L’Ami du prince

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
De retour d’exil, Sénèque est engagé comme précepteur du fils d’Agrippine, le prochain empereur qui règnera sous le nom de Nero. Ses enseignements nous pourront toutefois empêcher les intrigues. Pire même, ils vont provoquer sa perte.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La confession du philosophe

Dans ce roman qui nous ramène en 65 après JC, Marianne Jaeglé imagine la confession de Sénèque, qui « avait tout pour réussir et qui a failli. » un roman historique qui se lit comme un thriller, avec intrigues, meurtres et rebondissements à la clé.

Ce roman nous conduit à Rome, en avril 65 après Jésus-Christ, au moment où les soldats se présentent à la villa de Sénèque. Le philosophe comprend alors que sa dernière heure a sonné. Mais le chef de la garde fait preuve de mansuétude et lui octroie quelques heures supplémentaires pour qu’il puisse régler au mieux son départ.
Il met à profit ce répit et s’isole alors dans son bureau pour rédiger une lettre à son ami Lucilius.
« Durant cet ultime après-midi, je veux t’expliquer comment je vois aujourd’hui ce que fut ma vie, quelles erreurs j’ai commises, de quels crimes je me suis rendu coupable, et comment tout cela a pu arriver. »
Il commence par raconter son retour d’exil après huit années passées en Corse et l’audience que lui a accordée Agrippine. « Quand elle m’a demandé de devenir le précepteur de son fils qu’on appelait encore Domitius, à cette époque-là, j’avais conscience des risques impliqués par le fait d’être nommé aussi près du pouvoir. »
Mais bien entendu, il ne pouvait imaginer ce qui allait arriver en s’acquittant au mieux de sa tâche avec un élève très attentif et désireux de profiter au mieux du savoir de son enseignant.
Un second élève, son neveu Marcus Annaeus Lucain, 12 ans, viendra très vite le rejoindre et fera montre de réelles qualités de poète. Il faut dire que contrairement à son père qui le voyait occuper un haut rang politique, il n’avait d’autre ambition que de taquiner la muse.
Domitius va connaître un tout autre destin. À seize ans, l’empereur décide l’adopter et d’en faire ainsi son successeur en écartant par la même occasion son fils Britannicus, plus jeune que celui que l’on appellera désormais Nero.
Le futur empereur va dès lors vouloir user et abuser de son pouvoir. Pour l’asseoir, il lui faut éloigner tous ceux qui lui font de l’ombre et s’appuyer sur les quelques sujets dévoués, dont sa mère et son précepteur.
À 17 ans, il épouse Octavie et accède au trône après la mort suspecte de Claude. Sénèque rêve alors de faire de son élève un monarque éclairé, mettant en pratique sa philosophie. Mais les années heureuses ne se comptent que sur les doigts d’une main. Très vite les intrigues, les rumeurs et les basses œuvres vont avoir raison de la sagesse et des conseils d’un homme que son épouse ne peut que mettre en garde : « Tu n’as pas pu changer sa nature. Il aurait fallu être un dieu pour cela, et tu n’es qu’un homme, même si tu es l’un des meilleurs ».
Marianne Jaeglé, qui avoue avoir été toujours intéressée par Néron, explique s’être mise à la place du philosophe et avoir écrit deux phrases dans son cahier : « Évidemment, ma responsabilité est immense. Je me désole à la pensée de rester dans l’Histoire comme celui qui avait tout pour réussir et qui a failli. » Elle avait alors trouvé comment s’éloigner de la biographie pour nous proposer une confession. Belle idée qui donne à son roman une perspective intéressante. Comment a-t-il pu être au service d’un tyran, lui dont les œuvres sont à mille lieues de l’action de son élève ? Et au-delà de cette question, que reste-t-il des valeurs que l’on nous transmet quand le poids de l’Histoire, la folie du pouvoir, l’ambition démesurée envahissent votre cerveau. Un beau roman et une belle source de réflexion à l’heure où les dictatures se font de plus en plus pressantes.

L’Ami du prince
Marianne Jaeglé
Éditions de L’Arpenteur – Gallimard
Roman
272 p., 21 €
EAN 9782073061041
Paru le 21/03/2024

Où ?
Le roman est situé en Italie, principalement à Rome. On y évoque aussi la Corse.

Quand ?
L’action se déroule en 65 après Jésus-Christ.

Ce qu’en dit l’éditeur
12 avril 65 après Jésus-Christ, dans les environs de Rome. Des soldats en armes envahissent la villa de Sénèque, porteurs d’un ordre de l’empereur : le philosophe doit se donner la mort. Sénèque écrit alors une ultime lettre à son ami Lucilius, dressant pour lui le bilan de sa vie. Durant quinze années, il a été le précepteur, puis le conseiller, puis l’ami de celui qui exige désormais sa mort : l’empereur Néron. Parce qu’il vit ses dernières heures, Sénèque peut enfin tenir un discours de vérité sur son élève. Dans cet ultime moment d’introspection, le philosophe interroge la réalité du pouvoir, mais affronte aussi ses propres erreurs et sa compromission. L’Ami du Prince raconte comment Sénèque s’est retrouvé prisonnier d’un idéal de l’Empire, de ses illusions et d’un jeune homme imprévisible dont la vraie nature s’est révélée peu à peu. Après Vincent qu’on assassine et Un instant dans la vie de Léonard de Vinci, Marianne Jaeglé fait revivre le stupéfiant face-à-face entre un philosophe épris de vertu et un jeune tyran sans merci.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lettres capitales (Dan Burcea)
L’inventoire (Danièle Pétrès)
Blog motspourmots.fr
Blog Domi C Lire
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Bibliofeel
Blog Kitty la mouette

