En lice pour le Prix Jan Michalski 2024
Finaliste du Prix Orange du livre 2024
En deux mots
En faisant son jogging dans les rues de Paris, la narratrice découvre un petit tas d’ordures qu’elle va recueillir chez elle. Des déchets qu’elle analyse en détail, car ils disent beaucoup de notre société.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Adopte un tas d’ordures
Dans cet étonnant roman, la narratrice croise un tas d’ordures en faisant son jogging à Paris et va soigneusement le transporter chez elle. Gaëlle Obiégly a trouvé un biais original pour analyser notre société désormais condamnée au recyclage.
En 1957 paraissait Mythologies, un essai dans lequel Roland Barthes analysait la société au travers d’une série d’objets érigés au rang de mythe. On pouvait y lire que « Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société. » Plus d’un demi-siècle après, Gaëlle Obiégly reprend le flambeau et réactualise le propos.
En faisant son jogging, elle tombe sur un monticule d’ordures devant le 174, rue de Charonne, à Paris et décide de l’adopter. Ce faisant, elle donne d’emblée la dimension du changement de paradigme. À l’époque de Barthes, il s’agissait de consommer alors qu’aujourd’hui il faut recycler. C’est pour la narratrice une sorte de nouvelle religion.
Sans doute par atavisme, elle va transporter le tas d’ordures chez elle et commencer le tri. « Ce fut le métier de mon ancêtre, venu de Pologne, quand il vint s’exiler en France. Il récupérait toutes sortes d’objets, un peu de papier et surtout de la ferraille. J’ai dit métier parce qu’il a dû gagner un peu d’argent grâce à ça lorsqu’il était totalement démuni mais c’était surtout une passion, puisque n’étant plus dans le besoin il continuait à ramasser et à trafiquer ce qu’il trouvait çà et là. »
Déjà à l’époque le contenu des poubelles avait de la valeur. L’ancêtre en était même venu à établir une sociologie des ordures, trouvant dans les beaux quartiers d’autres objets que dans les quartiers populaires. Suivant son exemple, elle s’efforcer « de voir de l’or dans la boue ». Parmi ses premières découvertes, un livre d’Etty Hillesum intitulé Une vie bouleversée avec, sur la première page, cette citation du donateur : « dans les difficultés apparentes les plus noires, la vie est magnifique de beauté et de joie ». Une découverte motivante qui va en appeler d’autres. Courriers et carnets, livres et dessins recèlent des trésors que l’imagination de la narratrice va magnifier en inventant les vies de ceux qui ont laissé ces traces.
À l’instar d’un Molina, éboueur New-Yorkais qui a commencé par collectionner des objets glanés sur sa tournée et qui a fini par ouvrir un musée rassemblant ses découvertes, elle va trier, valoriser et présenter sa collection. Au sommet de sa pyramide, un ticket de PMU qui pourrait lui rapporter une fortune.
Mais je laisse le suspense entier, préférant souligner l’humour déployé pour égayer cette réflexion philosophique sur la valeur des choses – y compris la valeur sentimentale – et la difficulté de trier. Car elle doit quitter son appartement et choisir à son tour ce qu’il faut garder, ce qu’il faut donner.
À l’image d’un Andy Warhol, très intéressé par les déchets, la narratrice va réussir à nous captiver avec Les choses, comme le disait Georges Perec, et à la valeur que nous leur donnons. Ou pas.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.
Sans valeur
Gaëlle Obiégly
Éditions Bayard
Roman
137 p., 14 €
EAN 9782227501546
Paru le 10/01/2024
Où ?
Le roman est situé à Paris.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Il est arrivé, à l’automne 2022, qu’un petit tas d’ordures suscite mon attention au point que je m’agenouille sur le trottoir pour les considérer. En vue d’un déménagement dont l’échéance approchait, l’essentiel de mon temps était alors occupé au tri et à l’empaquetage de mes affaires. Triant laborieusement, j’ai passé plusieurs mois à discriminer ce qui a de la valeur et ce qui ne vaut rien. D’un côté ce qui est destiné au paradis des archives ; de l’autre ce qui est voué à disparaître dans le néant des ordures ».
