Dernier bateau pour l’Amérique

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
L’annonce de la mort de sa mère crée une sorte d’électrochoc pour la narratrice. Elle avait beau l’ignorer et ne plus la fréquenter, elle ressent l’irrépressible envie d’enquêter sur elle et sa famille juive dispersée par la guerre. En rassemblant les pièces du puzzle, elle recompose le destin tragique de parents et apaise sa douleur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Enquête sur une mère absente

Karine Lambert raconte comment, à la mort d’une mère qui ne l’a jamais aimée, sa fille va sentir le besoin irrépressible de comprendre, de savoir d’où elle vient. Cette enquête bouleversante va nous entraîner de Russie à Bruxelles, en passant par New York et les camps de la mort.

Dès les premières lignes, Karine Lambert pose le problème qu’elle va tenter de résoudre, même si l’envie d’enquêter sur cette personne disparue ne semble pas devoir être sa priorité: « Ma mère est morte il y a un mois.
Je ne suis pas allée à son enterrement.
Vingt ans que je ne l’avais pas vue.
Elle ne m’a jamais dit qu’elle m’aimait.
Ni avec ses mains, ni avec ses yeux, ni avec ses mots. »
C’est en recevant des condoléances par courriel envoyé par une cousine demeurant aux États-Unis qu’elle décide de comprendre ce qui s’est passé depuis toutes ces années, de fouiller les archives, de faire parler les témoins de cette tragédie.
Sa mère naît en 1930 au sein d’une famille de juifs russes qui ont émigré en Belgique et se sont installés dans le quartier des diamantaires à Anvers. C’est là qu’elle grandit, apprend à jouer du piano dès son plus jeune âge et montre très vite des qualités de virtuose. L’ironie du sort veut que ce soit précisément le jour de ses dix ans, le 10 mai 1940, que sa vie va basculer. Les Allemands ont envahi la Belgique et il faut fuir au plus vite. Après bien des péripéties, la famille réussit à traverser la ligne de démarcation et à être recueillie par un couple de fermiers à Saint-Médard-de-Mussidan en Dordogne. La vie des Schissano va alors se concentrer sur un seul objectif, survivre. Pour Germaine, il n’est plus question de jouer du piano, mais de se fondre dans la population. Il lui faudra attendre deux années avant de pouvoir rejouer, grâce à son frère qui a pu gagner les États-Unis et leur payer des billets pour la traversée. Mais avant de pouvoir débarquer à Ellis Island, il leur faudra encore braver bien des dangers pour finalement pouvoir embarquer in extremis dans le dernier bateau pour l’Amérique.
Pour Germaine, une nouvelle vie commence. Grâce à son talent, elle va réussir à décrocher une bourse et suivre les cours à la prestigieuse Juilliard School. Sa carrière semble désormais toute tracée, d’autant qu’elle va produire au Carnegie Hall alors qu’elle n’a que quinze ans.
Mais le destin, ici marqué par l’envie de ses parents de retourner en Belgique au sortir de la guerre, va à nous ruiner ses rêves de gloire.
À Bruxelles, la vie est autrement plus difficile et seule la perspective d’un mariage peut lui ouvrir de nouvelles perspectives. Délaissant la marieuse juive que sa mère consulte régulièrement, elle choisit un goy rencontré au cinéma et qui va trouver les mots pour la séduire. Mais très vite, elle va devoir se contraindre un rôle d’épouse modèle et oublier le piano. C’est dans cette ambiance délétère qu’elle s’étiole et va mettre au monde la narratrice. Une enfant voulue uniquement par son mari.
Karine Lambert raconte son enquête, son livre en train de s’écrire, les épisodes heureux comme les retrouvailles avec sa cousine qui va l’épauler et l’encourager en lui racontant notamment la vie des sœurs de Germaine aux États-Unis. Elle va ainsi découvrir leur point commun, « l’urgence de vivre pour compenser leur jeunesse volée. Briller leur prenait tellement d’énergie qu’il ne restait pas de place à ces femmes pour être mère. »
Quand la romancière prend le dessus sur l’enquêtrice, elle comble les vides de cette saga. « Je sais si peu de choses. (…) Ces lieux, ces événements surgissent de très loin, pièces de puzzle éparpillées. Je découvre les membres d’une famille ballottée d’un lieu à l’autre du globe. » Et, au fur et à mesure que se dévoile cette histoire très personnelle, intime, on voit aussi défiler le siècle et le poids d’un patriarcat qui n’a pas dit son dernier mot. La souffrance de Germaine vient alors apaiser celle de sa fille. Car comprendre, c’est déjà pardonner un peu, même si la plaie reste à vif. « La vie est un fil. Le fil tremble. Je ne suis pas équilibriste.
Je ne peux pas me réconcilier.
Il faut une dispute pour se réconcilier.
Il n’y a pas eu de dispute.
Il y a eu le néant, le silence, le vide, le rien. »

Dernier Bateau pour l’Amérique
Karine Lambert
Éditions Hachette – La Belle Étoile
Roman
352 p., 21,90 €
EAN 9782501171960
Paru le 13/03/2024

Où ?
Le roman est situé d’abord en Belgique, à Anvers, Uccle et Bruxelles, puis en France, notamment à Saint-Médard-de-Mussidan et Marseille, aux États-Unis, à New York. On y évoque aussi Odessa, la Bretagne, du côté de Noirmoutier.

