De minuit à minuit

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Pour tous ceux qui grimpent sur la colline du crack, l’avenir s’écrit en noir. Pour la narratrice, le drame se double d’un déchirement. Les services sociaux viennent de lui arracher sa fille à laquelle elle adresse une ultime lettre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’appel déchirant d’une mère à sa fille

Dans son premier roman écrit en vers libres, Sara Mychkine met en scène une femme rongée par le crack qui rédige une lettre à la fille qu’on vient de lui arracher. Un bouleversant chant d’amour et de révolte.

« Ma douce,
Tu dois être bien loin, à présent, maintenant qu’ils t’ont ¬arrachée à moi. Et j’ai peur, tu sais ? Que tu nous laisses dans l’oubli, que tu t’absorbes dans leur monde et que tu nous regardes avec leurs yeux. » Dès les premières lignes de cette lettre qu’une mère adresse à la fille qu’on vient de lui enlever, on comprend qu’il y a peu de chance qu’elle parvienne à destination. Cette fille, que l’assistante sociale – qui venait toutes les semaines – a fini par juger en danger et confier à l’adoption, trouvera peut-être un jour ce cri d’amour.
Elle découvrira alors que sa mère est arrivée en France au bout d’un long périple. Elle est le « dernier maillon de la grande machine coloniale qui a réduit les terres de nos ancêtres à des éponges de sang et le chant des espoirs creux qui poussent les nôtres à prendre la mer pour retrouver la misère et la haine sous un autre visage. » Oui, ce pays est loin d’être un Eldorado pour les migrants. De rejets en discriminations, elle finit par se réfugier dans un paradis artificiel.
Elle sombre dans la drogue, devient addict au crack et ne va bientôt plus pouvoir quitter le nord parisien et la Colline du crack. Mais si elle souffre de sa consommation de stupéfiants, elle a encore plus mal de sa lâcheté, de son abandon :
« Tu sais ma douce,
ce n’est pas le crack qui nous condamne
à la misère et à la solitude.
Ce n’est pas le crack.
C’est la honte.
C’est ce corps sur lequel
on crache,
ce visage troué par
véroles et séismes,
ces yeux brillants et
rouges, mouillés,
une lueur osseuse,
ce son grinçant que
fait la bouche
quand elle s’étire.
C’est la honte. »
Le choix d’écrire cette lettre d’urgence en vers libres donne au roman une force incroyable, car chaque mot est choisi, chaque phrase tendue vers un seul but, se réhabiliter aux yeux d’une enfant qui ne peut alors saisir la gravité de la situation.
En seize mouvements et un post-scriptum Sara Mychkine dit toute la violence d’un monde sans pitié, toute la souffrance d’humains transformés en zombies, tout le désespoir d’une mère à qui on enlève sa fille.

De minuit à minuit
Sara Mychkine
Éditions le bruit du monde
Premier roman
144 p., 16 €
EAN 9782493206503
Paru le 2/02/2023

Où ?
Le roman est situé à Paris et en banlieue.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une femme écrit à sa fille, dont la garde lui a été enlevée. Sa longue lettre revient sur les fragilités et les traumatismes qui ont conduit à ce déchirement, mais aussi sur les déterminismes sociaux, historiques et de genre qui ont conditionné leur existence à toutes deux. Face à la désolation d’un quotidien misérable, face à la violence de l’addiction, se dresse le rempart d’amour absolu qu’une mère a érigé pour sa fille, quitte à la perdre, quitte à se perdre. C’est la poésie ardente et lumineuse de ce roman en vers libres qui parvient à conjurer la noirceur de son sujet, à sauver une vie infime de l’effacement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Johan Faerber)
RFI (Chemins d’écriture)
Konbini (Donnia Ghezlane-Lala)
Blog Joëllebooks
Blog Mes écrits d’un jour
Blog Les livres de Joëlle
Blog La constellation livresque de Cassiopée

Les premières pages du livre
« Premier mouvement
Ma douce,
Tu dois être bien loin, à présent, maintenant qu’ils t’ont ¬arrachée à moi. Et j’ai peur, tu sais ? Que tu nous laisses dans l’oubli, que tu t’absorbes dans leur monde et que tu nous regardes avec leurs yeux. Car leur monde, c’est le monde. Y est ce qui doit être. Nous, on a de la misère plein les veines, des bouts de tentes pour ciel et on chie sur leurs paliers. Puis on attend
et nos cernes se
creusent.
La nuit finit toujours par tomber.