Les premières pages du livre
« Nomentum, le 12 avril
Seneca Lucilio suo salutem
Sénèque salue son cher Lucilius

Voilà, c’en est fini de moi, Lucilius.
Il m’a suffi de voir arriver la cohorte du lointain, tout à l’heure, pour comprendre. Désormais, il n’est plus personne dans l’Empire qui ignore ce que cela signifie, je le crains. Sur la petite route caillouteuse qui mène à ma villa, leurs armes étincelaient dans le soleil. Je savais que les soldats venaient ici ; je savais qui les avait envoyés et pour quoi.
Maintenant, ils ont pris place dans mon jardin. Le glaive à la main, ils sont prêts à parer à toute tentative de fuite ou de rébellion.
Je suis sorti à leur approche. Derrière moi, Pauline, mes affranchis, mes esclaves… toute ma maison retient son souffle.
Celui qui est à leur tête s’est avancé vers moi et m’a salué poliment. Je n’ai jamais eu affaire à lui jusqu’ici, mais lui me connaît, bien sûr.
« Ave, Lucius Annaeus Seneca, a-t-il dit seulement. Je suis le préfet Gavius Silvanus. »
Je viens tout juste de déjeuner, je me sens un peu alourdi par le repas. Silvanus a une mâchoire saillante, et deux rides profondes encadrent sa bouche ; il doit être au service de l’Empire depuis longtemps. Je le regarde avec fascination : c’est donc cela, le visage de ma mort, pensé-je fugitivement.
Pendant que nous nous faisons face, les soldats prennent position autour de ma villa avec une efficacité impressionnante. Une procédure bien rodée, ai-je malgré moi songé.
« Je dois apporter la nouvelle de ta mort au palais », a-t-il annoncé, un peu à contrecœur. À son air contrarié, il me semble percevoir comme un regret de l’ordre qu’il m’apporte. J’ai encore de la réputation, à Rome. On dit de moi que je suis un homme de bien, malgré tout.
Ce soir, donc, je serai mort. J’ai acquiescé. En un sens, c’est une bonne nouvelle.
Je ne serai pas emmené à Rome avec les pieds et les mains entravés ; on ne me fera pas subir de supplices pour me faire avouer des crimes que je n’ai pas commis. On n’essayera pas de m’extorquer les noms d’imaginaires complices. L’empereur veut ma mort, c’est tout. Il l’aura, et je lui suis reconnaissant de ne pas exiger davantage.
« Si tes soldats veulent se rafraîchir, il y a une fontaine dans le jardin », ai-je répondu, en indiquant la direction. « L’eau est bonne ici », ai-je ajouté, sans savoir pourquoi.
Il me remercie d’un hochement de tête. Je vais rentrer dans la maison lorsqu’il précise : « On est seulement au milieu du jour. Je dois être au palais ce soir. Tu peux prendre le temps de mettre tes affaires en ordre », dit-il à mi-voix, afin de ne pas être entendu des soldats.
À ces mots, l’envie me prend de le serrer dans mes bras. Silvanus me fait une faveur insigne : celle de me laisser du temps. Je lui suis plus reconnaissant que je ne saurais le dire.
Au-dessus de nos têtes, le soleil d’avril est doux ; dans mon jardin, les tourterelles roucoulent. J’inspire profondément. Je rentre dans la maison, je prends Pauline dans mes bras. Elle a compris, bien sûr. J’essuie ses joues sur lesquelles roulent des larmes. Ma chérie.
« Le moment est venu », lui dis-je doucement. Puis je la confie à ses affranchies.
« Qu’on ne me dérange pas », dis-je, en m’installant dans la bibliothèque.
Mes biens sont d’ores et déjà répartis, mes comptes réglés, car je sais depuis longtemps qu’il me faut être prêt à partir. Cet ordre ne me prend pas au dépourvu.
Mais les quelques heures de répit que le préfet me laisse, je veux les employer à cette ultime lettre, Lucilius. Je la confierai ensuite aux bons soins de Felix, mon affranchi de confiance. J’espère seulement qu’il pourra, quand le moment sera venu, la mettre dans une sacoche, sauter sur un cheval et partir dans ta direction.
Quand tu liras ces mots, je ne serai plus. Ne sois pas triste, mon ami.
J’ai atteint un âge avancé, j’ai eu une vie riche et passionnante. J’ai été comblé d’honneurs et de richesses. J’ai exposé les idées qui me sont chères dans des ouvrages diffusés dans tout l’Empire. Ceux-ci m’ont valu une réputation d’homme de lettres et de philosophe, comme tu le sais, et parfois, dans mes moments de folie, je m’imagine survivre un temps dans la mémoire des hommes.
J’ai vécu.
C’est ainsi, Lucilius, et je ne me révolte pas.
Si j’emploie le temps qui m’est accordé à rédiger cette dernière lettre, c’est parce que l’inquiétude me taraude, et j’aimerais, avant de me donner la mort, tenter à la fois de soulager ma conscience tourmentée par le remords et plaider auprès de toi ma cause, mon ami.
Je suis coupable, Lucilius. Par ce récit que j’entreprends, j’espère, en t’expliquant ce que j’ai fait, parvenir à le comprendre moi-même et qui sait ? Peut-être réussir à me pardonner un peu.
Dans cette fin que l’empereur m’impose, je vois aussi une occasion de mettre mon discours et mes actes en accord. Moi qui ai tant écrit au sujet de la mort, je ne peux m’empêcher de sourire en constatant cela. L’empereur me donne la possibilité de vivre ce que j’ai professé dans mes traités. Je suis un homme chanceux.
Voilà comment les choses vont se dérouler. Quand j’aurai fini d’écrire cette lettre, j’irai m’étendre dans l’atrium. De mon lit, on voit les collines ornées de cyprès et un grand pin parasol dont la silhouette protectrice m’est familière. Je m’ouvrirai les veines des bras et derrière les chevilles, et laisserai le sang s’écouler de mon corps. J’espère que cela ne durera pas trop longtemps. Ensuite, ce sera fini. Je ne serai plus et cette perspective ne me fait pas peur, tu le sais.
Voilà plusieurs années que je t’écris pour partager avec toi ce que je pense.
Durant cet ultime après-midi, je veux t’expliquer comment je vois aujourd’hui ce que fut ma vie, quelles erreurs j’ai commises, de quels crimes je me suis rendu coupable, et comment tout cela a pu arriver.
Lis-moi sans trop me juger, Lucilius, et rends-moi cette justice : demande-toi, en toute honnêteté, ce que tu aurais fait à ma place, et si tu aurais su réussir là où j’ai échoué. Voilà l’ultime faveur que je te demande. Ensuite, tu brûleras cette lettre, si tu tiens à ta sécurité.