Quand ?
Le roman nous propose une traversée du siècle, de 1930 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
On a bien failli le rater, ce bateau de la dernière chance. On nous a prévenues 6 heures du matin que le Serpa Pinto avait enfin accosté au vieux port. Nous avons rassemblé nos affaires la hâte et nous sommes parties avec les valises et les paquets à travers les rues sinueuses de Marseille, soufflant, trébuchant, courant comme des poules sans tête. Les passants nous regardaient ébahis. Moi je craignais qu’on se trompe de direction. J’ai découvert le navire en deux temps. D’abord l’odeur de la fumée. Puis en arrivant sur le quai, l’immense coque noire et les trois cheminées rouges alignées. Il était sur le point de larguer les amarres. Valia a crié : Attendez-nous !
Anvers, 10 mai 1940. Pianiste prodige, Germaine Schamisso s’apprête à fêter ses dix ans au moment où les Allemands envahissent la Belgique. Benjamine d’une famille d’émigrés juifs russes, elle fuit avec les siens.
Bruxelles, aujourd’hui. Karine Lambert apprend la mort de Germaine, sa mère, qu’elle n’a pas vue depuis vingt ans. Surgit alors chez la romancière le désir de comprendre qui était cette femme qui ne lui a jamais dit qu’elle l’aimait. Ni avec ses mains, ni avec ses yeux, ni avec ses mots. Encore moins avec ses baisers. Au fil des mois, son enquête la conduit d’Odessa à Anvers, de Marseille à Ellis Island, de New York à Bruxelles. Elle découvre le tumultueux destin de ses ancêtres, leurs déchirures, leurs secrets enfouis. La vie que sa mère ne lui a pas racontée, elle décide de l’imaginer.
Dans une narration virtuose entre les lieux et les époques, Karine Lambert livre son roman le plus personnel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Thierry Detienne)
Blog Le coin lecture de Nath
Blog Liseuse hyperfertile
Blog Temps de lecture
Page des libraires (Christine Lechapt, Librairie Maison du livre à Rodez)

Les premières pages du livre
« 1
Ma mère est morte il y a un mois.
Je ne suis pas allée à son enterrement.
Vingt ans que je ne l’avais pas vue.
Elle ne m’a jamais dit qu’elle m’aimait.
Ni avec ses mains, ni avec ses yeux, ni avec ses mots.
Encore moins avec ses baisers.
Sur le comptoir de la cuisine, dans une timide lumière hivernale, trois paquets de farine, une bouteille de bière brune, un cube de levure et un sachet de graines de tournesol.
Elle ne voulait pas de moi dans son existence. Pour sa mort, elle ne m’a pas laissé d’instructions.
J’attrape la balance dans l’armoire. Je me souviens vaguement de la recette de ce pain noir : 350 g de farine de seigle, la moitié d’orge mondé, 75 g de froment, 300 ml d’eau… Après, j’improvise. Comme dans ma vie, je mélange les ingrédients et je compose au mieux avec les circonstances.
Levure et sel à pouf. Je jette quelques graines dans le bol. Nuances de couleurs. Gris tournesol, blond sésame, vert courge. Je pétris la pâte à la main, au début délicatement, puis trop vigoureusement.
J’ai appris la nouvelle par un texto. C’est chamboulant de perdre une mère qui n’en a pas été une. J’ignore ce que je dois ressentir. Je n’ai ni frère ni sœur avec qui partager un chagrin ou confronter des sentiments divergents. J’ai appelé mes amis les plus proches. Impossible d’annoncer ce départ à d’autres, de résumer cette « non-mère » en deux phrases. Comment pourrais-je traduire mon désarroi ? On raconte que les filles uniques sont chouchoutées, pourries gâtées. On n’envisage pas le contraire. C’est difficile de dire « ma mère est morte et je n’assisterai pas à son enterrement ». Les non-initiés auraient vite fait de penser que je suis indifférente. Il m’aurait été insupportable d’entendre « bien sûr que tu dois y aller » ou « si tu n’y vas pas, tu vas le regretter ». La pâte doit reposer une demi-heure, je la recouvre d’un torchon.
Les jours suivant l’annonce, j’ai poursuivi l’écriture de mon roman, j’ai photographié Bruxelles, j’ai chanté à la chorale, j’ai semé des radis sous abri, je suis allée au cinéma. Deux fois.
Ma mère est morte et je continue à vivre. Mon deuil ne ressemble à aucun de ceux que l’on veut nous donner pour modèle. À chacun sa détresse et le droit de la digérer comme il l’entend. Je ne pleure pas, je pense à tous les enterrements auxquels j’ai assisté. Je pense aux filles qui perdent une mère qui les a aimées. Je soulève légèrement la pâte avec une spatule en bois et, dans le doute, je lui accorde encore une demi-heure de pause.
De mon enfance à trois dans un appartement aux murs pastel, je garde peu d’images. Il ne me reste que des silences, des non-dits et des mystères. Plonger dans les livres m’a permis de ne pas être dévorée par les ombres.
Ma mère est morte. Mon cerveau a enregistré l’information. Je continue d’attendre une caresse sur ma joue. La date de l’enterrement, je la connaissais. Mercredi 25 novembre. Il s’est déroulé à dix minutes de bus de chez moi. Depuis mes quarante ans, je savais que je n’irais pas. Je pense à celles qui perdent une mère adorée et je recouvre le moule à cake de papier sulfurisé.

