Alan Turing. (c) Casterman.
Des intuitions précoces. (c) Casterman.
Le procès. (c) Casterman.
Un génie des mathématiques. (c) Casterman.
Sept questions aux auteurs du récit "Alan Turing" Les trois auteurs sont passés par Bruxelles présenter leur nouvel album qui retrace de manière intime la vie d'un génie qui a marqué l'Histoire. Leur "Alan Turing" va beaucoup plus loin que ce qui a été réalisé jusqu'à présent. Il nous dit le savant et l'homme. Rencontre.
Beaucoup de choses ont déjà été dites à propos d'Alan Turing. Pourquoi ce
nouveau roman graphique?
François Rivière. Alan Turing est un personnage tellement extraordinaire à tout point de vue, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Le recul fait voir différemment son histoire, notamment la fin de sa vie, qui n'est peut-être pas si étrange quand on le connaît. Nous avons opté pour une biographie non romancée, à la fois sa vie et son activité de mathématicien. Nous avons voulu sortir le personnage d'une légende qui n'était pas une bonne chose pour lui.Votre livre paraît après beaucoup d'autres choses, des livres, des bandes dessinées, des films.
F.R. Sommes-nous en retard? Non, car il trouve sa place dans l'histoire de la science avec une actualité au sens fort par rapport à l'intelligence artificielle. C'est le moment de donner à Alan Turing une visibilité à travers tout ce qu'il a été. Et ce, de manière honnête. En optant pour sa fin pour une version assez romantique, logique par rapport à d'autres parts de sa vie.
Maxence Collin. La question s'est posée très directement. En réalité, l'idée du livre est très ancienne. Plus de dix ans. Elle est venue de Benoît Mouchart (NDLR: directeur éditorial bande dessinée chez Casterman) dans un train entre Paris et Bruxelles, bien avant le film et la bande dessinée. Fallait-il continuer après ces sorties? Quand on a vu le film et la montée actuelle de l'intelligence artificielle, il nous a semblé que le sujet n'était pas épuisé. Ce qui avait été fait se concentrait seulement sur la guerre et pas sur le reste du travail de Turing. Et comportait un récit un peu tronqué de sa fin. Bien sûr, il y a eu le procès où il a été condamné pour homosexualité et il a subi un traitement de castration chimique. Cela l'aurait-il conduit au suicide? En prenant au complet le tableau de sa vie, on s'est aperçu qu'elle est tronquée. Il avait encore des projets. Certes, le procès a eu une influence sur lui mais cette faille intérieure existait depuis toujours chez Alan Turing. Il a souvent été fait de lui le portrait d'un savant autiste et génial comme s'il était un ordinateur et non un être humain. Nous, le personnage qu'on a trouvé est différent. Il a des amis, tout en ayant le sentiment d'être différent. Il est un poète des mathématiques, sa poésie est humaine.
Quand avez-vous eu l'idée d'entrecouper le procès qui sera fait à Alan
Turing en 1952 des différentes périodes de sa vie?
F.R. Nous avons eu l'idée du procès dès le départ. C'est elle qui structure le livre. Mais nous avons choisi un angle narratif autobiographique même si d'autres angles apparaissent ensuite. Nous avions envie de faire parler Alan Turing. Lui-même avait envie d'écrire. Il aurait pu être un écrivain de valeur en plus du scientifique qu'il était. C'était quelqu'un qui ne trichait pas. Il n'était pas un affabulateur.Comment avez-vous opté pour vos choix graphiques?
M.C. La BD est arrivée au bon moment. Il n'est plus un robot manichéen comme il a été présenté. On l'a rendu plus contemporain. On a rappelé sa place dans la conception de l'intelligence artificielle. On a construit l'histoire en faisant le pari avec l'éditeur d'expliquer vraiment le travail d'Alan Turing et de faire comprendre dans les grandes lignes son apport à chaque étape de ses recherches. Cela a été un travail complexe de mouliner toutes ces choses, de les rendre accessibles pour nous-mêmes et d'ensuite y amener le lecteur. Nous avons aussi voulu inscrire ces passages dans une histoire plus humaine, dans une vie dramatique. Nous avons voulu balayer toutes les dimensions de sa vie sans sectoriser.
F.R. Précédemment, on a eu tendance à assécher le personnage en expliquant tout par son enfance. Il a pratiqué la science avec une intuition et un génie extraordinaires. Il a été distingué par Winston Churchill qui avait compris qu'il n'était pas un simple personnage au service de la nation. Nous présentons son enfance, son adolescence, sa vie sentimentale, la déception de sa vie qu'a été le procès. C'est d'autant plus pathétique.
