Tout ce que le ciel promet

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Agnès Vannouvong aimerait bien savoir si elle va enfin rencontrer le grand amour. Julie Estève voudrait connaître les raisons qui ont poussé sa tante et son oncle au suicide. Les deux amies décident alors de recourir aux sciences occultes et de partager leurs expériences dans un roman qu’elles écrivent ensemble.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les deux romancières et les sciences occultes

Depuis quatorze ans Julie Estève et Agnès Vannouvong sont de grandes amies. Et comme toutes deux partagent un goût prononcé pour les sciences occultes, elles ont choisi d’explorer chacune leurs questions existentielles et d’échanger leurs expériences dans ce roman. Deux quêtes qui n’oublient jamais de faire la part belle à la littérature.

Il y a quatorze ans, à l’occasion d’un voyage de presse à Metz pour une exposition d’art intitulée L’Infamille, Julie Estève a fait la connaissance d’Agnès Vannouvong. Si la drague sans vergogne d’Agnès n’a pas été couronnée de succès, les deux jeunes femmes sont devenues de grandes amies, chacune suivant avec intérêt le travail de l’autre. Jusqu’à ce que naisse l’idée d’écrire à quatre mains, en constatant qu’elles envisageaient toutes deux d’avoir recours aux sciences occultes pour avancer dans leur envie d’élucider un grand mystère.
Pour Agnès, en manque d’amour, il s’agit de savoir si elle va enfin rencontrer l’âme-sœur, le grand amour tant espéré.
L’ambition de Julie est toute autre, elle veut creuser son histoire familiale et tenter de faire parler son oncle et sa tante qui se sont tous deux suicidés. Chacune des romancières va consulter un voyant, un medium, un tarologue et autres spécialistes et livrer à son amie le résultat de ses séances.
Agnès ouvre le bal. Sa rencontre avec Pierre Lunère est assez encourageante, puisqu’il lui confirme des détails de sa vie privée et familiale. J’ajouterai que pour les mécréants comme moi, ces révélations relèvent plutôt d’une technique bien rôdée d’extrapolations à partir d’échanges qui peuvent sembler anodins mais qui sont déjà très parlants.
C’est du reste aussi la méthode qu’emploie le premier interlocuteur de Julie, Henri V. Il est prompt à lui parler technique, à lui conseiller de lire des ouvrages de « spécialistes » des sciences occultes et à l’encourager dans son projet.
Suivront des consultations avec Marilyn – Alice, une coach de vie spirituelle rencontrée en covoiturage, Maya la kinésiologue, Jeanne qui fouille les archives akashiques pour Agnès, Ariel Freidman et Chloé l’énergéticienne pour Julie. Sans oublier Carole, leur psy commune. Et Lisa. Et Tiffany. Et le père de Julie. Et Claire Barré qui les convoque à une séance de chamanisme. Et enfin Ariane la voyante qui vient conclure leurs parcours respectifs.
Ariel Freidman est sans doute la figue la plus représentative de cette insolite galerie. Il réussit à convaincre Julie avec une seule phrase, laissée sur son site internet : « Vous n’avez pas besoin d’y croire pour que cela fonctionne. » Et elle va se laisser prendre. Après une séance d’hypnose, elle se sent totalement transformée : « l’autorité de la kippa, la musique, l’intelligence de cet homme, et le côté mystique, ça marche. Je suis arrivée serpillière, je repars volcan et papillon à la fois. »
Mais rassurez-vous, le roman ne se veut pas une apologie de ces pratiques. J’irai même jusqu’à dire qu’elles ne sont que prétexte à échanger. Car tout le reste est littérature.
Agnès raconte ses relations familiales difficiles, son homosexualité mal acceptée, ses amours contrariées. Julie nous dit avec la même franchise et la même plume acidulée ses retrouvailles avec son enfance, sa famille et son père. Deux voyages intérieurs bouleversants. Et si, au bout du compte, comme le dit Julie avec cette magnifique formule « les vivants restent à l’intérieur de leur pourquoi », on aura partagé leurs quêtes et surtout goûté à leur belle fraternité.