Le jour des funérailles, j’ai traîné dans une papeterie. Je collectionne des cahiers de toutes les tailles et de toutes les couleurs. J’y note des bouts de phrases, des idées de titres, des citations de poètes et des paroles de chansons. J’y jette tout ce que je capte autour de moi et en moi. Ce matin-là, devant le présentoir des stylos, je me suis demandé comment l’avis nécrologique était rédigé, et si mon nom y figurait. Avec à droite, en italique, sa fille. Puis plus bas, avec une grande tristesse. Quelqu’un aura-t-il décidé à ma place ce que je ressens ? Était-on en train de parler d’elle en termes élogieux, de dire que c’était une bonne mère ? Au début de la cérémonie, un concerto de Tchaïkovski ou une sonate de Bach ? Lui ont-ils mis sa robe bleue ? Son visage est-il enfin apaisé ? Qui a choisi le cercueil, les fleurs ? Était-elle consciente au moment de quitter ce monde ? Comment est-elle partie ? A-t-elle eu peur ? Elle détestait être seule. Le noir l’effrayait. Il lui fallait toujours une lumière pour dormir. A-t-on glissé une lampe de poche dans son cercueil ?
J’ai craqué pour un carnet en cuir souple rose poudré, entouré d’un élastique plat orange vif. L’odeur de neuf émanait du papier velouté ivoire vélin. Fines lignes grises, enveloppe à soufflet à l’arrière. Il était parfait. J’aime l’esthétique, la douceur des couvertures, la virginité des pages, leur promesse d’inconnu. On enterrait ma mère et j’achetais un cahier.

Zut ! J’ai oublié d’ajouter la bière. J’allume le four sur 175 degrés. J’enfourne mon pain expérimental et advienne que pourra ! J’arrose l’asparagus. Une bergeronnette se pose sur le bord de la fenêtre. Ses plumes grises et blanches ponctuées de noir sont légèrement ébouriffées. Tête penchée, bec tourné vers le ciel, elle lance son pip-pip.
Le parfum du pain se diffuse dans toute la maison.
Ma mère et moi n’avons jamais cuisiné ensemble. Pas une fois elle ne m’a préparé un repas.
La sonnerie du four a retenti. La cuisson est terminée. J’aurais dû mettre plus de levure, la pâte n’a pas assez monté.
Ma mère est morte il y a un mois.

2
Toute la ville dort et moi j’écris. Depuis plusieurs mois, je suis immergée dans mon sixième roman. Mes personnages me maintiennent en alerte. Je commence à l’aube, encore dans mon lit, les yeux fermés. Les idées flottent à la lisière de mon inconscient. Pour ne pas qu’elles m’échappent, je n’allume pas la radio, je n’écoute pas de musique, je ne regarde pas mon téléphone. Je prends une douche fraîche et je descends ouvrir la porte qui mène au jardin. L’air s’engouffre dans ma petite maison de ville. Alors que d’autres pièces pourraient m’accueillir, je préfère travailler à la table de la salle à manger, la cuisine à deux pas, l’hortensia sous mes yeux et, sur l’appui de fenêtre, l’ange aux ailes mobiles, le totem en bois sculpté par un ancien amant et la carte-annonce d’une pièce de théâtre, Est-ce qu’on ne pourrait pas s’aimer un peu ? Je fais chauffer de l’eau et je concocte mon breuvage japonais. Je m’installe avec la théière parfumée de matcha genmaicha et un gobelet tordu en terre cuite, souvenir d’une initiation à la poterie et preuve que je ne suis pas la reine de la céramique.

L’écriture a débarqué dans ma vie à l’âge d’être grand-mère, un rêve d’enfant qui sommeillait en attendant son heure. J’étais photographe. Je tirais le portrait d’artistes, je sauvais des instants de fragilité et de beauté au cours des mariages. À ma façon, je racontais déjà des histoires.
Un jour, une phrase entendue à une terrasse m’a interpellée et poursuivie : « Ça fait vingt ans que j’ai renoncé aux hommes, à l’amour, et pour rien au monde je ne ferais marche arrière. Dans mon immeuble, il y a plusieurs femmes comme moi. » La nuit suivante, j’ai rêvé qu’une multitude d’immeubles de femmes qui renonçaient aux hommes émergeaient dans la ville. Cette obsession ne m’a plus quittée jusqu’à ce que je jette les premières lignes d’un texte sur une page : des personnages se sont imposés, un premier roman est né. Et depuis dix ans, je bataille avec joie pour rendre lisibles les mots qui fusent dans ma tête.

