En deux mots
Catalina était encore bien jeune lorsqu’elle entend parler d’un viol et qu’elle assiste au procès de Ferràn, un lointain cousin bien décidé à régner sur la propriété viticole de la famille. Quand l’homme est relaxé, elle comprend que la route vers l’émancipation sera longue.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
La fille qui voulait changer de vie
Juliette Granier entre en littérature avec un roman de formation. La volonté d’émancipation de Catalina, Une fille du sud, va se heurter au poids des traditions et à un matriarcat solidement ancrés dans sa famille. Jusqu’au jour où elle fend l’armure.
Dans les Pyrénées-Orientales, près de Perpignan, Catalina grandit entourée de femmes. Àvia, sa grand-mère règne en maître sur le domaine viticole et le Mas familial, même si l’essentiel du travail est fourni par sa mère. Ici, le clan Magne vit au rythme des saisons et des traditions. Quand arrive le printemps, il faut s’occuper des vignes, préparer l’arrivée des vendangeurs. Alors tout le monde prête main-forte aux saisonniers avant de laisser la vigne se reposer et se consacrer à la commercialisation.
C’est dans ce contexte que Catalina essaie de se construire.
Sa première velléité d’émancipation arrive lors d’un mariage, au moment où se murmure que la future épouse pourrait ne pas venir. Car si la matriarche a donné son accord à l’union du cousin Ferràn avec la belle Olivia Pons, on se méfie de cette famille rivale. La rumeur du possible coup tordu va marquer la jeune fille. Elle aussi pourrait un jour fuir ce climat permanent de tension et de peur et partir. Mais son heure n’est pas encore venue.
«Dehors, la nuit était nettoyée par la tramontane. Dans le bois de chênes, loin des habitations, je voulus expulser quelque chose, frapper n’importe quoi avec un bâton. Je voulus crier. Je n’osai pas. Puis je me dis que le mas était loin et j’essayai, mais rien ne sortit. »
Quelques temps plus tard, c’est une seconde affaire qui va la toucher au cœur, quand Ferràn va être accusé de viol.
Aussitôt toute la communauté serre les rangs et minimise l’incident. Même Àvia semble séduite par ce chasseur qui est toutefois arrêté et déféré devant la justice. Son procès va servir de révélateur pour la jeune fille, même si le verdict est clément, ses yeux se décillent : …L’homme et la femme étaient contraires, le monde était ainsi fait et donc mal fait. Et comme tout finissait par un combat physique, l’homme gagnerait sur nous quoi qu’il arrive. »
Après avoir cherché en vain dans les livres un scénario « qui montre un personnage comme Àvia, et qui me dise : voilà, c’est comme ça qu’on l’écrase et qu’on la vainc, cette punaise. », elle comprend que désormais, elle doit choisir elle-même sa voie.
Juliette Granier réussit fort bien à rendre cette atmosphère tendue, ce climat de plus en plus délétère. Son écriture, aussi précise dans ses descriptions de la vie au Mas que riche de sensualité se déploie pour faire de cette fille du sud un personnage d’autant plus universel qu’il est solidement ancré dans cette contrée catalane.
Après des études à Perpignan et un premier amour, elle finira par retrouver le mas familial en maîtresse de maison.
On l’aura compris, ce premier roman est une réussite. Juliette Granier, retenez bien ce nom !
Une fille du sud
Juliette Granier
Éditions Gallimard
Premier roman
192 p., 19 €
EAN 9782073038890
Paru le 6/06/2024
Où ?
Le roman est situé principalement dans les Pyrénées-Orientales, entre Perpignan, Elne, Cabestany. On y évoque aussi Paris et un voyage à Nîmes.
Quand ?
L’action se déroule de 1988 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Née en 1980, Catalina Magne grandit dans un domaine vinicole du sud de la France. Dans cette famille de femmes, la grand-mère domine et la mère s’efface, en assumant pourtant l’essentiel des tâches. Catalina, du haut de ses huit ans, observe et retient. Le favori de sa grand-mère est Ferràn, lointain cousin, qui prétend à la gestion de l’exploitation. Cet homme, ce chasseur, a épousé Olivia Pons, à la beauté spectaculaire. Catalina voit sa conception initiale du monde se modeler au contact de ce couple, et plus tard grâce aux enseignements des années de lycée et d’université. Personnage solitaire et farouche, il lui faut assimiler l’apprentissage du pouvoir, des relations amoureuses, composer avec la transmission de leur patrimoine et l’envie de fuir la province. Une affaire de mœurs familiale vient bouleverser tout cela. Il est alors question pour Catalina d’œuvrer à sa propre délivrance.