Tout ce que le ciel promet
Julie Estève et Agnès Vannouvong
Éditions du Seuil
Roman
192 p., 19,50 €
EAN 9782021549249
Paru le 3/05/2024

Où ?
Le roman est situé à Paris. On y évoque aussi le Laos, le Cambodge, le Vietnam, la Thaïlande ainsi que des voyages à La Rochelle, à l’abbaye de Maumont en Charente, à Chartres, Ajaccio et Amorgos dans les Cyclades, Toulouse, Lille et la Drôme provençale.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Deux amies romancières tentent d’apaiser leurs angoisses existentielles en consultant des voyants et autres pratiquants des sciences divinatoires. Agnès, malheureuse en amour, se demande continuellement : vais-je trouver la femme de ma vie ? Julie, quant à elle, voudrait résoudre l’énigme familiale autour de son oncle et de sa tante qui se sont donnés la mort.
La quête de soi de ces Thelma et Louise de l’invisible, qui nous entraîne dans l’univers trouble et troublant des extralucides, se transforme peu à peu en une émouvante odyssée humaine. Ode à la sororité, mal-être générationnel, secrets de famille sont au cœur de situations et de dialogues à l’humour omniprésent, à l’autodérision salvatrice.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Quartier livre)

Les premières pages du livre
« Agnès Vannouvong
J’ai 45 ans, et j’enseigne à l’Université de Genève. Je dis souvent que je suis écrivaine, je le dis même à mon plombier ou quand je descends acheter un croissant, comme si ça me sauvait de tout. À 12 ans, j’ai écrit sur une fiche – j’en avais une collection – que j’aurais le prix Nobel avant mes 50 ans. Il me reste cinq ans. Sur le papier, ma vie n’est pas si mal : j’ai un appartement acheté avec mes propres deniers, rue des C. à Paris ; je ne dois rien à personne. C’est un pied-à-terre clair, un nid d’aigle tout confort où je ne vais jamais parce que je ne suis jamais là. Je ne suis pas attachée aux objets à part mes bouddhas rapportés de voyages en Asie du Sud-Est, ma bibliothèque sur mesure et un poivrier en bois Peugeot que j’ai eu au rabais parce que au moment de payer j’ai dit à la fille que j’étais écrivaine. Je n’ai pas d’enfants mais j’ai mes romans. Je n’ai pas d’enfants mais j’ai mes amis à qui je rends visite partout dans le monde. J’ai des parents vaillants, une mère asiatique et un beau-père français. Je suis l’enfant unique d’une mère laotienne et d’un père thaï, mort il y a deux ans – c’est compliqué. J’ai une demi-fratrie à qui je ne parle plus.
Ma vie amoureuse est catastrophique. J’ai eu une longue histoire entre 20 et 30 ans. Après, je n’ai plus aimé ou peu ou pas assez ou mal. J’ai longtemps pensé que je ne pouvais exister sans amour. Pleinement, j’entends. Je sais que c’est une croyance inventée et l’invention d’une fragilité. Depuis des années, je cherche. J’ai tout tenté. Lasse des histoires impossibles, j’ai décidé de me tourner vers les arts divinatoires : j’ai confié mon cœur au tarot de Marseille. Sinon, pour soigner mes angoisses et mon hypocondrie, je consulte toutes sortes de guérisseurs. À la manière d’un jeu de piste amoureux, j’ai suivi à la lettre les prédictions des oracles et je me suis rendue dans les lieux évoqués lors des consultations. La croyance est l’un des plus puissants anxiolytiques.
Chaque jour, chaque nuit, depuis quinze ans, je me pose la même question, toujours : vais-je trouver l’amour de ma vie ? Julie me dit que c’est grotesque – en quoi serait-ce formidable de passer son existence avec une seule personne, ça n’existe pas, c’est une fiction. Elle me conseille d’aimer chaque fois. Elle m’écoute avec patience, je ne sais pas comment elle fait, et elle me dit tout le temps de me calmer. Quand on a commencé à écrire à quatre mains, je n’imaginais pas jusqu’où cette histoire allait m’emmener.