Qu’est-ce qui compte ? Comment déterminer la valeur d’une chose ? En s’appropriant les affaires d’une inconnue, en les mettant en miroir à sa propre vie, la narratrice nous plonge dans une suite de réflexions et de pensées tour à tour drôles, étranges, poignantes, vertigineuses. C’est finalement l’essence même de notre condition humaine, vouée à la disparition, qui est interrogée dans ce texte sans équivalent et d’une incroyable puissance.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Le Book Club)
En Attendant Nadeau (Tiphaine Samoyault)
France Culture (Affaires culturelles)
Le Matricule des Anges (Flora Moricet)
Collatéral (Clément Beaulant)
Blog de Fabien Ribery
Blog Rainfolk
Gaëlle Obiégly présente son roman «Sans valeur» © Production Librairie Mollat
Gaëlle Obiégly présente son roman « Sans valeur » © Production Maison de la Poésie – Scène littéraire
Les premières pages du livre
« Un matin, il devait être 11 heures, je suis sortie non lavée, les cheveux emmêlés sous une casquette, vêtue d’un caleçon long et d’un débardeur. Il faisait frais. L’été avait disparu : les arbres n’avaient plus de feuilles ; les façades étaient au premier plan. Je ne me souviens pas s’il faisait soleil ce jour-là ; je portais des lunettes noires et une casquette à longue visière pour me cacher. Car j’aurais pu croiser deux ou trois connaissances dans ce quartier où j’habitais depuis quatorze ans. Au bout de la rue Robert-et-Sonia-Delaunay, j’ai pris à droite. Avant de commencer mon jogging, j’ai resserré mes lacets. À part mon téléphone, je ne transportais rien. Il faut le préciser parce qu’il est rare que je me déleste de mon fardeau. Depuis ma naissance, je porte un sac sur mon dos. Ce fut d’abord un cartable dans lequel je rangeais un léger bazar d’objets sacrés, bonbons, plumes, osselets et cailloux glanés, qui n’avait de valeur que pour moi seule. Puis j’eus un gros cartable rempli de manuels scolaires, cahiers, classeurs, gourde en métal, affaires de sport, clé de la maison, goûter – mon barda. Ensuite, vers seize ans, un panier, c’était pour le look – pas pratique. À la fin des années 1990, un sac musette comme les soldats, les amateurs de pêche à la ligne et les ouvriers mais ce poids mal réparti me causait des douleurs. Je le portais en travers afin d’avoir les bras libres. Le besoin d’avoir les bras libres est impérieux, il découle d’une année de grande pénibilité passée à tenir un panier mexicain contre moi ; une année où mes bras ont servi exclusivement à soutenir le poids du savoir puisque dans mon panier je mettais les livres pour les cours et les cahiers de chaque matière. Tout était chiffonné là-dedans et tordu, comme dans une corbeille à papiers. Pour continuer avec le sac musette, il aurait fallu alterner les façons de le porter. Un jour à gauche, un jour à droite. Mais l’avoir sur le flanc gauche m’était aussi déplaisant que d’écrire au verso d’une feuille de cahier, ce que je suis bien obligée de faire pour économiser le papier. Ce souci du papier a changé de nature. Dans ma jeunesse je faisais attention par manque d’argent et désormais parce que je pense aux arbres abattus ; abattus notamment à cause de ma graphomanie. J’écris avec un sentiment de culpabilité et je publie avec honte à cause de ce que je fais subir à notre planète surexploitée. Donc, parfois, plutôt qu’écrire, afin de préserver les forêts, je fais du sport. Il n’y a qu’à la piscine ou quand je pars courir que je suis sans bagage. J’ai alors mes clés suspendues à un lacet noué autour du cou, mon téléphone dans une poche et ma carte visa là où je peux la glisser.
Pour faire diversion à un besoin compulsif d’écrire, besoin auquel dorénavant j’essaie de surseoir afin de ne pas me rendre complice de la déforestation, j’avais enfilé mes chaussures de running. Un vieux modèle vendu au rabais dans un entrepôt de déstockage. Je n’achète que des vêtements de seconde main ou bien je mets des choses qu’on me donne. Selon la même évolution qu’avec le papier puisque, dans ma jeunesse, j’achetais mes vêtements aux Puces par manque d’argent, par dandysme aussi, et désormais par responsabilité écologique. Ce matin-là, ayant pris à droite, je marchais tranquillement vers le boulevard de Charonne où commencerait, sur le terre-plein, le jogging en direction du cimetière du Père-Lachaise, quand j’avise sur le trottoir un petit tas d’ordures. Il était abrité sous les arcades d’un immeuble de bureaux occupés par la société Klesia dont les secteurs d’activité sont la couverture santé, la prévoyance et la retraite. Le site du 174, rue de Charonne à Paris XIe est dédié à la retraite d’après ce qui est dit sur leur site Internet. On peut y voir quelques photos de l’emplacement mentionné plus haut, l’emplacement du petit tas d’ordures qui, depuis son apparition le 18 novembre 2022, concentre toute mon attention. Bien sûr, les photos choisies pour le site Internet de Klesia sont avantageuses – si l’on veut. En réalité, le bâtiment est moche. Mais il semble solide. D’après les photos affichées par Google Maps, sous les arcades du 174, rue de Charonne, on ne voit aucun détritus, aucune personne couchée sur un carton, y grelottant. Le spectacle de la rue et de ses enseignes est sur Internet débarrassé de tout déchet, sans doute au moyen d’un logiciel de retouche. Outil qui nous dispense du réel fumant qui gît sur les trottoirs du grand Paris.
