Alan Turing, génie des mathématiques méconnu

Par Lucie Cauwe @LucieCauwe

Alan Turing. (c) Casterman.

 Se déroulent actuellement les cérémonies liées au 80e anniversaire du débarquement en Normandie. Elles rappelleront sans doute un homme qui l'a en partie permis, Alan Turing. Le génie britannique des mathématiques brisa en effet Enigma, la machine de cryptage nazie durant la Seconde Guerre Mondiale, et contribua ainsi largement à la victoire des Alliés. L'homme né le 23 juin 1912 eut un destin phénoménal, largement méconnu, lui dont des intuitions scientifiques résonnent constamment dans notre quotidien. Sait-on assez qu'il est aussi le père des ordinateurs que nous utilisons aujourd'hui et que ses travaux ont largement contribué à réaliser l'intelligence artificielle évoquée chaque semaine si pas chaque jour? Une biographie illustrée lui rend justice.

Des intuitions précoces. (c) Casterman.


Quel cœur a battu dans le corps de cet homme, condamné au printemps 1952 en Grande-Bretagne pour homosexualité, et qui se suicida le 7 juin 1954? Il n'avait pas 42 ans. Réponse dans l'extraordinaire, richement documenté et passionnant récit graphique simplement intitulé "Alan Turing", du trio Aleksi Cavaillez aux dessins, Maxence Collin et François Rivière aux textes (Casterman, 264 pages). Si bien sûr, le passage par les services secrets est largement évoqué, les auteurs élargissent leur spectre à l'adolescence avec la rencontre déterminante de Chris et aux années d'après-guerre. Réalisé en noir et blanc avec une encre de Chine sur papier buvard particulièrement expressive, l'album offre une lecture passionnante, mettant en valeur Alan Turing dans toutes les facettes de son humanité, à la fois scientifique inspiré, excentrique avéré, homosexuel assumé, rêveur exalté. On suit le chercheur tout au long de sa vie, depuis son enfance loin de ses parents jusqu'au terme de son existence, en passant par ses années d'études et ses fonctions successives ensuite. Les auteurs ont eu la très bonne idée d'articuler les différents épisodes de la vie d'Alan Turing en marge de la tenue de son procès en 1952, dans le décorum des procès britanniques.  

Le procès. (c) Casterman.

 On découvre dans ce splendide récit un être terriblement volontaire, d'une honnêteté sans faille, un romantique aux amours déçues, un ami solide. Ses découvertes scientifiques sont très présentes dans les pages, en texte et en dessins. Leurs explications sont accessibles au lecteur - mais peuvent être éludées. Le récit biographique, complété d'éléments secondaires plausibles comme une séance de cinéma, se lit d'une traite. Il campe formidablement les aspirations, les doutes, les rêves souvent fous d'un homme emporté par son destin. Une force dont rendent remarquablement compte les illustrations qui bousculent à bon escient les codes du gaufrier classique de la bande dessinée pour faire intervenir graphiquement des éléments scientifiques quand elles ne convoquent d'étranges pingouins dans les parties plus oniriques. 

Un génie des mathématiques. (c) Casterman.


Sept questions aux auteurs du récit "Alan Turing" Les trois auteurs sont passés par Bruxelles présenter leur nouvel album qui retrace de manière intime la vie d'un génie qui a marqué l'Histoire. Leur "Alan Turing" va beaucoup plus loin que ce qui a été réalisé jusqu'à présent. Il nous dit le savant et l'homme. Rencontre.

Beaucoup de choses ont déjà été dites à propos d'Alan Turing. Pourquoi ce nouveau roman graphique?