Julie Estève
J’ai 43 ans quand je commence ce livre avec Agnès. Je suis écrivaine et j’habite rue des Goncourt – c’est ridicule. J’ai un fils de 2 ans ½ : Saul. Il porte fièrement son nom de roi. Il est sublime et drôle et chiant ; il se roule par terre en hurlant – je suis épuisée. Je vis avec un mec extraordinaire, mais je ne supporte pas le couple, ce on social. J’ai un problème avec le concept de famille et je voudrais tout réinventer, saisir une liberté au fond de ça. Je rigole tout le temps, sinon je pleure. J’aime la solitude plus que le reste, mais une fois seule je passe ma vie au téléphone. Sans solitude, j’étouffe. J’adore sortir, boire des verres dans les bars, danser, marcher. C’est en marchant que mes livres s’écrivent. Je suis fascinée par la nature humaine, les phrases des autres, par leur histoire en général : je ne m’ennuie jamais. Je crois que l’art et la poésie peuvent sauver des vies ; il n’y a pas si longtemps, je pensais l’inverse.
43 ans, c’est un bon âge pour défaire le silence. J’ai voulu ce livre pour écrire une déclaration d’amour à mon père, cet être complexe qui traîne dans ses yeux l’intelligence et le chagrin. Et pour son frère et sa sœur, Jean-Luc et Perrine, qui se sont suicidés quand ils avaient 28 ans.
Les suicidés ne sont pas des morts comme les autres. Ce sont des défunts introuvables – des interdits. Des gens qui n’ont plus de récits, ou bien des mensonges et des larmes. Je ne sais rien de ce fragment oublié de ma famille, j’étais trop jeune pour me souvenir. Je voudrais leur offrir un endroit où aller, quelque chose comme un refuge – un livre. Je voudrais qu’ils soient certains qu’on les a entendus, regardés et aimés. Je voudrais les connaître, comprendre pourquoi ils se sont tués. Le silence qui les entoure s’est logé dans les recoins de mon âme – je cache un cri muet. Je veux que ce cri fasse du bruit, savoir d’où il vient et pourquoi il me harcèle. Je dois trouver le courage de casser les secrets, de trahir le silence : pour mon fils, pour les vivants, pour réparer les morts.
Je suis allée à la rencontre de mon oncle et ma tante en convoquant les fantômes et des mondes parallèles : j’ai pris rendez-vous avec des médiums, des voyants, des personnes bizarres qui croient aux archanges, aux esprits, cherchant à entendre quelque chose comme une vérité. J’ai présenté deux photographies de Jean-Luc et Perrine à ces gens qui communiquent avec là-haut, j’ai écouté ce qu’on avait à me dire. Puis j’ai confronté les vivants à la parole des morts : ce fut une déflagration, et un grand éclat de vie.