Au retour de mon activité sportive qui a consisté en un jogging de trente minutes assorti d’étirements, je suis passée de nouveau près du petit tas d’ordures. Il était intact. Je me suis arrêtée pour le considérer. Il y avait des gens qui attendaient le bus. Ils m’ont regardée avec dégoût plonger mes mains dans ce tas immonde. J’étais agenouillée à ses côtés. Quand j’ai rencontré le petit tas d’ordures, j’étais au bord des larmes, en réalité. Pour un peu, je me serais assise et j’aurais pleuré.
Même si j’ai fait preuve de retenue, je suis restée à genoux auprès de ces débris. Pas très longtemps en définitive. Parce que très vite j’ai pris la décision de recueillir ce petit tas d’ordures, de lui faire une place dans ma maison. Mais ce serait compliqué. Chiffonnier amateur, je n’avais ni hotte pour recueillir mon butin, ni crochet pour fouiller l’amas, ni poussette pour transporter ma récolte. J’ai trouvé une alternative à l’équipement recommandé. Pourquoi ne me suis-je pas contentée du ticket de PMU frémissant sur l’épaule du petit tas d’ordures ? Le résultat tomberait le 25 novembre. La roue de la Fortune était-elle bien disposée à mon égard ? Bien que n’ayant jamais rien gagné à la loterie, je m’estime chanceuse. Le petit tas d’ordures serait peut-être une solution au problème de logement qui me minait et son corolaire, celui de mes archives qui me minait autant.
À l’époque, je vivais au 7, rue Robert-et-Sonia-Delaunay dans un immeuble qui avait autrefois été une fabrique de luminaires. Il témoignait du passé industriel de Paris au XIXe siècle dont il était une archive, comme il était une archive du Paris des années 1980. Au début des années Mitterrand, l’usine avait fermé car le patron, âgé, n’avait pas trouvé de repreneur pour son entreprise et ses filles avaient d’autres plans de vie. Elles deviendraient rentières grâce à la besogne du père et de ses ouvriers. Il fréquentait les bistrots du quartier, y côtoyait la bohème et fit affaire avec quelques artistes désargentés très différents de ses trois pimbêches de filles. En échange d’un loyer modéré, il leur permit d’occuper l’usine. Ils se l’approprièrent. Pour cela, ils mirent leur énergie au service de la rénovation des bâtiments. Ils les ont totalement réhabilités, en fait. Le lieu qui leur a été confié était constitué de grands plateaux où se juxtaposaient les établis et les machines pour la production des luminaires. J’ai pu voir des photos anciennes, en noir et blanc, de la première époque de cet immeuble. Marina, une de ceux et celles qui le transformèrent, me les a montrées puis confiées pour qu’elles soient transmises à la Ville de Paris. Acceptant cette mission, je les ai apportées à la mairie du XIe arrondissement. J’ai vu aussi d’autres photos anciennes, moins anciennes, en couleurs, datant des années 1980, où l’on voit les pionniers transformer l’usine de luminaires en logements et ateliers. La plupart étaient des artistes, il y avait aussi des artisans, notamment une tisserande, et une compagnie de théâtre. Les bâtiments à l’origine dédiés au travail des ouvriers et des ouvrières étaient dépourvus de sanitaires. Seuls les bureaux de l’administration et celui du patron offraient un certain confort. Il faut bien le dire. Cela se voit sur les photos et on me l’a confirmé. Un seul minuscule W-C dans la coursive ; je ne sais pas comment ils faisaient leurs besoins. Surtout pour les ouvrières, ça devait être gênant. Ces informations d’arrière-plan m’intéressent. Étudiante en archéologie, j’appréciais le sérieux des professeurs qui ne négligeaient pas de mentionner les latrines et de leur consacrer un commentaire lors de nos examens de l’architecture domestique en Grèce antique. Ce sont des préoccupations qui disparaissent des cours d’histoire de l’art, qui sont donc un peu plus ennuyeux que l’archéologie totalement portée sur la matière. Sur les photos archivées par les pionniers ayant transformé l’usine, on voit la construction des intérieurs, leur aménagement, par des hommes torse nu aux cheveux