La Question subsidiaire, c’est le titre de ce sixième roman. Je commence un nouveau chapitre, un tournant important dans le récit. Le bip d’une notification interrompt mon élan. Je pensais les avoir toutes désactivées. Alors que je n’ai pas consulté Messenger depuis longtemps, je découvre un message.
« Bonjour Karine, nous avons appris le décès de ta mère. Condoléances de la part de Michèle et moi, tes cousines d’Amérique. Viviane Demilly. »
Un demi-siècle sans nouvelles, au point que j’en avais oublié leur existence. Ma mère avait coupé les ponts avec ses sœurs, ses nièces et son neveu. Elles sortent de nulle part.
Je ne réfléchis pas, je réponds instinctivement. « Bonjour Viviane. Quelle surprise de te lire ! Comment avez-vous été informées ? J’espère que mes cousines d’Amérique se portent bien. Take care. »
Elle réagit dans l’heure. « Michèle et moi fêtions New Year’s Eve. Nous parlions de notre enfance. En surfant sur le Net à la recherche de notre famille belge, nous avons découvert que ta mère venait de mourir. Sur l’annonce nécrologique, j’ai lu que tu es grand-mère, comme moi… »
Le mot « famille » me percute. Le barrage cède. Je pleure. Je ne sais pas si c’est de la colère, de la tristesse ou du désespoir. Je suis nue. Totalement vulnérable.

La lumière bleue de mon ordinateur brille dans le noir. J’ai oublié quel était ce rebondissement dans l’intrigue que je m’apprêtais à écrire. Je découvre qu’il existe des tas de sites de généalogie, je fouille, j’explore. Des lieux, des dates me questionnent, secouent chacune de mes cellules. Quiconque s’est déjà lancé en quête de ses origines a dû être saisi du même vertige.
J’éprouve un tel besoin de découvrir un clan, une tribu, un groupe. D’appartenir à une communauté. J’encode le nom de jeune fille de ma mère : Schamisso.
Ses parents : Georges et Rissia.
Ses sœurs : Lydia et Valia.
Rissia se nomme tantôt Raïssa, Ryssia ou Rose. Ma mère, elle, se nomme Germaine ! Elle se faisait appeler autrement. Étrangement, Germaine ne comporte pas de « a » final et ne ressemble en rien à un prénom russe ou juif.
Je découvre aussi qu’elle avait un frère ! Joseph. Mon oncle. J’ai du mal à le croire, je relis pour vérifier.
Sur un site apparaît maintenant ma date de naissance ; juste en dessous, un espace vide pour la date de mon décès. D’un geste vif, je referme l’ordinateur. Je suis là pour rechercher mes ancêtres, je n’avais pas prévu de me confronter à ma finitude. J’attrape une feuille et je trace les contours d’un arbre. Le tronc, les branches.
Je connais si peu d’eux. Je veux tout savoir.
Les noms qui surgissent convoquent quelques timides images, des bribes effilochées, fragments de mon histoire familiale si longtemps étouffée.
Ma grand-mère, Rissia. Je me souviens de la fable du gendarme et du voleur qu’elle m’a si souvent racontée et des montagnes de piroshkis qu’elle cuisinait. J’en raffolais.
Mon grand-père, Georges. Diamantaire, il prenait tous les jours le train pour Anvers, d’où il me rapportait des gosettes aux myrtilles.
Je n’ai jamais goûté au lait maternel et pourtant ma mémoire est gourmande.

Des fantômes sortent de partout. À quoi bon exhumer ces défunts ? Ils ne me tiendront pas compagnie. C’est trop tard. Je plie la feuille avec l’esquisse de l’arbre et la glisse dans le soufflet à l’arrière du carnet. La pieuvre se plaque à mon ventre. Je la connais par cœur, elle m’accompagne depuis toujours. Sa tête grosse comme un ballon de rugby. Je ferme les yeux pour ne pas croiser ses pupilles noires. Six tentacules me ceinturent l’abdomen, deux enserrent mon cou. Elle se cramponne. Elle m’étrangle. Que cherche-t-elle à m’apprendre ? « Zhizn prozhit – ne polé pereïti », me répétait Rissia avec son accent savoureux. « La vie, ce n’est pas traverser un pré. »

J’étouffe, j’ai besoin d’air. Je dévale les escaliers. Pas le temps d’enfiler mes baskets, j’attrape une veste au portemanteau de l’entrée, mes clés sur la console, je claque la porte. Saloperie de pieuvre, saloperie de généalogie !
Je monte la rue pavée, je me faufile dans l’impasse, j’entre dans le parc.
J’ai le privilège de vivre en ville, à cinq cents mètres de la campagne. À gauche, la grande prairie en pente douce. Chèvres à longues barbichettes de grand-père et moutons bouclés cohabitent en harmonie derrière les palissades en bois. Trois moutons bruns à tête noire font la course, les autres entourent les agneaux.
Je dépasse la ferme, je longe le potager et j’arrive dans la deuxième prairie. Hautes herbes parsemées de fleurs jaunes et jeunes poiriers élancés surplombent les maisons en contrebas. D’habitude, je savoure ce charme bucolique. Aujourd’hui, tout me semble menaçant. Un arbre foudroyé, fendu en deux, exprime la force nécessaire pour briser le silence. L’allée de pins dont les branches se touchent et forment une arche devient le tunnel obscur que je dois traverser.
Les tentacules de la bête marine s’accrochent. Encore un tour, l’inconfort va peut-être s’estomper. Je marche jusqu’à épuisement. Un pas après l’autre. Tant que je resterai en mouvement, je ne m’effondrerai pas.