I
Vulnerant omnes sed ultima necat. Toutes les heures blessent, mais la dernière tue, dit le proverbe. Maintenant que mes dernières heures sont arrivées, je regarde en arrière, et je me souviens… Certaines ont été des heures de joie, d’orgueil, d’action utile, et d’autres des heures de colère et d’impuissance. Celles-là blessaient, indubitablement. Et celle qui tue est maintenant toute proche de moi.
Je ne vais pas te retracer dans son intégralité une histoire qui court sur près de seize années. Je ne dispose pas du temps nécessaire et tu n’aurais sans doute pas la patience de me lire. Je ne rapporterai pas l’intégralité des événements qui ont constitué l’histoire de l’Empire depuis l’année où j’ai été rappelé d’exil à aujourd’hui ; tu connais ces faits aussi bien que moi, pour la plupart, et cela serait l’œuvre d’un mémorialiste, ce que je ne suis pas.
Je me contenterai de retracer comment je me suis trouvé à l’un des plus hauts postes de l’Empire, et quel rôle j’ai joué dans cette pièce tragique. De quoi je puis légitimement m’enorgueillir, et de quelles actions je dois me reconnaître coupable.
Était-il possible d’empêcher ce qui est arrivé ? Y avait-il moyen que tout en aille différemment ? Et qu’aurais-je dû faire pour y parvenir ? Voilà les questions qui, à l’heure de mourir, ne cessent de résonner en moi.
Mais assez de préambules.