Dans ce premier roman en forme de saga familiale, le climat intense de la Catalogne française se fait l’écho de la personnalité ardente de la jeune héroïne, qui cherche à s’émanciper de toute forme d’autorité pour réaliser pleinement son destin.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Manuela Salvi)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)
Les premières pages du livre
« 1 – 1988
Il est souvent discuté du pouvoir que les hommes détiennent ; mais plus rarement de celui que les femmes découvrent.
Ce jour-là c’était mariage. La table, devant le mas, faisait un carré blanc ; et le vent jauni de sable soulevait la nappe et les assiettes de faïence claire. Étendue par terre, j’observais le platane, un grand nuage de feuilles dans lequel j’aurais pu m’envoler. J’avais décidé que je m’en fichais d’avoir de la poussière plein les cheveux. De toute façon, me disait-on, ils étaient sales et impossibles.
Parmi les allées et venues, un attroupement s’était formé. Curieuse, je m’étais rapprochée des adultes. Àvia Magne, ma grand-mère, chignon de cendre, cou et bras courts, se tenait penchée en avant, comme le faisaient les Magne. Elle avait dit une phrase ; je ne fus pas certaine de l’avoir bien comprise car elle était terrible. Encore aujourd’hui, je n’oserais jurer l’avoir entendue. Mais lorsque je revisite le souvenir de ces visages, je sais que c’est à ce moment-là que la prophétie a été prononcée. J’avais cru entendre : Elle ne viendra pas. Ou était-ce : Elle ne devrait pas venir ?
À ces mots, les cousines de ma mère, Sandrine et Dina, s’étaient pliées en deux comme si on leur avait planté un pieu dans le ventre, elles s’étaient enfuies avec des cris et chuchotements. Ma mère avait blanchi d’un coup. Puis les femmes s’étaient éloignées en râlant d’une voix sourde.
Il était impossible qu’Olivia la mariée ne vienne pas du tout. Elle captait et concentrait la beauté du monde. Nous la chérissions. Malgré sa douceur nous entendions toujours sa voix, la plus suave de notre cacophonie générale. Il était bon de l’approcher, de l’effleurer comme par inadvertance pour vérifier qu’elle était bien réelle. Pourquoi ne viendrait-elle pas si elle était tant attendue ? Elle devait venir. Elle nous le devait. Nous la rêvions.
Peut-être avait-elle senti que ma mère, à l’inverse des autres, ne l’approchait qu’avec hostilité, qu’elle se transformait devant elle en un impénétrable buisson de ronces. J’avais tenté de lui dire que ce n’était pas très gentil pour Olivia, principalement parce que je redoutais de ne plus pouvoir la toucher. J’estimais que si ma mère se sentait moche à côté d’Olivia, il fallait qu’elle l’accepte, car cela faisait partie des inconvénients de la vie d’adulte. Sinon, elle devait l’exprimer, malgré les conséquences désagréables que j’imaginais.
Comme les fiancés Olivia et Ferràn vivaient quelquefois avec nous au mas, je savais, nous savions tous, qu’Àvia Magne aimait moins sa fille Angélique, ma maman, que son neveu Ferràn, même si c’était seulement le fils de sa cousine. Nous l’avions toujours su : Ferràn remplaçait dans le cœur d’Àvia Magne le fils qu’elle avait perdu, ce fameux frère aîné de ma mère, mort lorsqu’elle avait trois ans. À dix ans, il avait succombé à je ne sais quelle maladie fulgurante, laissant un vide qui encombrait toute notre maison. C’est pour cela qu’Àvia Magne était en colère contre nous, qu’elle nous criait et nous pestait, parce qu’elle avait perdu le fils, que c’était terrible pour une maman, comme me l’avaient appris les adultes.