Je veux savoir qui était cette femme dont l’absence a toujours pris une place immense. Comprendre enfin de quelle substance elle était faite. Elle ne m’a pas transmis son histoire. La famille d’Amérique a été rayée de la carte. À la maison, les mots « Shoah », « exode », « Seconde Guerre mondiale » ne faisaient pas partie du vocabulaire. Le mot « nazi », jamais je ne l’ai entendu. J’ai été tenue à distance.
Je fais demi-tour, les nuages s’amoncellent, j’ai froid.
Je rentre chez moi sous une pluie battante. Ma veste dégouline sur le plancher ; j’ouvre le frigidaire, je déchire le paquet mauve et blanc et je mords dans un premier Mélo-cake… Coque en chocolat, moelleux de la meringue, croquant du biscuit, je m’enfile les douze. Comme quand j’étais enfant. Me remplir, peser plus lourd, me lester, ne plus avoir l’impression de flotter, m’anesthésier. Je m’écroule dans le canapé, où je m’endors.

Je me réveille deux heures plus tard avec une idée tenace. Écrire l’histoire de ma mère à travers l’itinéraire des Schamisso.
J’ouvre mon ordinateur, je crée un nouveau dossier. Je le nomme « Terra incognita ». Je commence.
10 mai 1930. Germaine voit le jour. Dans le couloir de la clinique, son père, son frère et ses sœurs l’attendent avec impatience. Deux ans qu’ils ont fui la Russie. Peu à peu, ils tentent de reprendre confiance, de trouver leurs marques, et cette petite dernière, née sur le sol belge, un pays en paix, arrive comme une confirmation que tout va bien maintenant, ici, à Anvers.
J’aime ce moment où les mots s’enchaînent. La ville… Je cherche des termes précis pour décrire Anvers, je m’égare dans les synonymes. J’écris dix lignes de plus, je les efface. Ce n’est pas assez fort. Il me faudrait une photo pour m’aider à planter le décor. Je ne connais pas leur adresse. Vivaient-ils près du port, au son des bateaux et des mouettes ? Ou à proximité du quartier des diamantaires ? Comment étaient-ils habillés ? Je tente un autre incipit, caméra à hauteur d’enfant.
Souliers vernis, Germaine a six ans, elle joue dans la rue…

Quel est le nom de la rue ? À quoi jouait-elle ? Quand j’invente des histoires, je dois toujours canaliser un débordement, trier les idées, choisir et déployer. Ici, l’inspiration me manque. Je ne connais rien de leur vie.
Il me revient que j’ai confié à un journaliste il y a quelques années mon désir d’écrire une saga qui commencerait en Russie au début du XXe siècle. Suis-je au pied de cette saga ? On dirait le nom d’une montagne. Le mont Saga. Aurai-je le courage d’entamer l’ascension ? Mes yeux s’arrêtent sur une des planches de ma bibliothèque. Bien serrés, Nina Berberova, Tchekhov, La Vie au temps des Romanov, Docteur Jivago, toute l’œuvre de Romain Gary. Contexte russe, âme russe, âme ashkénaze. Cette fois, je tiens le fil…

3
Dans le salon de la rue Général Capiaumont, la lumière chaude du printemps éclabousse le piano. Germaine entame les premières notes de la Sonate au clair de lune.
Sol do mi sol do mi…
Adagio sostenuto. Elle sait que le premier mouvement doit être abordé avec une grande délicatesse pour respecter le tempo lent et réussir les arpèges en triolet. Ce matin, elle le joue avec un entrain particulier. Demain elle aura dix ans. Dix ans le 10 mai.
Elle sourit. Sa nouvelle robe l’attend dans sa chambre, vivement qu’elle la porte ! Les mesures s’enchaînent, elle pense aux cartes d’invitation qu’elle a dessinées. Elle a convié cinq élèves de sa classe à fêter son anniversaire. Myriam, sa meilleure amie, arrivera certainement la première.
Elle a supplié sa mère de ne pas cuisiner de bortsch pour que l’appartement n’empeste pas le chou. En revanche, des vatrouchkas, oui. Elle raffole de ces chaussons croustillants en pâte feuilletée, fourrés de fromage blanc.
Sol do mi sol do mi…
Ses parents ont promis de lui offrir une poupée. Dans sa chambre rose, deux étagères leur sont réservées. Pourvu que son petit papa, son Papochka, oublie sa radio et ses sourcils froncés. Ces derniers temps, il colle beaucoup l’oreille au transistor. Elle préfère quand il lui joue un air d’accordéon ou lui raconte une blague.
Elle attaque le deuxième mouvement en ré bémol majeur. Allegretto. Son préféré. Le plus joyeux des trois.
Sa grande sœur, Lydia, surgit en chantant La Traviata à tue-tête.
— Cesse immédiatement ce vacarme ! s’égosille la cantatrice.
— C’est toi qui fais du bruit. Tu m’empêches de m’exercer.
— La prodige par-ci, la prodige par-là. Et ces gants que Mama t’oblige à porter pour protéger tes mains, c’est ridicule !
— Tu es jalouse.
— La place que tu n’as pas eue, tu la veux au centuple. Aujourd’hui, il n’y en a que pour toi. Odessa, tu n’as pas connu, la Russie tu n’as pas connu. Tu te venges parce que tu n’étais pas avec nous.
Germaine ne se venge pas, elle répète le morceau que son professeur lui a demandé d’étudier pour la semaine suivante.
Quand ils parlent de leur vie sans elle en Russie, ça lui pince le cœur. Lydia le sait et elle appuie là où ça fait mal.
Elle préfère quand Mathilda, sa grand-mère paternelle chérie, l’accueille dans ce monde et lui raconte d’une voix teintée de regrets les longs mois d’hiver, les chapkas en fourrure, les descentes en luge et les bonshommes de neige. Elle décrit si bien la maison au coin de la rue Pouchkinskaya, les escaliers dévalés, la cachette dans l’arrière-cuisine, le samovar de thé brûlant et les tasses minuscules, les boîtes en loupe remplies d’oursons en massepain, les ballades à l’accordéon, les légendes, les superstitions et les chansons.