ébouriffés et des femmes en salopette. Grâce à eux, grâce à elles, nous avons bénéficié des sanitaires et d’une maison commode. Avec Pierre, nous avons rejoint cette sorte de communauté en 2008. Nous étions en couple depuis quelques années mais vivions séparément. Dès notre intégration, deux campagnes de travaux ont été menées par le groupe pour rénover les façades et les nombreuses fenêtres. Puis, leur père inhumé, les filles ont mis en vente l’immeuble après avoir tenté de nous en chasser par voie judiciaire. Elles perdirent chaque fois leur procès. L’immeuble vendu à un promoteur, il fallut tout de même partir. Tous les habitants de l’immeuble, dont certains pionniers, devenus archi-vieux, durent se mettre en quête d’une nouvelle habitation et vider les lieux. On nous annonça que cet immeuble serait transformé en hôtel de luxe, conformément à l’évolution de Paris. Il est probable que les images d’archives que j’ai portées à la mairie serviront à décorer la salle de petit-déjeuner du futur palace. Encadrées et transformées en objets de décoration, les vieilles photographies deviennent des archives chosifiées. Celles-ci auraient pu aussi finir à la poubelle sans la méticulosité de Marina et mon dévouement. Le terme pourrait paraître exagéré mais il s’agit bien de ça puisque j’ai sauté un repas et parcouru deux kilomètres sous une pluie battante avec ces vieilles photographies mieux protégées que moi contre la flotte. Au cas où ces vues de l’ancienne usine de Paris, capitale du XIXe siècle, serviraient à décorer le lobby du futur palace, il s’agirait de reproductions, je pense. Les originaux étant sans doute, quant à eux, à l’heure où j’écris ceci, classés dans quelque lieu insituable. À moins que mon dossier de vieilles photos, glissé dans un antique carton à dessins, ait été placé dans le bac à déchets. La dame de la mairie, à la réception, a saisi cette offrande avec dégoût, du moins c’est ce qu’il m’a semblé. En tout cas, elle s’est emparée de la chose avec bien peu de précautions. Heureusement, c’était emballé dans un film transparent. Marina en avait superposé une dizaine de couches. N’ayant jamais reçu le moindre signe du destinataire de ce paquet, je me demande ce qu’il est advenu de cette archive. Peut-être des déchets. Ramassés, alors, par un chiffonnier – espérons-le – qui en aura tiré profit.
Le chiffonnier, qu’on appelle plutôt biffin actuellement, ne se résout à la mort de rien. Il marche, il marche, il marche. Quand il s’arrête, c’est pour fouiller les poubelles et les tas d’ordures. Ce fut le métier de mon ancêtre, venu de Pologne, quand il vint s’exiler en France. Il récupérait toutes sortes d’objets, un peu de papier et surtout de la ferraille. J’ai dit métier parce qu’il a dû gagner un peu d’argent grâce à ça lorsqu’il était totalement démuni mais c’était surtout une passion, puisque n’étant plus dans le besoin il continuait à ramasser et à trafiquer ce qu’il trouvait çà et là. Il avait réussi à monter une affaire. Il avait des employés. Il aurait pu s’offrir des vacances en famille. Ça ne l’intéressait pas, les vacances en famille. Quand il prenait la route, il n’avait d’autre espérance que de trouver un trésor au milieu des débris. À cette fin, il sillonnait la région dans sa camionnette augmentée d’une remorque. Et quand il revenait, il nous donnait parfois des cadeaux provenant des dépotoirs. J’ai gardé longtemps un coffret en métal entièrement rouillé dans lequel je n’ai pas su quoi mettre à part quelques coupures de journaux. Le jaunissement du papier s’est harmonisé avec le brun-roux du coffret. Il a tout de même fini sur le trottoir au numéro 210, rue du Faubourg-Saint-Martin, Paris Xe. Soudain, il m’avait semblé maléfique. Au cours d’une insomnie suivant une dispute avec mon compagnon d’alors, qui m’avait reproché de trop dépenser, le petit coffre m’était apparu comme le fauteur de trouble dans notre relation. C’est pourquoi je l’ai bazardé. Je me demande encore s’il a été récupéré par quelqu’un et quels autres drames il a déclenchés.