Je pensais qu’elle aurait pu réussir à aimer maman, comme lorsqu’on essaie d’aimer un jouet neuf qui remplace l’ancien ; elle ne faisait manifestement pas d’efforts de ce côté-là, nous devions donc en faire du nôtre, faute de quoi nous seraient retirés le toit pour vivre et les sous pour manger, puisque cette maison était la sienne. Comme Olivia et Ferràn, et ses parents et ses grands-parents avant elle, Àvia Magne s’était mariée au mas. Nous l’appelions « le mas », mais en vérité nous en parlions comme d’une femelle massive, arrimée au sol de glaise dont elle était pétrie. Nous la retrouvions partout, cette argile, sous nos ongles, sous nos pieds, au fond des puits et sur les toits. Elle collait aux chaussures quand il pleuvait, elle se fissurait en août sous le soleil et le vent. Alors, les rares buissons de cystes et d’argelacs qui résistaient lâchaient des bouffées résineuses qui nous rendaient ivres.
Ce jour-là je m’ennuyai. Personne ne voulait jouer avec moi. Beaucoup de jeux étaient interdits, dans ma robe de cérémonie. À court d’idées, je me plantai devant Àvia pour lui prouver que j’avais compris que le mariage était menacé, que j’avais su déceler les secrets des adultes. Même si j’étais petite, je voulais connaître la vérité. Si on la dissimulait, le monde commençait à se tordre, comme le métal sous une chaleur intense.
D’un air têtu j’avais braillé : Qui c’est qui ne vient pas ? et elle m’avait balancé une torgnole mémorable ; en pleurant d’humiliation, je m’étais lavé les joues à la fontaine. La solitude était revenue, j’avais essayé de jouer avec des feuilles et des bâtons, mais c’était un pauvre jeu. Pour me venger, j’avais marmonné tout bas, sale vieille, faute de quoi j’aurais eu l’impression d’accepter son traitement. J’avais entendu des adultes parler de moi : Catalina s’ennuie, il faut lui faire faire un tour sinon ce soir ça sera une peste.
Enfin, Tony, le petit-cousin de ma mère, était arrivé avec ses claquettes roses au bruit joli. Je crois qu’il avait dix-huit ans, il clamait partout qu’il avait atteint la majorité, et portait des habits aux couleurs acidulées, des boucles luisantes de brillantine.
Pendant les vendanges, sous le poids des paniers, il avait la peau sale, mais ce jour-là son visage était lavé de frais. Contrairement aux cousines qui se faisaient tirer la manche, Tony passait du temps avec moi parce qu’il aimait le faire. Partir sur les routes avec lui, c’était vacances, les mots interdits devenaient permis. J’ouvrais la fenêtre, le vent s’engouffrait, je faisais des vagues avec mes mains, Tony me faisait rire, posait des questions sur ma vie, je lui disais tout ce que je pensais, c’était mon plus grand ami.
Cet après-midi-là, il s’était souvenu que c’était mon anniversaire. Sur les chemins de vignes qui partaient vers le sud, vides et caillouteux, il avait ouvert le toit de la voiture. Dressée sur le siège, tête au vent, enivrée par les senteurs de fenouil, je braillais avec lui sans contrefaçon, je suis un garçon. Et puis, après cette campagne, nous nous étions approchés de l’eau, qu’on apercevait entre les arbres. J’avais joué de tout mon saoul avec le seau et la pelle, Tony nous avait offert des glaces, nous les avions mangées en déambulant le long du Racou, sous les pins et les lauriers. Il ne m’avait pas houspillée pour aller plus vite, ni pour que j’enlève le sable en grimpant dans la voiture. Il n’y avait pas d’infractions dans son monde, pour lesquelles on me secouerait, on me frapperait, on m’insulterait ou on m’isolerait dans la cave.
2
À notre retour, le soleil avait baissé. Jamais je n’avais vu autant de couleurs chez les adultes, je me crus à une fête de la jungle, avec des animaux verts, rouges ou roses, qui paradaient sous les arbres.
En les observant, je fus inquiète. Cette phrase, « Elle ne devrait pas venir », les invités l’avaient-ils entendue ? Ne fallait-il pas les alerter, leur dire de chercher la mariée ?
Olivia était une Pons, la branche rivale et cousine de notre famille, les Magne, et comme tous les Pons, elle avait le dos très droit, les bras collés au corps.