À peine arrivé à Rome, je me suis rendu au palais m’incliner devant celle à qui je devais mon retour en grâce.
Agrippine m’a reçu, non dans ses appartements privés, mais dans l’aula regia, l’imposante salle officielle dans laquelle, d’habitude, l’empereur donne ses audiences. Assise sous un dais doré, elle avait tenu à m’apparaître en majesté. De part et d’autre du siège où elle se trouvait, des colonnes de marbre de Phrygie soutenaient le plafond à caissons situé à une altitude vertigineuse, et bien que nous nous entretenions seule à seul, nos voix résonnaient dans cet espace immense.
Elle devait avoir passé la trentaine alors, mais sa beauté ne diminuait pas avec l’âge. Sa chevelure nattée enroulée autour de son front lui faisait un diadème doré. Ses yeux verts m’examinaient avec froideur et il ne semblait pas possible de dissimuler quoi que ce soit à sa perspicacité.
Je me suis incliné bien bas, ce qui m’a permis d’admirer de près la petitesse de son pied dans sa sandale couverte de perles. J’avais cinquante-trois ans. Je n’avais pas encore le dos raide comme je l’ai aujourd’hui.
C’est elle que l’empereur Claude avait choisie pour son quatrième mariage. Sitôt après, elle avait obtenu que ma condamnation à l’exil soit levée. J’étais rentré en hâte après huit interminables années passées à m’ennuyer en Corse, parmi les chèvres et les broussailles. Je n’avais apprécié ni l’île ni ses habitants. Se venger est la première loi des Corses, la deuxième, vivre de rapines, la troisième, mentir, la quatrième, nier les dieux. Rien de tout cela ne m’avait plu.
« Je te suis si reconnaissant, ai-je dit en m’inclinant devant elle. Comment pourrai-je jamais m’acquitter de cette dette envers toi ? »
Sa réponse a fusé, bien nette.
« Désormais, tu t’occuperas de mon fils, a-t-elle décrété. Tu connais le Sénat, tu connais la vie politique, tu es un grand orateur. Tu lui enseigneras l’éloquence. Tu seras son guide dans la découverte de nos institutions. »
Quand je repense à ce moment, j’entends à nouveau l’écho de sa voix entre les colonnes et dans l’immense espace qui s’élevait jusqu’au plafond. Chaque parole retentissait alors avec la solennité d’un augure, ou celle d’un engagement pris avec le destin.
J’ai à nouveau admiré sa sandale et la perfection nacrée de ses orteils.
Je n’étais pas naïf, Lucilius. J’avais déjà côtoyé les cercles impériaux avant mon exil, et j’en avais fait les frais. Je connaissais la brutalité du pouvoir, la manière dont il broie, le plus souvent, ceux qui se mêlent de l’exercer et même ceux qui se trouvent seulement dans ses environs. Par ailleurs, il suffit d’avoir lu Xénophon, de connaître un peu notre histoire pour savoir ce que l’on risque en s’approchant du trône et je n’étais pas ignorant de tout cela.
« Tu feras de lui le prince le plus accompli qui soit, a-t-elle précisé, et tu auras soin de le rendre populaire. Ne me déçois pas », a-t-elle conclu.
En repensant à son injonction aujourd’hui, l’ironie de la situation m’accable. La décevoir ou non : si seulement il ne s’était agi que de cela !
Mais ma vanité d’ancien sénateur, d’homme de lettres reconnu, avait grandement souffert durant l’exil parmi les chèvres. Être lu, être joué, entendre vanter mes écrits, la clarté de mes pensées, l’éloquence de mes discours ; être entouré de cette admiration caressante que procure dans une grande cité le moindre succès… tout cela, je peux te l’avouer – non sans quelque honte –, m’avait grandement manqué.
J’étais donc immensément reconnaissant à Agrippine d’être intervenue auprès de Claude pour plaider ma cause, et obtenir de lui mon retour en grâce. Évidemment, son intervention n’allait pas sans contrepartie.
Quand elle m’a demandé de devenir le précepteur de son fils qu’on appelait encore Domitius, à cette époque-là, j’avais conscience des risques impliqués par le fait d’être nommé aussi près du pouvoir. J’avais conscience du fait qu’Agrippine risquait d’exiger beaucoup en échange. Mais je revenais au cœur de l’Empire, là où tout se joue. J’étais à nouveau chez moi, je pouvais reprendre ma place parmi les pères de la Patrie et renouer avec ma carrière littéraire. Mes écrits seraient d’autant plus lus, d’autant plus représentés, d’autant plus connus dans l’Empire par tout ce qu’il compte de gens cultivés que je serais proche de ceux qui entouraient l’empereur. Je ne veux pas te mentir, Lucilius. Mon cœur a frémi de joie à sa proposition.
Domitius n’était alors qu’un jeune prince, mais il était le fils de l’épouse de Claude. Et celle-ci gagnait chaque jour en influence.
Comment aurais-je pu anticiper ce qui allait se produire ?
Je me suis réjoui lorsque Agrippine m’a sollicité pour son fils, et je m’en veux de l’aveuglement dont j’ai alors fait preuve. Mais la réalité est simple : j’ignorais l’avenir, comme nous tous, et dans le présent où j’étais enfermé, je n’avais tout simplement pas le choix.
Il me plaisait de mettre mon éloquence au service de l’éducation d’un jeune garçon proche de l’empereur, et je ne voyais guère au-delà. Mais toutes ces raisons que je me cherche, toutes ces justifications dont je t’accable, toutes ces excuses rétrospectives que je déploie sont vaines, Lucilius.
En me faisant revenir, Agrippine faisait de moi son obligé à tout jamais. Si elle m’avait demandé d’aller récurer les latrines de sa villa d’Antium, il m’aurait fallu y aller.
Heureusement, ou malheureusement, elle avait d’autres projets pour moi.