Pierre Lunère
(Agnès)
Le facteur dépose dans ma boîte aux lettres une enveloppe de taille standard marquée du tampon de mon éditeur, le Mercure de France. Un ciel bas, gris, Paris, derrière les fenêtres de mon appartement au dernier étage d’un immeuble sur les hauteurs. Il faut monter la côte de Ménilmontant, puis cinq étages sans ascenseur, et je suis bien, en nage et essoufflée – c’est parfait pour mon asthme. Il est 9 heures, café, radio, pyjama sans bas, chaussons-chaussettes, livre en cours – je suis écrivaine, ne l’oublions pas. J’ouvre le seul courrier annuel que m’envoie la comptabilité de Gallimard. France Inter dans la cuisine, l’émission commence. Le journaliste reçoit un ancien Prix Goncourt. Je prépare un café, le troisième de la matinée. Le couperet tombe : 350 euros et 40 centimes de droits d’auteur. Au bout de ma vie, j’appelle Julie comme chaque matin – on a nos petites habitudes. Ça va, Juju ? J’en ai ras le bol ! Devine combien j’ai gagné cette année. Elle éclate de rire, et dévale ses six étages pour récupérer le graal des éditions Stock. Alors ? Combien pour toi, Juju ? Une catastrophe !
À quoi bon imaginer des personnages, passer la phrase, la repasser, trembler devant son éditeur, recevoir les corrections, recommencer, enfin valider la quatrième, faire la photo de presse, se trouver moche, préparer le pitch pour les commerciaux, espérer la promo, haïr son attaché de presse, maudire son éditeur, être heureux comme un con après le retour d’un lecteur, mieux, d’un blogueur, relayer sur les réseaux la moindre critique positive de Babelio, et trois ans plus tard : trois exemplaires vendus ! Ce n’est plus possible. Je vais appeler Pierre, il va me tirer les cartes – histoire de faire un bilan. J’en profiterai pour lui demander si je vais rencontrer une nana. Rappelle-toi, il y a treize ans, il m’avait prédit des trucs dingues. Tu savais que Mitterrand et de Gaulle consultaient des voyants ?
Julie ne m’écoute pas. Hein ? Quoi Mitterrand ? Attends, Agnès, elle dit, j’ai une idée, une idée très excitante, une idée de livre. On va écrire un livre ensemble, un livre sur les mondes invisibles, sur les devins, les médiums, sur les passeurs d’âmes. On aura chacune notre quête, moi le secret de famille, et toi l’amour – ton obsession. On va tout dire, tout raconter, l’amitié, l’écriture, la merde : tout. T’en penses quoi ? Dis oui ! Qui n’est pas intéressé par la voyance, les fantômes, ce qui nous échappe ? Même ceux qui n’y croient pas, ça les fascine. À quoi sert la croyance, pourquoi les hommes en ont-ils tant besoin ? Quand tu iras voir Pierre, je t’en supplie Agnès, n’oublie pas de lui demander pour le livre ! Allez salut, j’ai à faire.

