le secret pour adapter un roman en bande dessinée ? Il faut le déstructurer?
Sowa: En tout cas, c’est comme ça que j’ai travaillé. Je ne sais pas si c’est la meilleure méthode. Je n’en ai aucune idée. Mais je me suis tellement laissée embarquer par l’écriture de Gaël que c’était presque comme un jeu pour moi de voir ce qu’il y avait moyen de faire différemment, tout en veillant à ce que soit toujours aussi bien. C’était un grand défi.
Savoia: Pour que notre adaptation soit réussie, je pense qu’il fallait prendre un peu de recul par rapport au roman, tout en conservant cette espèce de puissance qu’on ressent en lisant le texte de Gaël. Nous ne voulions pas trahir cette émotion qu’on peut avoir à la lecture du roman.
Ce qui m’a frappé dans votre BD, c’est qu’elle contient bien sûr des scènes qui sont très dures, mais en même temps il y a beaucoup de lumière.
Savoia: Oui, c’est ce qui nous plaisait. C’est vrai que c’est lumineux, avec un personnage principal qui est très positif. Même s’il y a des moments très durs, il y a quand même une espèce de joie entre les gamins. Bien sûr, on sent que la lumière s’assombrit au fur et à mesure du roman et de notre BD, mais malgré tout il y a toujours cette vitalité et cette possibilité d’un avenir meilleur pour les enfants.
Il y a eu aussi une adaptation de « Petit pays » au cinéma. Est-ce que vous avez vu le film? Ou alors est-ce que vous préfériez ne pas le voir, histoire de ne pas vous laisser influencer?
Sowa: J’ai vu le film pour la première fois il y a seulement quelques semaines. Au moment de sa sortie au cinéma, c’était très difficile de le voir parce que c’était à l’époque du Covid et du confinement. Mais de toute façon, je me suis dit que c’était mieux de ne pas le regarder avant d’avoir fini le scénario. Maintenant que je l’ai vu, je pense que ça n’aurait rien changé à mon travail. Personnellement, je trouve que la version BD et la version cinéma sont vraiment différentes.
Savoia: De mon côté, j’étais allé à l’avant-première du film avec Gaël, qui m’avait invité. Avant de voir le film, j’étais hyper stressé parce que je m’étais dit que le film allait contenir tout ce qu’on avait envie de mettre dans notre BD et que ça allait forcément donner encore mieux sur grand écran que sur papier. J’ai trouvé que le film était une réussite, mais en même temps, je suis ressorti de la salle complètement soulagé parce que je savais qu’on était en train de faire quelque chose de différent.
Sowa: Bien sûr, il y a certains points communs entre le film et la BD. Quand le film commence et que les parents de Gaby se disputent chez leur ami Jacques, on entend exactement les mêmes mots que ceux que l’on retrouve dans la bande dessinée. C’est assez particulier. Mais par contre, je pense qu’on avait plus de liberté dans la BD parce qu’on a pu dessiner les vrais décors, alors que le film n’a pas pu se tourner au Burundi mais au Rwanda. C’était trop compliqué pour eux d’aller sur place.
Savoia: La bande dessinée permet beaucoup plus de liberté que le cinéma parce qu’on est seul aux commandes et qu’on n’a pas besoin d’une grosse équipe ou d’un budget important. Quand on est auteur de BD, on peut se permettre de jouer tous les rôles. On est à la fois metteur en scène, directeur de casting, acteur, chef éclairagiste…
Sowa: Par contre, dans le film, il y a de la musique et du son. Ce qui représente un réel avantage pour les scènes les plus fortes, comme celle où un homme se fait lyncher par la foule. Celle-là, je me suis arrachée les cheveux pour l’écrire comme il faut.
Justement, par rapport à ces scènes vraiment dures, quel a été votre parti pris d’un point de vue graphique? On sent qu’il y a une certaine pudeur dans votre BD.
Savoia: Tout à fait, vous avez raison. J’ai essayé de ne pas en faire trop, de ne pas appuyer là où ce n’était pas nécessaire. Je n’avais pas envie d’ajouter des effets spéciaux, ou d’utiliser des cadrages trop particuliers. Je pense que la sobriété donne un côté encore plus fort au récit parce que cela amène une espèce de froideur qu’on se prend en pleine tête, notamment quand la maman de Gaby raconte ce qu’elle a vu au Rwanda. Il n’y a pas d’effet incroyable, c’est juste un moment suspendu. J’avais envie que les scènes que l’on retrouve dans la bande dessinée soient marquantes sans être surjouées. Les mots de Gaël sont tellement forts qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Ils permettent de ressentir une émotion très puissante par rapport au génocide, sans besoin d’en rajouter.
Le roman « Petit pays » est à la fois un best-seller et un livre qui a remporté de nombreuses récompenses. Est-ce que ça vous a mis une pression supplémentaire?
Sowa: Au début, pas du tout. Mais plus tard, quand j’ai commencé à barrer des morceaux de texte en me demandant quel chapitre ou quel personnage j’allais éliminer, j’ai commencé à me poser davantage de questions. Je me suis rendue compte que je m’attaquais à quelque chose qui avait été tellement acclamé et ça m’a fait un peu peur. Heureusement, j’ai réussi à dépasser ce sentiment à un moment donné. Le fait de travailler avec Gaël m’a aussi aidée à me sentir tout à fait légitime dans ce que je faisais. Au début, je me disais que je n’étais pas à ma place parce que je pensais que je ne correspondais pas suffisamment au personnage du livre, qui est un petit garçon africain. Mais par après, je me suis rendue compte que « Petit pays » est un livre tellement humaniste qu’il peut réellement parler à tout le monde. Peu importe son origine, sa religion ou sa culture, c’est une histoire qui touche à l’universel.
Savoia: Quand on a commencé, je me suis mis une pression énorme par rapport à Gaël. Je ne savais pas comment trouver le ton juste pour mettre en images son texte. J’ai donc essayé plein de choses. Mais à partir du moment où Gaël a vu les premières planches et qu’il a été immédiatement emballé et ému, ça m’a vraiment soulagé. Par contre, j’ai ressenti une deuxième pression énorme, pas forcément sur la notoriété du roman, mais sur le fait historique. Je me suis rendu compte que des Rwandais et des Burundais allaient lire la BD et j’ai eu peur de trahir leurs sentiments. Un dessin peut trahir un texte. Le fait de pouvoir échanger régulièrement avec Gaël a permis de me rassurer par rapport à cette peur.
Maintenant, j’imagine que Gaël Faye a vu le résultat final. Qu’a-t-il pensé de votre bande dessinée?
Savoia: Heureusement pour nous, il est très content. Je crois qu’il n’imaginait pas du tout que ses écrits puissent un jour se transformer en une bande dessinée. C’est quelque chose qui l’emballe complètement. Comme je l’ai déjà dit, il m’a écrit qu’il avait retrouvé des moments très intimes dans la BD, notamment celui où il est couché avec son père et sa petite sœur sur des matelas dans le couloir, avec une lumière particulière. Il m’a dit que c’était vraiment comme si j’avais été dans sa tête parce que c’est exactement comme ça qu’il se remémore ce moment-là.