Je suis sorti de l’entrevue un peu étourdi. Déjà avertis de mon retour en grâce, de nombreux solliciteurs m’attendaient devant ma villa du Palatin. On voulait me féliciter, bien sûr, et aussi, me demander un conseil, me prier de dire un mot à l’impératrice, à l’occasion, oh peu de choses… La foule, les requêtes, l’animation des rues de ma chère ville, le bruit, ma nomination auprès du fils d’Agrippine… après huit années vécues dans la solitude, j’avais la tête qui tournait.
De mon mieux, j’ai répondu à chacun, promis de faire ce que je pouvais pour complaire aux uns et aux autres. Le plus poliment possible, j’ai refusé ou reporté les invitations. Je voulais dîner seul avec Pauline.
Je me suis rendu dans l’atrium où ma femme m’attendait. Vêtue d’une robe de simple cotonnade, les cheveux dénoués tombant sur ses épaules, elle ne semblait pas changée depuis la dernière fois que je l’avais vue. J’ai embrassé son épaule ronde, respiré le parfum d’amande de sa chevelure.
Elle m’a servi un verre de vin de Campanie avant de remplir sa propre coupe.
« Je bois à ton retour », a simplement dit Pauline en plongeant son regard dans le mien, avant de vider sa coupe. J’en ai fait autant.
Le repas était prêt sur une table à l’écart : des olives de Sicile marinées dans du jus de cédrat ; de la bouillie de sarrasin ; des fèves, et quelques excellents beignets de figues. Pauline n’avait pas oublié mes goûts et là où une autre aurait fait préparer un festin, elle avait fait préparer un repas simple et sans viande.
Elle a réfléchi longuement lorsque je lui ai appris ce qu’Agrippine attendait de moi.
« Elle a lu ton traité De la colère. Elle connaît tes œuvres antérieures, ta réputation de sagesse. »
En Corse, j’avais beaucoup écrit, et notamment un traité dédié à mon frère Novatus qui venait de devenir père. J’y avais développé mes conceptions en matière d’éducation.
Durant les huit années qu’a duré mon exil, j’avais eu mainte occasion de réfléchir au ressentiment, à l’envie de me venger. J’étais bien évidemment plein de rancœur d’avoir été envoyé là injustement, et d’y être maintenu loin des miens, loin de Rome, loin de ce que je considérais comme ma vie. Mais l’exil m’a amené à réfléchir, notamment sur cette passion violente ; c’est là que j’ai écrit De la colère.
Mon traité a été diffusé à Rome. J’ai imaginé que c’était à cause des idées que j’y développais qu’Agrippine a vu en moi un possible pédagogue pour son fils.
Je préconisais pour un enfant un précepteur d’un caractère doux, auquel il puisse s’attacher. Je réclamais que sa nourriture soit frugale, son habillement modeste, afin qu’il soit en tout point semblable à ses camarades. Je recommandais qu’on évite la flatterie à l’égard de l’enfant, qu’on l’habitue à entendre la vérité. Qu’il connaisse quelquefois la crainte, toujours le respect, jamais l’emportement.
L’éducation réclame les plus grands soins, écrivais-je, ces soins si féconds pour l’avenir ! Il est aisé de façonner une âme tendre, il ne l’est pas autant d’extirper des vices qui ont grandi avec nous.
Oui, je me suis imaginé qu’Agrippine partageait, dans le fond, mes conceptions en matière d’éducation. Mais sans doute m’a-t-elle plutôt choisi parce que mes écrits d’une manière générale, mais surtout mes tragédies, avaient du succès. Au sénat aussi, mon éloquence était reconnue.
Après tout, peu importait : j’étais résolu, puisqu’on m’adressait un élève, à mettre en pratique les idées que j’avais développées par écrit. Cependant, cela n’allait pas sans quelque inquiétude.
« C’est une lourde responsabilité, ai-je dit principalement pour moi-même. Je ne sais pas si je serai à la hauteur de ce qu’elle espère pour son fils.
— Personne n’est plus capable que toi de guider un jeune garçon. »
J’ai souri, un peu tristement. Entre nous deux, le silence a pesé. L’ombre de notre fils disparu s’est fait sentir, fardeau de tristesse qui désormais nous accompagnait à chaque instant de nos vies.
« Elle a bien choisi », a insisté Pauline.
Comme toujours, dans le regard de ma femme, je me suis vu en homme admirable.
« Et puis… tu es rentré, et ce soir, c’est tout ce qui compte pour moi », a-t-elle murmuré en lovant son corps contre le mien.
Nous avons dîné sans avoir besoin de parler davantage. Ma villa du Palatin se trouve à l’écart de la partie bruyante de la ville, mais orientée de manière à jouir du soleil couchant. En contrebas, Rome s’endormait. Deux esclaves nous ont servis en silence. Je redécouvrais la vie luxueuse dont j’avais été privé huit années durant. Une nouvelle existence commençait, que j’étais impatient de vivre.