François Rivière. Alan Turing est un personnage tellement extraordinaire à tout point de vue, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Le recul fait voir différemment son histoire, notamment la fin de sa vie, qui n'est peut-être pas si étrange quand on le connaît. Nous avons opté pour une biographie non romancée, à la fois sa vie et son activité de mathématicien. Nous avons voulu sortir le personnage d'une légende qui n'était pas une bonne chose pour lui.
Votre livre paraît après beaucoup d'autres choses, des livres, des bandes dessinées, des films.
F.R. Sommes-nous en retard? Non, car il trouve sa place dans l'histoire de la science avec une actualité au sens fort par rapport à l'intelligence artificielle. C'est le moment de donner à Alan Turing une visibilité à travers tout ce qu'il a été. Et ce, de manière honnête. En optant pour sa fin pour une version assez romantique, logique par rapport à d'autres parts de sa vie.
Maxence Collin. La question s'est posée très directement. En réalité, l'idée du livre est très ancienne. Plus de dix ans. Elle est venue de Benoît Mouchart (NDLR: directeur éditorial bande dessinée chez Casterman) dans un train entre Paris et Bruxelles, bien avant le film et la bande dessinée. Fallait-il continuer après ces sorties? Quand on a vu le film et la montée actuelle de l'intelligence artificielle, il nous a semblé que le sujet n'était pas épuisé. Ce qui avait été fait se concentrait seulement sur la guerre et pas sur le reste du travail de Turing. Et comportait un récit un peu tronqué de sa fin. Bien sûr, il y a eu le procès où il a été condamné pour homosexualité et il a subi un traitement de castration chimique. Cela l'aurait-il conduit au suicide? En prenant au complet le tableau de sa vie, on s'est aperçu qu'elle est tronquée. Il avait encore des projets. Certes, le procès a eu une influence sur lui mais cette faille intérieure existait depuis toujours chez Alan Turing. Il a souvent été fait de lui le portrait d'un savant autiste et génial comme s'il était un ordinateur et non un être humain. Nous, le personnage qu'on a trouvé est différent. Il a des amis, tout en ayant le sentiment d'être différent. Il est un poète des mathématiques, sa poésie est humaine.

Quand avez-vous eu l'idée d'entrecouper le procès qui sera fait à Alan Turing en 1952 des différentes périodes de sa vie?

F.R. Nous avons eu l'idée du procès dès le départ. C'est elle qui structure le livre. Mais nous avons choisi un angle narratif autobiographique même si d'autres angles apparaissent ensuite. Nous avions envie de faire parler Alan Turing. Lui-même avait envie d'écrire. Il aurait pu être un écrivain de valeur en plus du scientifique qu'il était. C'était quelqu'un qui ne trichait pas. Il n'était pas un affabulateur.
M.C. La BD est arrivée au bon moment. Il n'est plus un robot manichéen comme il a été présenté. On l'a rendu plus contemporain. On a rappelé sa place dans la conception de l'intelligence artificielle. On a construit l'histoire en faisant le pari avec l'éditeur d'expliquer vraiment le travail d'Alan Turing et de faire comprendre dans les grandes lignes son apport à chaque étape de ses recherches. Cela a été un travail complexe de mouliner toutes ces choses, de les rendre accessibles pour nous-mêmes et d'ensuite y amener le lecteur. Nous avons aussi voulu inscrire ces passages dans une histoire plus humaine, dans une vie dramatique. Nous avons voulu balayer toutes les dimensions de sa vie sans sectoriser.
F.R. Précédemment, on a eu tendance à assécher le personnage en expliquant tout par son enfance. Il a pratiqué la science avec une intuition et un génie extraordinaires. Il a été distingué par Winston Churchill qui avait compris qu'il n'était pas un simple personnage au service de la nation. Nous présentons son enfance, son adolescence, sa vie sentimentale, la déception de sa vie qu'a été le procès. C'est d'autant plus pathétique.
Comment avez-vous opté pour vos choix graphiques?
Aleksi Cavaillez. J'avais différents choix. J'ai d'abord essayé des pages très classiques puis j'ai libéré les cases. Une scène que j'aime particulièrement est celle des pages 164-165 où on voit la machine et le réveil. J'ai voulu montrer comment Alan Turing passait d'une chose à l'autre, J'ai complètement éclaté le dessin.
Les scientifiques apparaissent mécaniques avec des problèmes, des questions. Alan Turing est différent. Ses rêves sont l'enjeu de la bande dessinée. Comment il passe de la vie au suicide. Mais j'ai voulu éviter le psychologisme et maintenir le mystère de son être par pudeur. J'ai voulu donner à sentir un sentiment intérieur tout en brouillant les pistes.
Pour cela, j'ai pioché dans sa biographie et aggloméré divers éléments. Il y a le double personnage de Chris, le clin d'œil à l'intelligence artificielle avec la séquence où on demande de reconnaître l'artificiel entre deux êtres, le vrai et sa copie, l'U-Boot planté dans la glace pour rappeler la guerre. La fin de l'album est un espace entre la banquise et la géométrie. Les pingouins qui s'y promènent sont un élément poétique, rappelant le côté excentrique du personnage.
Comment avez-vous fait pour travailler à trois?
M.C. François et moi, nous nous somme souvent vus. On pourrait presque dire qu'on a écrit le scénario autour d'une tasse de thé.
A.C. Moi j'habite dans la banlieue de Paris. Nous avons beaucoup communiqué entre nous par messagerie instantanée, notamment lorsque je faisais des propositions à propos du scénario.
J'ai dessiné tout l'album de façon chronologique, après avoir conçu un chemin de fer. C'était un travail très complexe.