Lorsque je rencontre Pierre pour la première fois en 2009, connaître l’avenir ne m’intéresse pas spécialement. Mon amie Layla m’a parlé de son don extraordinaire. Je me rappelle ce rendez-vous avec précision malgré ma tête comme une passoire. Je vous attends samedi, métro Porte Dorée, 14 heures, surtout ne soyez pas en retard, j’ai horreur de ça ! Dans la rue, je l’identifie : il fait des gestes de fou en chuchotant depuis le trottoir d’en face, venez, mais venez donc ! C’est un type avec un jean, un tee-shirt blanc, des chaussures, des lunettes. Chez lui pourtant, rien ne répond aux normes. Je comprendrai plus tard que son être est un mélange d’agitation, de profondeur et d’humour noir.
Nous marchons sous le cagnard, il me dit qu’il voit des feuilles autour de moi et des livres partout. On entre dans un immeuble moderne, moche. J’entends mal ce qu’il raconte, il murmure – on n’est pourtant pas à l’Opéra Garnier ! Il est ici concierge et veut rester discret : aucun locataire n’est au courant de ses activités de voyance. Concierge et voyant, le combo est improbable et réjouissant. Il me demande si j’écris. Je viens à peine de commencer mon premier roman – l’histoire d’un don Juan en jupons. Il me lance alors cette phrase qui se plante dans mon cerveau : vous serez écrivaine. Il me prédit aussi la durée de ma relation avec ma compagne de l’époque : cinq ans. Je ne sais pourquoi je crois cet homme et ça me tord le cœur de vivre un amour en sursis – j’ai pourtant mon libre arbitre. Il me voit emménager avec elle, décrit les grandes fenêtres de notre futur appartement, un trois-pièces baigné de lumière. Il voit des voyages, beaucoup de déplacements. Avec G. on partira en Afrique, à Tahiti, aux États-Unis, en Asie, en Suède, en Espagne et en Angleterre.
Quand je sors de sa loge, je vrille : qui a le pouvoir de lire l’avenir ? Les jours qui suivent, prise de panique, je l’appelle. Quatre fois. Dix fois. Disons la vérité : je le harcèle. Je lui laisse des messages matin, midi, soir. Je suis possédée par l’idée de la fin de l’amour. Est-ce que G. va me larguer ? J’alterne entre humour et désespoir. J’envoie à Pierre des SMS absurdes. Êtes-vous sûr de ce que vous voyez ? Elle va me quitter ? C’est qui l’amour de ma vie ?
La croyance me rend tarée. La non-croyance se heurte à une forme de vérité. Ce type a vu des choses de mon passé, ma naissance en Thaïlande, ma mère laotienne qui collabore avec le gouvernement américain en pleine dictature communiste, son exil en France pour sauver sa peau – l’histoire insensée de mes parents.
Pendant sept ans, je n’aurai plus aucune nouvelle de Pierre le voyant : saoulé par mes appels intempestifs, il me ghosta carrément. Comme il l’avait prévu, mon histoire avec G. dura cinq ans – pile.
Je le rappelle un jour pour une question professionnelle ; contre toute attente, il accepte de me recevoir. Lors de cette séance, il m’apprend qu’il sort un livre, Dans la loge de l’ange gardien. Je m’y reconnaîtrai sous les traits d’une folle furieuse. À partir de là, on ne se quittera plus.