C’est en songeant à Agrippine que je suis allé dormir. La perspective de mes nouvelles responsabilités me grisait tout en causant en moi une nette appréhension. Serais-je à la hauteur ? J’étais résolu à tout faire pour, mais j’imaginais que cela demanderait bien des sacrifices. Je faisais prendre un risque à mon entourage, j’en étais également conscient.
J’ai eu du mal à trouver le sommeil, comme après un repas arrosé de trop de libations, et quand enfin j’ai senti que je m’enfonçais dans une brume bienfaisante, Agrippine s’est à nouveau présentée devant moi.
Elle se tenait très droite, ses cheveux blonds nattés enroulés en couronne autour de sa tête, dans une pose austère. Sans dire un mot, le visage pâle et fermé, elle dirigeait vers moi un regard plein de courroux. L’avais-je offensée d’une manière ou d’une autre ? Son attitude le suggérait et je cherchais dans ma mémoire sans rien trouver qui justifie son reproche silencieux. Je respirais avec peine. C’est un songe, me suis-je dit, afin de me rassurer. Tu ne dois pas y accorder trop d’importance, tu es fatigué, ton esprit élabore des chimères.
L’instant d’après, je marchais dans les allées de la Domus augustana en direction des appartements du prince, et alors que je croyais pouvoir m’orienter dans cette partie du bâtiment, j’errais sans parvenir à me repérer dans un dédale de couloirs inconnus. Les murs étaient ornés de scènes de chasse en ivoire sculpté et je m’arrêtais pour les contempler comme si ces images avaient pu m’indiquer la direction à suivre. Le temps passait.
Quand enfin j’arrivais devant les appartements que je savais être les siens, on me faisait entrer dans une pièce où une silhouette masculine était assise, de dos, sur un siège curule, les deux bras posés sur les accoudoirs dans une attitude d’attente. Je songeais avec inquiétude que j’arrivais bien tard, en raison de mon errance dans les couloirs du palais. Trop tard ?
J’étais surpris de découvrir chez celui qui me tournait le dos des épaules d’homme recouvertes d’une toge virile au lieu d’un corps adolescent revêtu d’une toge prétexte, mais je m’inclinais néanmoins devant mon futur élève.
C’est alors que l’homme assis se retournait et montrait son visage, sur lequel se dessinait un petit sourire en coin. Un froid glacial m’enveloppait alors, et je sentais subitement l’air me manquer en dépit de mes efforts pour inspirer.
Celui qui s’était retourné n’était pas un jeune garçon inconnu. En lieu et place, je reconnaissais, avec une sensation de pure terreur, le menton carré et les yeux vides du défunt empereur Caligula.
*
Le lendemain, en me réveillant, je suis descendu à pied du Palatin au Forum. Fouler les pavés de ma ville était une sensation extraordinaire. Tout m’émerveillait ; les quelques nuages rendaient plus éblouissante encore la blancheur des façades de pierre. Je redécouvrais avec émotion le frontispice auguste des temples, la majesté de la via Sacra et son tracé rectiligne parfait. Sous mes sandales, les pavés inégaux auxquels mes pas s’adaptaient sans effort. À l’aisance avec laquelle je foulais ce sol de pierre, je sentais combien ma patrie m’avait manqué. Depuis longtemps, je n’appartenais plus à l’Hispanie où j’ai vu le jour. J’étais de tout mon être un citoyen de Rome.
Me mêlant à la foule, j’étais surpris de retrouver cette présence cosmopolite de l’Empire : ici, j’entendais parler gaulois, là, ibère, plus loin il me semblait reconnaître des accents parthes et plus loin encore du lusitanien… Certains hommes étaient vêtus d’étoffes plissées à la grecque, d’autres cheminaient demi-nus comme il est d’usage à Carthage.
Tout bruissait.
La multitude, la sensation d’être au centre après avoir été relégué en périphérie… Il me semblait, en contemplant la foule avancer le long de la voie, sentir dans ma poitrine battre le cœur de l’Empire.
J’ai longé la fontaine de Juturne et le temple de Vesta, je suis passé sous l’arc d’Auguste, dont j’ai une fois encore admiré les proportions parfaites. J’ai laissé à ma gauche la tribune décorée d’éperons des Rostres de César, de laquelle les orateurs s’adressent au peuple ; j’ai longé la grande colonnade de la basilique Julia, contourné le temple de Saturne et je me suis arrêté.
Devant moi s’élevait le portique des dieux conseillers. C’est à eux que ma visite était vouée. À cette heure de la journée, il n’y avait personne car tout le monde vaquait à ses affaires, laissant les dieux en paix.
Le majestueux édifice à colonnes de marbre cipolin s’élevait jusqu’au ciel. À l’arrière du portique, exposées dans des niches, les douze statues dorées des dieux conseillers miroitaient dans l’ombre. Au centre, Jupiter s’élevait, gigantesque, invincible et souverain. J’étais au pied du portique, humain aux faibles dimensions, écrasé par la puissance divine. C’est à lui que je me suis adressé en pensée.
Du fin fond de mon île, j’avais écrit un traité sur l’éducation et comme par miracle, mon traité me faisait revenir à ma ville. La puissance de ce geste d’écriture m’éblouissait. Désormais, on me rappelait à Rome pour poursuivre mon œuvre par l’action. Comment n’y aurais-je pas vu une manifestation de la grandeur divine ?
Puisque les dieux me faisaient la faveur de me rendre à ma vie passée, de me ramener à l’Urbs, je faisais le vœu de vouer le reste de ma vie à agir pour le bien de l’Empire. C’est à cela que je consacrerais mes forces, et pour ce faire, je formerais le jeune prince le plus accompli qu’on puisse rêver.
Dii facientes adjuvant, prétend-on. Les dieux aident ceux qui agissent. Je me suis juré d’obtenir l’aide des dieux en œuvrant pour le bien de l’Empire.
« Avec ton soutien, ô Jupiter, j’agirai pour le bien de tous », ai-je promis solennellement à la statue dorée aux dimensions écrasantes. « Puisses-tu m’aider ! »
Jupiter a-t-il entendu ma promesse ? Était-il occupé ailleurs ce jour-là ? A-t-il choisi de rire de moi ?
Tout ce que je puis dire, Lucilius, c’est que ce matin-là, je me suis senti prodigieusement heureux.