De toutes les histoires de Mathilda, celle qui lui plaît le plus, c’est la rencontre de ses parents, Rissia et Georges. À quinze ans, têtue et déterminée, Rissia a quitté son village pour se rendre à Odessa à deux cents kilomètres de là. Elle s’est inscrite dans un lycée réputé et grâce à l’aide financière, consentie à contrecœur par son père, elle a pu louer une chambre. Sa logeuse recevait souvent la visite d’un neveu, Georges, étudiant en musique de dix-neuf ans. Après avoir courtisé la jeune pensionnaire pendant quelques mois, il a demandé sa main et ils se sont mariés en 1915.
Quand Mathilda évoque les facettes brillantes de cette période faste – la blanchisseuse, le portier, le remonteur de pendules, le cireur de parquets, le cuisinier et les femmes de chambre –, Germaine perçoit l’émotion dans sa voix. Elle partage un lien privilégié avec sa Babouchka, celle qui la prend dans ses bras, lui chantonne à l’oreille. Elle est tellement nostalgique des Romanov que ses larmes refroidissent le thé brûlant quand elle évoque le tsar Nicolas, la tsarine Alexandra et leurs cinq enfants – les grandes-duchesses Olga, Tatiana, Maria, Anastasia et le tsarévitch Alexeï, un fils arrivé après quatre filles – assassinés par les bolcheviks dans leur résidence assignée de l’Oural.

Lydia l’a interrompue et emmenée loin de sa chère musique. Germaine se sent désemparée. Assise, elle regarde d’en bas sa grande sœur dont elle n’a jamais aimé la bouche frémissante quand elle se fâche. Elle aimerait reprendre le morceau qu’elle étudie. Ses mains sont arrêtées dans le temps. Des images continuent de traverser son esprit.
Elle a si souvent entendu et réentendu ces récits. La nounou Svetlana gardait ses sœurs et son frère quand leurs parents sortaient au théâtre ou assistaient à des bals. Autoritaire, corpulente, les joues rouges, elle déroulait devant l’icône, à la lumière tremblotante d’une veilleuse, les contes de fées : Le Poisson d’or, Le Poulain bossu, la sorcière Babayaga et son isba aux effrayantes pattes de poulet.
— La Russie, j’aurais beaucoup aimé être là-bas.
— Tu crois que c’était seulement le rêve ? Tu es bien naïve de ne croire que les histoires dont te berce Mathilda. Sur la fin, c’était terrible. Les domestiques ont été congédiés. Les garde-manger étaient vides. Pour nous aider à oublier la faim, Mama nous lisait Les Malheurs de Sophie et Les Grandes Vacances de Sofia Fiodorovna Rostoptchina, la comtesse de Ségur. Nous, les enfants, nous percevions beaucoup d’inquiétude dans les intonations des adultes.
Germaine se bouche les oreilles. Lydia poursuit sa litanie.
— C’est pas ce que tu crois, les amis réfugiés chez nous dormaient par terre sur des matelas, papa avait cloué des planches aux fenêtres pour qu’aucun regard ne s’immisce à l’intérieur… Tu as de la chance de ne pas avoir connu tout ça !

Germaine avance les mains vers les touches du piano. Lydia, referme le couvercle. La pianiste a juste le temps de retirer ses doigts.
— Arrête de jouer ! C’est nous qui avons trinqué ! Ce n’est pas toi, la reine. Les bolcheviks avaient conquis Odessa et prenaient des notables en otage. Nous avons été obligés de nous cacher… Papa était étiqueté parasite bourgeois, il ne trouvait plus de travail… Les deux tiers de notre maison avaient été réquisitionnés… Pendant que toi, assise devant ton piano, tu te prends pour Beethoven avec, avec… Tu me chauffes les oreilles, tu n’as pas connu le marché noir, je faisais la queue pendant des heures pour remplir un pot de lait, Mama tentait d’échanger des diamants contre du charbon, du tissu ou de la farine. Si elle avait été capturée, elle aurait été exécutée.
Assise devant le piano fermé, Germaine est stupéfaite par la violence de Lydia.
— Les parents se persuadaient que la situation pouvait encore se stabiliser. Ils ont toujours espéré que la révolution ne dure pas. Notre grand-père Joseph s’opposait fermement au départ. Il s’imaginait que nous étions protégés par son argent et ses relations. Nous avons attendu sa mort pour tenter de quitter la Russie. Ils ont pris un risque énorme. C’était devenu quasi impossible.