Chez nous, une plante visqueuse, l’olivarda, envahissait les vignes. Elle lâchait son duvet partout et quand on froissait ses feuilles, la résine collait aux doigts. Il n’en avait pas fallu plus pour que la mariée soit rebaptisée Olivarda par Àvia Magne. « Elle s’agrippe », disait-elle en quatre syllabes d’un souffle mauvais.
En fait d’agrippage, Olivia était plutôt évanescente. Les futurs mariés vivaient chez nous par intermittence, venaient pour la taille des vignes, repartaient en août, revenaient pour les vendanges. Leur présence avait deux incidences : je pouvais contempler Olivia à satiété, ce qui me remplissait d’impatience lorsqu’on annonçait sa venue. Ensuite, Àvia s’adoucissait en présence de Ferràn. Il arrivait en chambardant tout, mais déclinait pour elle des petits noms affectueux. Àvia, qui lui distribuait en cachette des chocolats qu’autrement elle nous dissimulait, sollicitait son opinion exclusive et se référait sans cesse à ce qu’il avait dit ou à ce qu’il aurait pensé.
Si ma mère se bornait à parler le moins possible d’Olivia Pons, c’est parce qu’elle était belle et travaillait sans que cela se voie sur ses mains souples et bistrées. Ma mère retenait des phrases de protestation devant Àvia, qui commandait sans cesse de nouvelles tâches à finir dans des délais impossibles.
Lorsqu’une voiture déposa la mariée devant le portail du domaine, elle fut d’abord cachée par les hommes qui se précipitèrent en renversant leur chaise, vacillant entre dignité et saoulerie. J’aperçus entre leurs jambes la blancheur de la robe. Elle avait compris que nous la voulions. Allait-on bien fermer les grilles ? Peut-être faudrait-il avertir Ferràn, et couper les talons d’Olivia pour qu’elle ne s’enfuie pas.
Ferràn, je l’avais vu dérober le matin même une de ces bouteilles qu’Àvia Magne défendait de prendre. En sortant du réduit où son cousin et lui l’avaient bue, ils avaient menti devant elle, qui avait soufflé d’un air mauvais mais n’avait rien dit. Ferràn était un menteur, je ne pouvais rien faire de plus, débrouillez-vous.
Enfin, les hommes s’écartèrent et Olivia, déliée comme un jeune bouleau, compta ses pas, du bout menu de ses souliers clairs. Les femmes avaient le souffle coupé. On reculait.
Mais l’enchantement dut cesser. Il fallait s’installer, choisir les places. Les hommes se bousculaient autour d’elle, espérant la toucher. Elle ne semblait pourtant pas importunée par ces gestes, qui me rappelaient ceux des grosses limaces. Dans la nuit, sous les guirlandes, on ne distinguait que la clarté de la nappe et la robe. Ferràn paraissait engourdi. Un de ses yeux clignait, plein d’une lueur dangereuse.
Dans un coin sombre de la cour, Sandrine et Dina, les cousines, se chuchotaient dans les cheveux et lançaient des rires vers Ferràn. L’une en rose et l’autre en rouge, elles gloussaient comme les grandes filles de mon école, alors qu’elles auraient déjà pu être mères. Ferràn braillait. Son épouse était très belle et tout le monde la regardait, il donnait l’impression de s’être assis au sommet du monde.
Au moment du dessert, un gâteau nacré, Sandrine et Dina se coulèrent près de Ferràn, l’une à sa gauche et l’autre à sa droite, l’entourant de leurs bras. Ferràn, entendais-je, tu ne nous oublieras pas ? Ferràn, maintenant que tu es marié tu es encore plus beau. Les hommes ricanaient, Hélios assit Dina sur ses genoux. On ne voyait ni leurs bras, ni leurs mains, et sur leurs visages passaient des reflets inquiétants. Brusquement, un mouvement se fit vers ma droite, du vin traversa la table et la mariée, dressée d’un coup, vociféra vers eux. Elle leur dit des mots sales qu’on ne trouve pas dans les livres, y compris troujasse que je n’avais jamais entendu. Un brouhaha noya son cri, des gens se précipitèrent vers elle, d’autres conduisirent Sandrine et Dina à l’écart. Il y eut comme une houle, chacun criait plus fort que l’autre, puis peu à peu les invités se rassirent et se remirent à parler comme avant.