Cette visite aux dieux conseillers accomplie, je me suis promené au Forum afin de prendre le pouls de la ville.
Comme autrefois, sous les portiques, des boutiques offraient leur marchandise venue des quatre coins de l’Empire, des orateurs péroraient, des pédagogues enseignaient à leurs élèves. On discutait aussi de questions politiques. J’ai écouté ceux que je rencontrais afin de me sentir appartenir à nouveau à ce monde. Huit ans d’absence changent une ville. Lorsque j’avais été proscrit par Claude, celui-ci était marié à Messaline, qu’on avait depuis lors dépeinte comme fort dévergondée. Il avait fini par la faire mettre à mort, bien qu’elle lui ait donné deux enfants. J’avais de Claude l’image d’un despote porté sur l’assassinat. Mais quel était le sentiment populaire ? Et sa nouvelle épouse ? Comment était-elle perçue?
J’ai retrouvé avec émotion le bâtiment de briques rouges de la curie Julia, où se réunit le sénat, dans lequel, par le passé, j’avais assisté aux délibérations pendant des journées entières.
J’ai avisé un marchand de pains et de fruits qui se tenait non loin de là, derrière son étal. La clientèle se faisait attendre. Les gros pains à l’anis, ronds et lourds comme des disques, me faisaient envie comme s’il s’était agi de friandises. J’en ai montré un du doigt.
« Quand doit avoir lieu la prochaine réunion des sénateurs ? » ai-je demandé. À ma grande surprise, le marchand, un homme d’une soixantaine d’années fort ventru, a haussé les épaules à cette question.
Autrefois, les réunions du sénat étaient de la première importance et leur calendrier était connu de tous. Cela ne semblait plus être le cas.
« Les sénateurs ne sont plus consultés, m’a confié le marchand. Les véritables décisions se prennent au palais. Ça fait deux ans. »
J’ai payé sans discuter le prix, qui me semblait pourtant surestimé.
« Ou alors si on les fait voter, c’est pure formalité. Tu n’es pas d’ici, on dirait, a-t-il commenté en empochant mon argent.
— Je reviens d’un long voyage, c’est pourquoi je ne suis plus au fait de ce qui se passe. »
Il n’en fallait pas davantage pour lui délier la langue.
« Nous sommes gouvernés par une femme, m’a-t-il confié avec dépit. Messaline était une putain, mais elle, au moins, ne se mêlait pas de diriger l’Empire, tandis que la nouvelle… », et il a craché par terre d’un air de mépris.
« De quoi fait-on grief à Agrippine ? » ai-je demandé, désireux de savoir si cela avait quelque solidité.
« Elle se fait appeler Augusta, fille de Germanicus, femme de César, a résumé mon interlocuteur avec amertume, on frappe des pièces d’or à son effigie. Elle apparaît partout en compagnie de Claude et lui dicte sa conduite. Elle reçoit avec lui les ambassadeurs étrangers, et si elle n’ose pas encore se montrer au sénat, il paraît qu’elle lui souffle ses décisions avant qu’il ne s’y rende. Tu te rends compte ? « Tiens, regarde. »
Il m’a montré une pièce d’or sur laquelle le profil d’Agrippine était reconnaissable. Un nez droit, un front régulier, une couronne de cheveux : elle avait tout d’une souveraine.
« Elle se mêle de toutes les affaires de l’Empire et décide en lieu et place de l’empereur, a-t-il poursuivi. La seule bonne influence qu’elle a exercée sur Claude a consisté à faire rappeler d’exil un certain philosophe dont le nom est célèbre, m’a-t-on dit.
— Ah ? ai-je demandé innocemment. Et cela passe pour une bonne décision ?
— Une décision excellente, m’a confirmé le marchand. Claude l’avait envoyé injustement en exil, alors que son seul tort était de fréquenter l’une des sœurs de Caligula, celle qui a été exécutée… »
Je l’ai remercié avant de m’éloigner. Cette conversation m’a donné matière à réflexion jusqu’à ce que je sois rentré chez moi. Grâce au marchand, je savais à quoi m’en tenir concernant le pouvoir actuel, et ce n’était pas tout à fait rassurant.
Je n’avais aucune intention de m’opposer à l’empereur ou à l’impératrice – j’avais appris à mes dépens ce qu’il en coûte. Mais Claude était âgé, il ne serait pas éternel : tous mes efforts seraient mis à préparer un avenir plus juste, dans lequel, grâce à la jeunesse, l’Empire retrouverait le bonheur et l’équilibre des temps d’Auguste.
*
Lorsqu’elle nous a mis en présence l’un de l’autre, nous savions, mon élève et moi, que tout était déjà décidé, et que volens, nolens, nous aurions affaire l’un à l’autre.
On m’a fait entrer dans l’atrium où Agrippine était allongée, un jeune garçon à ses côtés. Deux femmes jouaient de la cithare. En me voyant apparaître, elle a claqué des doigts d’un geste nerveux, et les musiciennes se sont enfuies avec grâce, comme des nymphes à l’apparition d’un satyre.
Mon élève était assis au pied du lit où sa mère était allongée, vêtu de sa toge prétexte, mince et souple comme un roseau, et posait sur moi des yeux clairs un peu saillants. De sa mère, il avait la blondeur et le regard vert. Mais il ne semblait pas, comme elle, doté d’une volonté inébranlable. La tête un peu penchée sur le côté, hésitant, il attendait ce qu’on allait lui ordonner.
Il m’a salué respectueusement, avec une timidité qui m’a semblé de bon augure.
« Je suis heureux de devenir l’élève d’un homme tel que toi », m’a-t-il dit avec courtoisie.
Je savais que son père était mort alors qu’il avait deux ans. Que sa mère, exilée sur ordre impérial, avait été absente pendant plusieurs années. Qu’il avait grandi chez une sœur de son père, en compagnie de deux nourrices. Il n’avait retrouvé sa mère qu’au moment où elle était rentrée d’exil. Il avait eu un premier beau-père en la personne de Crispus Passienus, qui était mort quelque temps plus tôt. Et maintenant, du fait des troisièmes noces de sa mère, il était devenu le beau-fils de l’empereur. En d’autres termes, malgré son jeune âge, il avait déjà eu une vie mouvementée.
Agrippine a pris la parole pour préciser quand et comment je devais intervenir auprès de lui.
« Domitius Ahenobarbus doit devenir capable de discourir, en latin comme en grec, doit savoir argumenter et débattre de façon à convaincre. »
À son tour, il a voulu parler, mais elle l’a fait taire d’un regard sous lequel il s’est recroquevillé, confus. Elle a poursuivi :
« Tu le familiariseras avec le sénat et nos institutions en général. Tout ce qu’on attend d’un futur consul ou d’un futur sénateur, il doit en être capable. »
Il me jetait des coups d’œil obliques tandis qu’elle parlait. Il ne ressemblait en rien à Caligula, j’en remerciais Jupiter. J’ai chassé de mes pensées le songe absurde qui m’était venu dans la nuit et j’ai entrepris de sonder le jeune garçon afin de faire sa connaissance mais aussi pour prendre la mesure de ses goûts, et de ses capacités.
« Que préfères-tu apprendre ? »
Il a paru heureusement surpris de ma question. Il s’attendait sans doute à être interrogé sur l’histoire romaine, les provinces de l’Empire, ou les déclinaisons grecques.
« J’aime la musique et la poésie, a-t-il confié avec un sourire craintif. Et aussi monter à cheval ! »
Agrippine a levé les yeux au ciel, a tapoté le lit d’une main impatiente, mais s’est retenue d’intervenir dans notre échange.
« Je t’écoute », ai-je dit.
Il m’a récité une fable d’Ésope avec une intelligence du texte qui m’a surpris et favorablement impressionné. J’ai applaudi sincèrement à la fin de sa récitation. Il a jeté un coup d’œil à sa mère, qui était restée immobile, une moue désapprobatrice aux lèvres. Puis il m’a regardé avec espoir.
« Qui t’a appris à aimer Ésope ?
— Personne, a-t-il répondu fièrement. J’ai appris tout seul. »
Je me suis enquis de ses lectures, de ses préférences. Il a répondu avec gêne, jetant de petits coups d’œil à intervalles réguliers en direction d’Agrippine. En sa présence, il ne se sentait visiblement pas libre de s’exprimer.
« Que dirais-tu d’une promenade ? » ai-je proposé. Il s’est levé d’un bond, avant de se retourner vers sa mère, quêtant son assentiment.
Agrippine a donné son accord, un peu sèchement, m’a-t-il semblé. Elle devait considérer tout cela comme perte de temps, mais m’a laissé faire.