Aleksi Cavaillez. J'avais différents choix. J'ai d'abord essayé des pages très classiques puis j'ai libéré les cases. Une scène que j'aime particulièrement est celle des pages 164-165 où on voit la machine et le réveil. J'ai voulu montrer comment Alan Turing passait d'une chose à l'autre, J'ai complètement éclaté le dessin.Comment avez-vous fait pour travailler à trois?
Les scientifiques apparaissent mécaniques avec des problèmes, des questions. Alan Turing est différent. Ses rêves sont l'enjeu de la bande dessinée. Comment il passe de la vie au suicide. Mais j'ai voulu éviter le psychologisme et maintenir le mystère de son être par pudeur. J'ai voulu donner à sentir un sentiment intérieur tout en brouillant les pistes.
Pour cela, j'ai pioché dans sa biographie et aggloméré divers éléments. Il y a le double personnage de Chris, le clin d'œil à l'intelligence artificielle avec la séquence où on demande de reconnaître l'artificiel entre deux êtres, le vrai et sa copie, l'U-Boot planté dans la glace pour rappeler la guerre. La fin de l'album est un espace entre la banquise et la géométrie. Les pingouins qui s'y promènent sont un élément poétique, rappelant le côté excentrique du personnage.
M.C. François et moi, nous nous somme souvent vus. On pourrait presque dire qu'on a écrit le scénario autour d'une tasse de thé.Les mères sont très présentes.
A.C. Moi j'habite dans la banlieue de Paris. Nous avons beaucoup communiqué entre nous par messagerie instantanée, notamment lorsque je faisais des propositions à propos du scénario.
J'ai dessiné tout l'album de façon chronologique, après avoir conçu un chemin de fer. C'était un travail très complexe.
F.R. Les différentes parties de la vie d'Alan Turing apparaissent au fil du procès, son enfance, son adolescence, son premier amour, ensuite les années à Cambridge, puis la guerre, ensuite l'informatique et les débuts de l'intelligence artificielle. Autant de tableaux à jointurer avec le procès et ses rêves.
F.R. Oui, la sienne d'abord et aussi celle de son ami mort. Quelle émouvante visite il lui a rendue! C'est éclairant sur sa personnalité.Comment avez-vous dessiné cet album?
Nous avons pris le parti de la subjectivité pour toucher les moments-clés de sa vie. Il n'y a pas eu beaucoup de femmes dans sa vie. C’est aussi dû à l'époque, l'université dans la Grande-Bretagne des années 30, le camp militaire secret, le laboratoire. Par contre, celles qu'il a rencontrées étaient des femmes très fortes: sa mère, Joan, une femme isolée dans un monde d'hommes où elle n'est pas très à l'aise. Voilà pour les raisons objectives. Il y a aussi des raisons subjectives, comme le fait qu'il était misogyne.
M.C. Nous avons voulu nuancer certains clichés posés sur Alan Turing. Le film parle de brimades et de harcèlement. Nous n'avons pas trouvé de trace de ce harcèlement dans sa bio. Nous avons plutôt découvert quelqu'un qui était souvent un peu "à côté", ce qui pouvait faire croître un malaise. Parfois les gens subissent mais souffrent beaucoup. Nous avons voulu faire une autre histoire que celle de la famille le rejetant. Les rapports peuvent être ambivalents surtout quand ça touche les êtres aimés.
A.C. J'ai débuté le travail fin 2021. J'y aurai passé deux ans finalement, le temps d'y réfléchir, d'avoir des idées, de le sentir physiquement, de le faire. Mes dessins originaux sont plus grands que ceux qui sont imprimés. J'ai utilisé de l'encre de Chine, appliquée au pinceau. Je me suis inspiré des photographies en noir et blanc des années 50.
M.C. Photographiquement, on avait beaucoup de matière. Aujourd'hui, on peut visiter le centre secret de Bletchley Park. Le tout a été de replacer les scènes dans le contexte de l'époque. Quel film Alan Turing est-il allé voir au cinéma? "Wings" est plausible. On a surtout voulu éviter de redire encore une fois l'histoire de la pomme de "Blanche-Neige" qui n'est pas certifiée. On s'est permis quelques écarts aussi, pour mieux servir le récit. On a déplacé la nuit des longs couteaux en Allemagne alors qu'elle s'est déroulée en Autriche en réalité, pour donner à sentir la montée du nazisme. Nous avons présenté Alan Turing avec ses premières pensées dépressives, le début de son mal être, dès qu'elles sont apparues, tôt dans sa vie et non sur le tard comme souvent mentionné. Nous évoquons Ludwig Wittgenstein, ce savant juif, et l'hémorragie du monde mathématique parti se réfugier ailleurs.
Une vie hantée par un décès prématuré. (c) Casterman.