Ma main tremble de ne plus sentir tes cheveux plonger dans le tambour de mon cœur. Je me suis effondrée quand tu es partie, tu sais, dans leurs sirènes rouge et bleu…

Bientôt, ils te diront que nous sommes la vermine, la racaille, la mauvaise graine, les fous et les assassins. Bientôt, quand tes oreilles sauront reconnaître des mots derrière les gazouillis du langage, quand, griffée par les tourments de l’adolescence, tu oseras leur demander qui est ta mère. Bientôt.

Ils disent qu’on vit sur la colline du crack.
On vit sur le seul bout de terre
qu’ils nous ont laissé.
On crève.
On a l’iris-océan sur la dernière
grève et si la fin vient à venir, s’ils nous chassent
de la colline, on prendra les égouts et le silence de la nuit
pour leur rappeler qu’on existe.

Ma douce, ils te diront que les hommes naissent libres et égaux et toutes sortes de formules magiques, écoute celle qui pleure gare de l’Est, des flopées de gosses dans les bras, le silence de celles qui ne pleurent même plus, celles qui hurlent, muettes, parce que le langage ne suffit pas à accoucher de leur souffrance.

Ma douce,
le langage ne suffit pas.

Ils nous reprocheraient de ne dire qu’un mot, d’utiliser des phrases tordues, de trébucher sur les virgules, d’aboyer des insultes, à croire que leur langage fleuri est en mesure de reconstruire l’immensité de notre réel. Et ils osent se réclamer -d’Homère, comme si nous n’étions pas ceux qui, jour après jour, agrippent la laine des moutons pour échapper à Polyphème, comme s’ils avaient, un jour, brandi les armes pour venger leurs frères, comme si, dix ans durant, je n’allais pas devoir fendre les mers pour retrouver les miens.

Ma douce, le langage naît de la chair. Il est la somme des fissures qui craquellent pour que la bouche puisse enfin sentir les marées de l’air noyer les poumons.
Il est débordement des brèches, le fil rouge qui prend racine
dans les os de nos ancêtres et
se tord sur la pointe de nos dents
pour crier la faim.

L’écriture surgit de l’absence. Si je trace des plans sur le grand vide, sauras-tu funambuler jusqu’à moi ?
Je me suis dit : le fil, tisse le fil, je me suis dit : tresse le langage, et la corde
jetée dans l’océan pour que tu puisses franchir le jour.
Il s’agit de vivre.
Aller de minuit à minuit,
encore
et encore
et encore.

Ils peuvent t’arracher à moi et t’éduquer comme l’une des leurs mais le sang enchaîne la chair, un jour, tu leur demanderas qui est ta mère. Un jour, tu reviendras sur la colline et tu verras le grand charnier hurlant à l’ombre de la ville des lumières et du pays de l’égalité, de la fraternité et de la liberté.

Liberté, c’est la houle, la bataille de la Crête-à-Pierrot, la Toussaint rouge, la bataille de Hanoï, ils t’apprendront 1789, la révolution des blancs, comme s’ils s’étaient levés pour l’humanité entière. »

Extraits
« Tu sais ma douce,
ce n’est pas le crack qui nous condamne
à la misère et à la solitude.
Ce n’est pas le crack.
C’est la honte.
C’est ce corps sur lequel
on crache,
ce visage troué par
véroles et séismes,
ces yeux brillants et
rouges, mouillés,
une lueur osseuse,
ce son grinçant que
fait la bouche
quand elle s’étire.
C’est la honte.
Cet espoir-limace que l’on
traîne sous nos ongles de
pieds défoncés,
toutes ces nuits passées
à faire chialer
nos mères, » p. 91

« Il faut que tu te souviennes,
mes arrière-grands-mères, mes arrière-grands-pères,
la chaîne de souffrance infinie dont je suis le dernier maillon, la grande machine coloniale qui a réduit les terres de nos ancêtres à des éponges de sang et le chant des espoirs creux qui poussent les nôtres à prendre la mer pour retrouver la misère et la haine sous un autre visage.

Il faut que tu te souviennes, la grande machinerie capitaliste
qui a fomenté
la révolution industrielle et broie les rêves et esclavagise les
êtres pour
les recracher tas de larmes
et brisures
d’os un
peu plus
bas. » p. 128

À propos de l’autrice
Sara Mychkine © Photo Ismael Fiant-Salim

Née en 1998 à Paris, de mère française et de père tunisien, Sara Mychkine a grandi près de Niort. Après avoir étudié le droit et la philosophie, elle est actuellement élève à l’école du Louvre. Déjà autrice d’un recueil de poésie, L’éthé (Frison-Roche Belles-Lettres, juin 2022), elle signe avec De minuit à minuit son premier roman. (Source : Éditions le bruit du monde)

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