Mercredi 13 janvier 2022, il me donne rendez-vous près de la place du marché d’Aligre, dans un appartement minuscule tout en longueur. Des couleurs partout. Rouge, orange, vert. Ses chiens bavent et ronflent sur le canapé. Hanoï et Twiggy. Une pluie de perles et de bambou sépare les deux petites pièces. Je suis à l’intérieur d’un film d’Almodóvar. Pierre porte une barbe de trois jours, des yeux intelligents derrière des lunettes en écaille. Il a un côté prêtre orthodoxe qui aurait viré cool et gay – c’est un beau mec. Fin, droit, bondissant.
Il va se laver les mains, et les infos commencent à lui parvenir. L’eau est son canal premier, avant l’arrivée de la Voix. Il allume ensuite une bougie, sort son Tarot de Marseille, mâche des Nicorette. Il arrête encore la clope et l’alcool à cause de son mec qui est un ascète. Il dit, j’en ai parlé à mon médecin, il est cool mon médecin, il est alcoolique. Il m’a répondu que l’alcool est le meilleur lien social qui existe au monde, que c’est mieux que les médicaments. Bon, Vannouv, tu viens encore pour la femme de ta vie ? Qu’est-ce que vous avez toutes avec ça. Vous me faites chier avec vos conneries, cette façon d’envisager l’amour… C’est quoi ces croyances d’un autre âge ! J’adore la langue relâchée, directe et incisive de cet homme qui bouscule tout – un vrai chaos.
Il y a sept ans, Pierre, tu m’avais quand même prédit que j’allais rencontrer the one, une éditrice plus âgée que moi. J’ai ratissé les soirées littéraires, tous les cocktails, les festivals, je me suis même tapée une vieille croyant que c’était la bonne – elle était même pas éditrice en plus. Il rétorque, tu crois vraiment que je me souviens de ça ? T’étais tellement chiante à m’appeler tous les quatre matins. On va regarder, ne m’interromps pas s’il te plaît.
Un silence pénètre jusque dans la bougie posée sur la petite table. Pierre bat ses cartes, les pose en éventail, j’en choisis plusieurs, la réponse arrive : tu vas la rencontrer pendant un voyage. Tu débarques… et tout le monde sait qui tu es… L’écrivaine. C’est un joli lieu – tu te fais pas chier toi, toujours dans de beaux endroits… Tu chies gras, ma Vannouv. Ça parle français et une langue étrangère… Oh là là ! Je sursaute, quoi, quoi, que vois-tu ! Il poursuit, elle est entourée, dis donc, elle est très très entourée… Elle est blonde… Vous avez presque le même âge… Un coup de foudre… Mais ce n’est pas l’heure : patience !
Pierre ne peut pas dire avec précision quand je vais rencontrer ma blonde. Pour les voyants, le temps est un espace insaisissable. Lui s’aide des saisons, il voit le froid de l’hiver, la chaleur de l’été. T’as une autre question ? Est-ce que le livre qu’on va écrire avec Julie va marcher ?
Les cartes encore. Ça tombe. Pas l’ombre d’une hésitation au cœur de sa voix : le livre voyage. On me dit qu’il y a une traduction en langue espagnole. Puis il enchaîne sur l’amitié qui me lie à Julie sans que je lui aie demandé quoi que ce soit. Toutes les deux, vous vous connaissiez dans une vie passée. Vous étiez de la même famille. Frère et sœur. N’étant pas un spécialiste des vies karmiques, il me file le contact d’une médium, une certaine Chris. J’irai la voir quelques semaines plus tard et je sortirai de cette rencontre sidérée.
Dehors, la pluie, le béton. Je pose maintenant à Pierre une série de questions établies avec Julie pour les besoins du livre, dis-moi d’où vient ton don ?
Mon père était un célèbre voyant – le voyant gratuit de toute une région. Il m’a transmis son don, je n’ai aucun mérite. J’ai des flashs depuis l’enfance. Le premier, je l’ai eu quand j’avais 5 ans – j’en ai 52. À l’époque, on avait tous des oiseaux en cage, quelle horreur. Un matin, je suis parti à l’école et j’ai dit à ma mère : quand je rentrerai les perruches seront mortes. À 10 heures, la première est tombée. Et l’autre a claqué de chagrin. Je suis clairaudient et clairvoyant. Je perçois des images et j’entends une voix, toujours la même. Une voix cristalline, comme celle d’une fillette. Je sais que c’est une vieille dame, peut-être mon arrière-grand-mère que je n’ai pas connue. Je l’entends dans mes oreilles, dans ma tête, dans les cieux. Parfois, les images ne sont pas en accord avec la voix : comme si je regardais un film et que la bande-son était décalée. C’est à moi de tout rééquilibrer. Les cartes et les photos ne sont que des supports, des instruments qui servent à ouvrir un champ, par exemple quand la personne en face est fermée. Parfois les cartes, c’est aussi pour faire le show ; c’est pas très glorieux, mais faut être honnête.
J’aborde ensuite la question cruciale de la responsabilité, comment gères-tu ça ?
Je fais très gaffe, j’ai une baguette magique et un revolver dans les mains. Un jour, une nana de 17 ans me montre la photo de son mec – un connard. Je lui dis que ça va durer deux ans. La fille devient blanche, elle est dingue de lui. Je me dis, putain, elle n’a que ce con à qui se raccrocher, elle a perdu sa mère lorsqu’elle était enfant. Crois-moi, je lui ai vendu le conte de fées ! Je n’avais pas envie qu’elle se foute sous un métro en sortant ni que les flics voient que son dernier appel, c’était pour moi, et qu’ils me demandent : tu branles quoi avec tes jeux de cartes ? Je fais très attention aux adultères aussi, je n’aime pas les révéler, et pourtant j’en vois ! Je ne dis pas les tromperies d’emblée, je prends des gants, des chemins détournés, j’essaie de sauver ce qu’il y a à sauver. Je conçois la voyance comme une mission : aider les gens. Quand je regarde mon parcours, je suis fier d’avoir fait des carrières, évité des divorces, guidé les autres vers de bons choix. Si une annonce est trop dure à entendre, je mets une couche de sucre glace dessus – je suis dans la bienveillance.
Tu veux savoir si mon don me coupe de l’amour ? Mon dernier copain m’a dit que j’avais le cerveau foutu. Les trois quarts des voyants finissent par se foutre en l’air ; ils deviennent fous. On a une telle sensibilité au monde. Si je fais trop de séances, je suis happé dans la vie des autres. Moi, c’est trois clients par jour, max. »