Je recommençai à jouer sous la nappe avec ma poupée dans sa robe brillante. La poupée était laide, c’était une imitation de second choix et c’est pour ça que je l’avais choisie, exprès, avec la certitude absolue qu’une laideur si forte lui interdirait à jamais d’être aimée, et la séparerait du monde.
3
Un matin d’automne, toute la famille se mit en vacances : Àvia Magne s’installa en soufflant dans la voiture de Tony, ma mère et moi assises entre les parasols, les paniers et les nattes. Suivaient Olivia, sa sœur Dolorès, et la bande de cousins, Ferràn, Hélios et Mario, Sandrine et Dina. Le gérant du domaine et sa fille, Justin et Léna, avaient pris leur chien Cassius qui dégageait une odeur terrible.
Après de longs méandres entre les vignes et la pinède, nous descendîmes dans la baie de Paulilles. Du matin jusqu’au soir l’eau resta calme et claire. Olivia, dont le maillot noir collait à son ventre rond, s’était immédiatement allongée, et sa nuque sous les boucles brunes, son profil bombé, se détachaient d’une ligne pure sur le vert sombre des pins de Méditerranée. Je l’observais, couchée contre les galets chauds. L’été embaumait : odeurs de glaces à l’eau, d’huile solaire, des fruits que Sandrine avait apportés, des figues blanches dont le suc attirait les guêpes.
Hélios et Mario s’étaient déjà jetés à la mer, chahutant et remuant cette eau tranquille. Ferràn les avait rejoints aussitôt. Ils prenaient les filles par la taille, les soulevant et les plongeant d’un coup, pendant que Cassius aboyait et courait autour d’eux. Àvia et ma mère installaient les assiettes, coupaient les melons et commentaient les jeunes.
« Elles ne peuvent pas se trouver des hommes, ces filles ? » siffla ma mère en les regardant de travers. Àvia, en robe de travail, assise sur la seule chaise pliable, pencha la tête en arrière ; elle s’endormait. Dolorès lança un coup d’œil vers Olivia, perdue sous d’immenses lunettes noires, et répondit à voix basse qu’elles devraient chercher ailleurs, qu’à trop aimer le miel on finissait piqué à mort. Dolorès ne ressemblait en rien à sa sœur ; ses os saillaient sous sa peau sèche. Elle fixait l’endroit où s’ébattaient les garçons, les cousines et maintenant Tony, qui poussait des cris aigus en envoyant de l’eau vers elles. Je voulus jouer avec eux, mais « Attention, Catalina, tu nous griffes avec tes ongles ! ». Je me laissai flotter près du bord, là où les galets verdâtres luisaient comme des joyaux. Ils faisaient, en les remuant, un joli bruit rond. On déjeuna à l’ombre des tamarins, et puis chacun s’installa pour la sieste.
Quand je me réveillai, je vis que tout le monde n’avait pas dormi autant que moi, même si Olivia restait assoupie, ses boucles étalées sur son bras et ses cuisses de réglisse entrouvertes. Je partis à la recherche des anémones vers les rochers où l’eau était peu profonde. Les pieds nus, j’avançais lentement sur le tapis d’aiguilles. Alors que j’entamais ma descente vers la crique, un bruit m’alerta. Sur le sable, un homme faisait l’amour à une femme. C’était Ferràn, que je reconnus à son maillot rouge, et dessous, Sandrine, qui avait enlevé son maillot vert émeraude qui flottait dans l’eau.
Je les regardai longtemps. Je fixais la courbe du dos de Ferràn, les cuisses luisantes de Sandrine, les seins empoignés par une main puissante. Avec les remous, le maillot vert s’était déplacé vers moi. Je m’approchai silencieusement et le volai.
Lorsque je revins sur la plage, Tony était parti chercher des glaces, Olivia se baignait en lunettes noires, les cheveux relevés en un énorme chignon. Ma mère, Àvia et Léna discutaient les pieds dans l’eau. Le cœur battant, je cachai le maillot dans ma trousse d’habits de poupée. Ferràn revint seul de la pinède. Mais quand Sandrine apparut, elle portait une serviette autour du corps.
— Tiens, lui dit ma mère, tu te caches, maintenant ?
— J’ai un peu froid, mentit Sandrine.