Germaine referme sa partition, ses mains sont moites, elle les frotte contre sa robe, elle rajuste une mèche de ses cheveux derrière son oreille.
— Mama a marché trois jours et trois nuits à travers la forêt, parce qu’elle avait appris que le tsar serait présent dans la ville de Zatoka. Elle avait dans sa poche une feuille de papier sur laquelle elle avait écrit en majuscules Aidez-nous à partir. Elle a attendu sur la place Magdalena et quand le carrosse est passé devant elle, elle s’est jetée sur les pavés pour immobiliser les chevaux. Le tsar est descendu, elle lui a glissé le papier dans la main.
La colère de Lydia ressemble au troisième mouvement en do dièse mineur. Presto agitato. Un tempo rapide et agité qui exprime le tumulte.
Germaine aimerait tant reprendre le morceau, retrouver le cocon bienveillant de la musique. Lydia l’en empêche. Presto agitato. Elle agite les mains dans tous les sens. Sa voix résonne dans la pièce.
— Il fallait partir mais ça nous a brisé le cœur.
Elle poursuit de plus belle. Leur mère dissimulant des bijoux et des billets de banque dans les doublures de vêtements usagés. L’exode, en zigzag, d’Odessa à Moscou, de Moscou au Caucase, du Caucase en Crimée. Le bateau couvert de neige. Le départ du port de Constantinople, le froid terrible. Les côtes de la Turquie qui s’éloignent. La mer Noire, l’exil vers la France et au bout, à l’horizon, Nice, puis Anvers, le gris, la pluie…
Germaine l’interrompt.
— Ici, on est en sécurité, Papochka veille sur nous.
— Pour l’instant tout va bien, mais le malheur traversé ne protège pas d’un nouveau malheur.

Lydia s’assied sur le canapé. Elle semble avoir épuisé un flot de colère. Germaine ouvre le piano et continue le deuxième mouvement de la sonate, plus calmement. Rythme à trois temps, soixante mesures exactement, cinq bémols à la clé, si mi la ré sol. Les notes l’apaisent.
Elle a beau s’appeler Schamisso, tout la distingue. Elle possède un don pour la musique. Elle est la seule à être née en Belgique. Elle est beaucoup plus jeune que son frère et ses sœurs. Joseph a vingt-quatre ans, Lydia, vingt-deux, Valia, dix-sept. Tous russes.
Elle voudrait tant leur ressembler. Elle aurait aimé partager avec eux cette période insouciante, balisée de bonshommes de neige et d’oursons en massepain. Tsar, révolution… Elle a capté des mots, des phrases qu’elle additionne, combine, associe pour compléter l’histoire qu’on lui raconte. De cette époque où elle n’était pas encore née, du voyage d’Odessa à Anvers, on lui en dit trop et pas assez. Demain, c’est son anniversaire et rien ne l’empêchera de se réjouir.

4
Dans mon nouveau carnet, en haut à gauche de la première page, j’ai écrit où je me trouve aujourd’hui et la date. Ce sera le journal de bord de mon enquête, les étapes de l’ascension du mont Saga. Je redoute les mois que ce travail de recherches va me prendre, j’ai peur des émotions qui déferleront, j’essaye de terminer mon sixième roman et j’ai tellement d’autres choses prévues. Dédicaces, dîners avec mes amis, peindre ma chambre, m’occuper de mes petites merveilles le mercredi, mes petits-enfants, « mes zamours ». Et surtout, j’appréhende de consumer trop de temps avec celle dont le moindre souvenir m’écorche. Le mot famille a réveillé le manque. À sonder ce manque, vais-je me sentir libérée ou désarçonnée, nourrie ou affamée ? Retrouverai-je un jour ma tranquillité ? Je lève la tête de mon carnet. Installé sur une chaise, un gros matou me regarde. Je l’ai déjà vu traverser le jardin. Il est entré par la porte ouverte sans que je m’en aperçoive. Lion miniature à l’épaisse fourrure rousse, brune et blanche et aux extraordinaires yeux verts bordés de noir. Il ne porte pas de collier. Son ventre rebondi témoigne qu’il n’est pas abandonné. Il ou elle ? Je décide de l’appeler Ma Beauté. Je n’ai pas de chat. Qui s’en occuperait quand je m’absente ? Ce n’est pas un objet qu’on peut déposer à la consigne. Il serait malheureux, je lui manquerais. Et vice versa. Celui-là, au lieu d’être malheureux quelque part, il débarque chez moi et prend ses aises. Je ne sais pas d’où il vient. Comme ma mère, finalement.
Ma mère ne parlait jamais de sa famille ni de son passé. Je pressentais que c’était une zone interdite dont il valait mieux ne pas s’approcher. Moins elle voulait m’en dire, plus je voulais savoir. Parfois, je rassemblais mon courage. Puis je lançais une salve de questions. Un jour, j’ai eu droit à une réponse. La phrase a claqué : « Ma vie a basculé le 10 mai 1940. » Et après, plus rien. J’ai longtemps essayé de décoder son mutisme. Puis j’ai renoncé, je me suis protégée. Elle n’a jamais initié une conversation.
Le stylo bille noir pointe fine glisse sur la page de mon carnet, nous devenons intimes. Me renseigner sur la grande Histoire me donnera des indications sur la petite histoire. Je cherche sur Internet.
Le nouveau crime hitlérien.
L’Allemagne attaque la Belgique.
La brutale agression n’a été précédée d’aucun ultimatum, d’aucune démarche diplomatique.
La une du journal Le Soir du 10 mai 1940. Je l’imprime.
Le jour de son anniversaire ! Je n’avais jamais associé les deux événements. Je remonte un grand panneau en liège de la cave. J’y punaise la une du journal.

