Rencontre avec Yvonnick Denoël et Gildas Java pour l’album La Fortune de Poutine

Sortie en mai 2024, la BD La Fortune de Poutine couvre une large période de la chute de l’URSS à notre époque, en racontant comment Poutine a réussi à s’imposer dans cette nouvelle Russie, en se créant un véritable empire financier, relationnel et politique. Rencontre avec ses auteurs : Yvonnick Denoël et Gildas Java.

Bulle d’Encre : Bonjour, avant de parler plus concrètement de l’album, pouvez-vous vous présenter un peu ?

Yvonnick Denoël : Je suis historien et éditeur, spécialiste du renseignement, j’ai publié des enquêtes sur le CIA, le Mossad, les espions du Vatican. J’ai également coordonné des livres collectifs sur la corruption et les mensonges d’Etat sous la Vème République.

Gildas Java : Bonjour, je suis Gildas Java, dessinateur de bd, street artiste, animateur 2D et affichiste.

BDE : Pourquoi avoir voulu faire cet album sur Poutine ?

YD : Au départ, je pensais faire un livre d’enquête classique, mais plus j’avançais dans mes recherches, plus je craignais que cette histoire de prédation économique s’adresse à un public limité, motivé, déjà au fait des mécanismes de la finance internationale. Le déclenchement de la guerre en Ukraine m’a convaincu qu’il fallait changer mon fusil d’épaule : plutôt que de se noyer dans les détails (certes importants pour les juristes qui auront peut-être un jour à juger Poutine et son entourage), il fallait trouver le moyen de livrer un portrait d’ensemble qui traduise la réalité du personnage : ni plus ni moins qu’un chef de clan mafieux prêt à tout pour étendre son pouvoir et capter la richesse de son pays. D’où l’idée d’un roman graphique, qui permet de mettre en images la réalité sordide de son pouvoir, vue de l’intérieur.

GJ : Dès ma rencontre avec Yvonnick, les films “Scarface et le Parrain” ont été des références communes, l’idée était de raconter avant tout une histoire : sa trajectoire au pouvoir mais aussi le point de non-retour, quand on décide de prendre cette direction.

BDE : Le personnage de Poutine est finalement très mystérieux pour la population française, nous n’en avons qu’une vision partielle via nos médias et la triste actualité. Comment avez-vous travaillé pour vous documenter ?

YD : Beaucoup de journalistes russes courageux ont enquêté sur la corruption de Poutine et son entourage à la mairie de Saint-Pétersbourg, puis lors de la première présidence, avant que les médias soient complètement verrouillés. Plusieurs y ont laissé la vie. Des groupements internationaux de médias enquêtent aujourd’hui et publient leurs trouvailles, dans le cadre de fuites de données massives qui font scandale mais que l’opinion oublie vite (Panama, Chypre, etc.). D’anciens hauts fonctionnaires ou cadres de grandes sociétés russes ont aujourd’hui trouvé refuge à l’ouest et racontent le système de l’intérieur. Enfin, j’ai pu interviewer dans la durée des sources ayant eu à travailler en Russie ou sur la Russie…

GJ : Yvonnick avait des ressources de documentation, qui ont facilité mon travail.Nous avons réalisé les story board ensemble, pour permettre de rendre le tout narratif. Après, bien sûr, je me suis nourris de documentaires et d’écrits.

BDE : Un tel ouvrage ne pourrait pas voir le jour dans la Russie de Poutine. Vous n’avez pas eu de pression à ce sujet ou des attaques de pro-Poutine ?

YD : J’ai l’habitude de travailler discrètement et nous avons annoncé le livre quand il était prêt à sortir, en évitant de laisser circuler des éléments en amont. Donc pas de pression jusqu’à présent. Il est vrai que les services russes sont très occupés par ailleurs. Et sans doute méprisent-ils le genre de la BD. En revanche, nous constatons en discutant avec des éditeurs étrangers que dans certains pays dirigés par des amis ou alliés de Poutine, comme la Turquie, il sera difficile d’en publier une traduction.

GJ : A part quelques trolls rien de bien méchant, mais il est essentiel que les gens comprennent les influences financières qu’exerce Poutine sur certains partis politiques occidentaux.

BDE : L’album est assez difficile à lire, avec de nombreux personnages (et parfois une espérance de vie assez réduite), des noms souvent inconnus du grand public et en couvrant une large période. Comment avez-vous procédé pour le rendre lisible le plus possible ?

YD : Pour la crédibilité du projet, il me paraissait essentiel que tous les personnages soient réels, les scènes datées et les lieux précisés. Rien n’est inventé dans cet album, à part les dialogues intimes entre Poutine et ses maîtresses. Il était nécessaire dans la première partie de présenter le clan Poutine, composé d’ex-KGB, en tout cas ses membres principaux, car plusieurs factions s’affrontent au sein de ce clan. Une fois passée cette séquence, l’histoire tourne avec une dizaine de protagonistes bien identifiés (sur la centaine que compte le système Poutine !) Donc ce n’est pas grave si on ne retient pas tous les noms au début, chaque personnage étant assez typé. Et ils sont présentés dans le dossier documentaire à la fin.

GJ : C’était une difficulté que l’on a résolu en travaillant les story-boards ensemble et trouver des idées narratives. Les personnages même succincts nourrissent le drame et le parcours du personnage.

BDE : Est-ce que vous avez fait le choix de ne pas aborder certains thèmes. Si oui, pourquoi et lesquels ?

YD : Cette histoire est tentaculaire ; il a donc fallu la simplifier. On s’est concentrés sur les aspects les moins connus, les débuts et l’ascension de Poutine jusqu’à la présidence. Ensuite, on passe très vite sur sa gestion de la Russie et ses rapports avec les chefs d’Etat étrangers, à part Berlusconi qui a sans doute été un de ses plus proches amis et associés d’affaires. Et on en arrive à l’affaire ukrainienne, qui coagule les questions d’argent, qui restent notre fil rouge. Prigojine avait raison de dire que cette guerre a été déclenchée moins pour des raisons nationalistes que pour l’argent.

GJ : Le fils directeur était l’argent, et si le sujet ne concernait pas ce choix il n’était que contextuel. Mais il est évident que le pouvoir et l’argent sont des moteurs dans sa vie et que l’idéologie est un accessoire pour lui.

BDE : Auriez-vous une petite anecdote à nous raconter autour de cet album ?

YD : J’ai eu l’occasion de présenter récemment cette BD à plusieurs grosses sociétés de production audiovisuelle qui travaillent pour les grandes plateformes. Plusieurs interlocuteurs ont pâli en découvrant la couverture, certains reposaient immédiatement le livre comme s’il était radioactif ! « On ne peut pas adapter un truc pareil ». Ca m’a plutôt fait rire (jaune) de voir comment le personnage fait encore peur, alors que justement tout son système ne repose que sur la peur et ne peut perdurer si on lui oppose un front uni.

GJ : Beaucoup, notamment sur la découverte de certaines séquences où je téléphonais à Yvonnick : « ça c’est vraiment passé comme ça ? » (le repas avec Jane Fonda, la dernière rencontre avec Prigojine puisque l’actualité nous a rattrapés et que c’était soudain).

BDE : Comptez-vous travailler à nouveau ensemble sur un autre projet ?

YD : Oui ! on a adoré travailler ensemble et maintenant que l’on a trouvé notre rythme de croisière, on compte bien continuer. Tout ce qu’on peut vous dire pour le moment, c’est que cela concernera le monde du renseignement…

GJ : Je laisse le mystère du sujet 😉

Interview réalisée par Anthony Roux le 13 juin 2026
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