Tout comme certains riches ne peuvent s’empêcher de commettre des vols, parfois infimes au regard de leur fortune – un pot de cornichons, par exemple –, mon ancêtre continua à faire les poubelles. Je fais un aparté à propos de la kleptomanie. Elle peut affecter n’importe qui. Seulement, le vol n’est pas sanctionné de la même façon quand il est commis par des riches ou par des pauvres. On est toujours plus sévère avec un pauvre qui vole par nécessité – des denrées, par exemple – qu’avec un riche qui vole des denrées par loisir ou par vice. J’ai constaté cette inégalité de traitement au Monoprix de l’avenue Victor-Hugo à Paris dans le XVIe arrondissement. Comme je suis souvent indécise dans les rayons, il m’arrive de passer pas mal de temps dans ce genre de magasins. Ne sachant quoi acheter, je m’inspire énormément des autres clients. Si quelqu’un me plaît, je prends les mêmes articles. En observant la clientèle, je repère également les voleurs et les voleuses. Et parmi eux, je distingue ceux qui volent compulsivement, ceux qui volent par nécessité, ceux qui volent par esprit d’aventure, ceux qui savent s’y prendre et ceux qui se font gauler tout de suite. Sans en faire une méthode, je dirais que pour voler impunément il faut avoir l’air riche et éduqué. Est-ce qu’on peut appeler cela une passion du vol ? Et s’agissant du besoin de fouiller les ordures, est-ce une passion ? Un hobby ? Je ne pense pas que ce soit ça. J’y vois plutôt une phobie, la peur de la mort. Sous le règne de mon ancêtre le ferrailleur, on ne pouvait rien jeter. Il nous l’interdisait. Il inspectait les poubelles. Tout pouvait servir à nouveau. La mort était sans cesse repoussée. C’est une attitude qui m’est étrangère. Moi, à l’inverse, je jouis quand je me défais. Assister à la disparition d’un savon au fil des jours m’apporte de la satisfaction. Et ça peut même aller plus loin, tout dépend de mon équilibre psychique. »
Extraits
« Le sentiment de proximité m’a amenée à ramasser le petit tas d’ordures. Il y a peut-être une autre raison mais pour le moment, je ne la vois pas. Cher petit tas d’ordures, tu te trouvais sur le goudron de la rue de Charonne, je répète. Mais les vieux amis, les vieux couples, les familles répètent souvent les mêmes choses
pour le plaisir de l’évocation qui fait, croit-on, revenir l’évènement. Juste sa légende, en fait. On t’a laissé là. On t’a abandonné. Quelqu’un t’a jeté. On a voulu te faire disparaître, sans doute. Tu devais être gênant. En te sortant de la vie de quelqu’un on t’a fait entrer dans la mienne. Une masse de documents plus ou moins souillés, moi je transforme ça en archives. Parce que
j’éprouve un sentiment de proximité avec ce petit tas d’ordures, je l’accueille dans ma maison. Une maison que je suis occupée à vider. » p. 58
« Il s’appelle Molina. C’est un New-Yorkais de naissance. Sa carrière d’éboueur a débuté en 1981. Quelques années plus tard, il a commencé à collectionner des photos et des bibelots glanés sur sa tournée. Au départ, il cherchait uniquement de quoi égayer son vestiaire dans le garage des camions-poubelles. Peu à peu, ses
collègues se sont mis à ramasser des trésors jetés, pensant qu’il les aimerait. Ils avaient remarqué son goût. Andy Warhol a dû jeter à la poubelle des choses qui peut-être se trouvent dans la collection de Molina. » p. 78
« Dans Ma philosophie de A à B et vice versa, Andy Warhol dit l’intérêt qu’il a pour les déchets et ce que son cinéma doit aux chutes de pellicule trouvées dans les poubelles de salles de montage. Il adore prendre les trucs laissés pour compte, ce que les autres jugent mauvais. Il en tire des œuvres. C’est comme un travail
de recyclage. Il n’utilise pas le mot « art ». À propos d’un film avec des exploits nautiques et une star, il dit que les rebuts en sont à coup sûr les meilleurs moments.
Avec, sur les bouts de pellicules mis à la poubelle, une fille censée plonger de très haut pour rejoindre un ballet aquatique, mené par Esther Williams. Toutes les autres filles ont plongé sauf cette fille-là. L’actrice anonyme est
effarée. Elle se cramponne à la balustrade. Elle s’avance vers le vide. Elle se rétracte. Elle n’y arrive pas. Elle refuse. Elle disparaît du film. » p. 109
À propos de l’autrice
Gaëlle Obiégly © Photo DR
Née en 1971 dans les plaines de la Beauce, Gaëlle Obiégly a étudié l’histoire de l’art et le russe. Elle vit et travaille à Paris. Elle a publié une dizaine de romans, dont Totalement inconnu (Bourgois, 2022) a connu un grand succès critique. (Source : Éditions Bayard)
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