Nous avons traversé le palais, demandé qu’on nous prépare deux litières avec une escorte et nous sommes sortis. J’ai indiqué une direction et notre troupe a descendu la pente du Palatin vers l’est.
« Place, place ! » criaient les coureurs chargés de disperser devant nous la foule compacte tandis qu’autour de nous, un groupe de soldats veillait à la sécurité du jeune garçon qui m’était confié.
« Puisque c’est notre première leçon ensemble, je veux t’emmener voir le cœur de Rome, ai-je annoncé. Où se trouve-t-il selon toi ? »

Extrait
« Tu n’as pas pu changer sa nature, a-t-elle dit encore. Il aurait fallu être un dieu pour cela, et tu n’es qu’un homme, même si tu es l’un des meilleurs, a-t-elle précisé avec un petit sourire. » p. 234

À propos de l’autrice
Marianne Jaeglé © Photo DR

Marianne Jaeglé est écrivaine. La création artistique est son sujet de prédilection. Vincent qu’on assassine, Un instant dans la vie de Léonard de Vinci, l’Ami du prince sont ses plus récents ouvrages, publiés chez Gallimard / l’Arpenteur.
Elle anime des formations à l’écriture de romans à Aleph-Ecriture, après avoir publié un livre sur l’écriture : Écrire de la page blanche à la publication (Scrinéo). Elle est aussi auteure de Tu veux écrire, un film documentaire qui suit des aspirant·es écrivain·es dans un atelier pendant une année. (Source : Les Expertes)

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