F.R. Les différentes parties de la vie d'Alan Turing apparaissent au fil du procès, son enfance, son adolescence, son premier amour, ensuite les années à Cambridge, puis la guerre, ensuite l'informatique et les débuts de l'intelligence artificielle. Autant de tableaux à jointurer avec le procès et ses rêves.
Les mères sont très présentes.
F.R. Oui, la sienne d'abord et aussi celle de son ami mort. Quelle émouvante visite il lui a rendue! C'est éclairant sur sa personnalité.
Nous avons pris le parti de la subjectivité pour toucher les moments-clés de sa vie. Il n'y a pas eu beaucoup de femmes dans sa vie. C’est aussi dû à l'époque, l'université dans la Grande-Bretagne des années 30, le camp militaire secret, le laboratoire. Par contre, celles qu'il a rencontrées étaient des femmes très fortes: sa mère, Joan, une femme isolée dans un monde d'hommes où elle n'est pas très à l'aise. Voilà pour les raisons objectives. Il y a aussi des raisons subjectives, comme le fait qu'il était misogyne.

M.C. Nous avons voulu nuancer certains clichés posés sur Alan Turing. Le film parle de brimades et de harcèlement. Nous n'avons pas trouvé de trace de ce harcèlement dans sa bio. Nous avons plutôt découvert quelqu'un qui était souvent un peu "à côté", ce qui pouvait faire croître un malaise. Parfois les gens subissent mais souffrent beaucoup. Nous avons voulu faire une autre histoire que celle de la famille le rejetant. Les rapports peuvent être ambivalents surtout quand ça touche les êtres aimés.
Comment avez-vous dessiné cet album?
A.C. J'ai débuté le travail fin 2021. J'y aurai passé deux ans finalement, le temps d'y réfléchir, d'avoir des idées, de le sentir physiquement, de le faire. Mes dessins originaux sont plus grands que ceux qui sont imprimés. J'ai utilisé de l'encre de Chine, appliquée au pinceau. Je me suis inspiré des photographies en noir et blanc des années 50.
M.C. Photographiquement, on avait beaucoup de matière. Aujourd'hui, on peut visiter le centre secret de Bletchley Park. Le tout a été de replacer les scènes dans le contexte de l'époque. Quel film Alan Turing est-il allé voir au cinéma? "Wings" est plausible. On a surtout voulu éviter de redire encore une fois l'histoire de la pomme de "Blanche-Neige" qui n'est pas certifiée. On s'est permis quelques écarts aussi, pour mieux servir le récit. On a déplacé la nuit des longs couteaux en Allemagne alors qu'elle s'est déroulée en Autriche en réalité, pour donner à sentir la montée du nazisme. Nous avons présenté Alan Turing avec ses premières pensées dépressives, le début de son mal être, dès qu'elles sont apparues, tôt dans sa vie et non sur le tard comme souvent mentionné. Nous évoquons Ludwig Wittgenstein, ce savant juif, et l'hémorragie du monde mathématique parti se réfugier ailleurs.

Une vie hantée par un décès prématuré. (c) Casterman.