Extraits
« Je prépare un autre litre de café, je me rappelle notre rencontre. Un voyage de presse au FRAC, à Metz, il y a quatorze ans. Elle m’avait draguée dans le train. On était une dizaine de journalistes et critiques d’art à aller voir l’exposition L’Infamille. Je me suis assise près d’une fenêtre et elle s’est installée avec une amie sur la banquette en face. Elle me regardait comme elle regarde les gâteaux à la boulangerie. Elle faisait des messes basses à sa pote en me matant – elle était d’une grande discrétion. Au déjeuner, elle s’est jetée sur la chaise voisine de la mienne et m’a bombardée, t’es belle, t’es vachement belle, en riant de tout son rire. C’était un jeu pour elle, il n’y avait aucun désir hormis celui de se connaître. À partir de ce jour — je me souviens même de la météo moi qui ne me souviens de rien, il faisait beau et froid —, on ne s’est plus quittées. On a tout partagé, travaillé sur des projets, voyagé, on s’est marrées en permanence, aidées sans limites.
J’ai connu Agnès dans une exposition qui s’appelle L’Infamille — j’y vois comme un signe aujourd’hui. » p. 63

« Sur son site internet, il a écrit cette phrase en exergue : « Vous n’avez pas besoin d’y croire pour que cela fonctionne. » Cette assertion est performative, très maligne ; elle abat des digues mentales, des résistances inconscientes et se transforme en croyance : quoi que je pense, j’irai mieux ! Personnellement, l’autorité de la kippa, la musique, l’intelligence de cet homme, et le côté mystique, ça marche. Je suis arrivée serpillière, je repars volcan et papillon à la fois. Je ne suis apparemment pas la seule, vu les 158 avis dithyrambiques laissés sur Google, et la note étincelante de 4,9 étoiles sur 5. » p. 70

« Je ne saurai jamais. Tu voulais simplement mourir pour naître enfin. Tu n’as rien laissé de toi sauf un corps qui se balance et des questions perpétuelles. Les suicidés ne meurent pas, ils laissent les vivants à l’intérieur de leur pourquoi. » p. 148-149

À propos des autrices

Julie Estève et Agnès Vannouvong © Photo Astrid di Crollalanza

Née en 1977, Agnès Vannouvong est Docteur en littérature française. Elle enseigne les Gender studies à l’université de Genève. Elle s’intéresse à l’art contemporain et à la littérature. Elle collabore régulièrement avec des musées pour des catalogues d’exposition et des commandes d’artistes suisses et français. Elle a publié quatre romans au Mercure de France, Après l’amour, Gabrielle, Dans la jungle, La collectionneuse – tous salués par la critique. Aux presses du réel et aux éditions de l’Aube, C’est ton genre, A bras le corps, Genet & les arts, Les revers du genre.

Julie Estève est née à Paris en 1979. Diplômée en droit et en histoire de l’art, elle est romancière et critique d’art. Elle a publié trois romans aux Éditions Stock, traduits en plusieurs langues – Moro-Sphinx (2016), Simple (2018), Presque le silence (2022). Elle écrit aussi pour des galeristes, des artistes, des revues spécialisées en art, et des catalogues d’exposition. (Source : Éditions du Mercure de France / Stock)

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