5
Depuis la veille, la table a pris un air de fête. Les bougies attendent dans le tiroir du meuble de l’entrée, les vatrouch-kassous un torchon. Dans quelques heures, les invitées sonneront. Myriam la première. Excitée à l’idée de déballer ses cadeaux, Germaine sort de son lit et se précipite hors de sa chambre.
Quelque chose cloche. Ses parents, sa Babouchka et ses sœurs sont déjà habillés alors qu’ils prennent toujours le petit-déjeuner en peignoir. Tous affichent un air grave.
Son père replie son accordéon et le dissimule sous une couverture dans l’armoire du couloir. Elle regarde ébahie sa mère cacher la petite horloge du salon dans le panier à linge, jeter des chandails et des passeports dans un sac, envelopper le chandelier de shabbat, les couverts en argent, le samovar et une icône dans des châles. Elle décroche la mezouzah de la porte du palier, hésite un instant avant de l’enfouir dans son corsage. Germaine ne comprend pas ce qui se passe. Cette mezouzah, qu’elle effleure chaque matin en partant à l’école, les protège. Son ventre se serre. Elle voudrait qu’on lui explique la raison de cette agitation.
Elle entend une explosion, des cris. Elle se précipite à la fenêtre. La rue Général Capiaumont est pleine de monde. Des femmes en manteaux de fourrure sur leur chemise de nuit, des gens en sabots qui se signent, des chiens errants, des jeunes filles avec des bébés dans les bras, des enfants seuls avancent sans se retourner. Où vont-ils ?
— Éloigne-toi de la fenêtre, ordonne Georges.
— Va chercher tes gants, crie Rissia.
— Les Allemands arrivent.
— Il faut quitter Anvers, quitter la Belgique.
— En Russie, on a trop attendu.
— On est restés coincés des années.
— Cette fois on ne sera pas piégés. Valia pleure. — Bystro !
— Bystreye !
Germaine se mord la lèvre au sang. Des larmes perlent au coin de ses yeux. Lydia saisit fermement sa main et l’emmène dans sa chambre. Elle retourne le contenu d’un tiroir sur le lit.
— Enfile ça.
— Lydia, il fait beaucoup trop chaud.
— Ne discute pas.
Malgré la température élevée, elle doit superposer des collants et plusieurs couches de vêtements. Cette laine la gratte. On ne lui fournit toujours pas d’explication. Les bijoux sont répartis entre les trois enfants. On lui confie la montre en or de son père. Germaine empoigne Katiouchka, sa poupée préférée, celle à qui elle a donné un nom russe. Dans la poche de sa robe, elle glisse en cachette la plus petite des matriochkas en bois.
Au moment de sortir, Georges revient sur ses pas, saisit la jolie boîte en acajou au couvercle coulissant, posée sur la commode de l’entrée, vérifie que tous les pions du jeu d’échecs sont rangés à l’intérieur et la lui tend.
— Je te la confie.
Elle la glisse dans son sac.
— Toropites’ ! Dépêchez-vous !
— Vite

Extraits
« Je sais si peu de choses. Un message glissé dans la main du tsar, une ferme en France, le dernier bateau pour l’Amérique, un concert donné par ma mère à Carnegie Hall lorsqu’elle avait 15 ans, un piano offert par un donateur anonyme… Ces lieux, ces événements surgissent de très loin, pièces de puzzle éparpillées. Je découvre les membres d’une famille ballottée d’un lieu à l’autre du globe. » p. 47

« Et après, terminé ! Au revoir les Schamisso. Do svidaniya Schamisso. Je suis épuisée. Je reviens de loin. La vie est un fil. Le fil tremble. Je ne suis pas équilibriste.
Je ne peux pas me réconcilier.
Il faut une dispute pour se réconcilier.
Il n’y a pas eu de dispute.
Il y a eu le néant, le silence, le vide, le rien. » p. 263

À propos de l’autrice
Karine Lambert © Photo DR

Observatrice et sensible au monde qui l’entoure, Karine Lambert est une romancière et photographe belge. Derrière son objectif, elle capte des instants de vie essentiels : éclats de rire, de fragilité et de vérité. Que ce soit avec des images ou avec des mots, elle raconte ce qui la touche. Passionnée par l’être humain et sa capacité à se réinventer, les thèmes qu’elle explore et les univers qu’elle crée sont à chaque fois très différents. Il est cependant toujours question d’amour de la vie, de perte de repères et de solidarité. Ses livres sont publiés en treize langues dans plus de vingt-cinq pays.
« Écrire, c’est mettre de l’ordre dans mes émotions, un espace de liberté, un grand terrain de jeu … et vivre toutes les vies que je ne vivrai jamais. Je suis tour à tour danseuse étoile, gardien de zoo ou platane centenaire. » (Source : Éditions La Belle Étoile)

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