Dolorès demanda à voix basse où elle était passée, et sa cousine lui répondit sèchement quelques mots dont je n’entendis que les sifflements. Ferràn se leva alors d’un coup, lança qu’il était tard et qu’il fallait rentrer. Tous s’époussetèrent, rangèrent les affaires pour se mettre en route. Seule Olivia resta sur sa serviette et nous tourna le dos. Ferràn lui mit une main sur l’épaule, en serrant fort. « Tu me fais mal », dit Olivia d’une voix sourde en dégageant son bras. Les doigts de Ferràn s’enfoncèrent dans la chair. « Magne-toi, tout le monde t’attend. » Personne n’avait donc compris ce qui s’était passé ?
Une fois seule, le soir dans ma chambre, je me couchai et pensai à Jésus. Je connaissais certaines de ses actions, la distribution du pain et des poissons, le don des chemises. Jésus était jeune et gentil, s’il souriait, c’était comme Tony. Je lui avouai que je garderais le maillot mais que je ne l’utiliserais pas pour moi-même, c’était juste pour le regarder. Ensommeillée et excitée à la fois, je voyais encore ces peaux luisantes collées dans l’eau, et je devinais qu’il se passait quelque chose là, dans le bas du ventre. Mais comme cela ne menait à rien, je m’endormis.
4
L’année de mes quatorze ans, moi aussi je fis les vendanges. Sur dix hectares, des générations de Magne avaient collecté les terrains pour établir un empire de vignes. Le mas se situait au milieu, séparé des champs par des arbustes qui n’étaient verts que trois mois par an. Un jour, début septembre, tous les saisonniers arrivaient des montagnes, du Capcir et des Albères. Ils étaient une quarantaine, et s’ajoutaient aux membres éloignés de la famille dont nous connaissions, sinon les liens du sang, du moins les prénoms. Lorsque j’étais petite, je ne maniais pas le sécateur, mais cette fois-ci je le prendrais et suivrais la Mousseigne, la plus vieille du groupe, qui donnait le rythme. Pour tous, une journée de vendanges commençait par un plaisir harassant et se terminait par une grillade, et pendant ce temps, nous, les Magne, nous engrangions les grains juteux de la bonne fortune.
Au petit jour, les ouvriers s’étaient réunis dans la cour, les habits tachés du pourpre des vendanges précédentes. Nous avions rempli les paniers de pain, de vin et de viande, que je distribuerais aux travailleurs. Ce jour-là, je vis dans les yeux des hommes un intérêt furtif. Auparavant je les fuyais, je ne voulais pas qu’on m’embête. Léna, qui avait grandi plus vite que moi, soutenait leurs regards elle aussi.
Dans les vignes, je voyais se balancer ses fesses dorées moulées dans un caleçon rose. Nous parlions peu, les hommes travaillaient vite, je voulais suivre la cadence. Il s’agissait de l’argent de la famille, celui qu’Àvia Magne comptait le premier de chaque mois sur son cahier réservé aux opérations. Ma mère, à qui elle ordonnait : Angélique, vérifie les retenues ! l’assistait en silence. Moi, j’imaginais des colonnes de pièces d’or s’accumuler dans un caveau sous le mas. Suivant qui les recevrait, elles auraient des hauteurs différentes : Tony, qui était désinvolte, en aurait peu. Sandrine et Dina, qui feraient plein d’héritiers, en auraient des grosses. Maman était servile avec sa mère, mais celle-ci ne l’aimait pas ; il n’était pas sûr qu’elle en ait même deux. Ferràn aurait de gigantesques colonnes. Bien que ma mère soit la véritable fille d’Àvia, c’est lui qui en remporterait tout un tas.
Si on possédait l’or, on était sauvé, il procurait santé et abondance. Pourtant, elle maniait peu l’argent, puisque c’était Àvia Magne qui serrait et desserrait les cordons de la bourse. Ma mère, elle, possédait une pochette de cuir éraflée qui lui servait de portefeuille. Elle tirait de cette vieillerie des billets de dix francs, jamais plus, et des centimes qu’elle me distribuait pour les bonbons. Elle n’avait pas la main leste pour la dépense, et j’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me souviens pas de l’avoir vue s’offrir quoi que ce soit.
Je savais exactement combien avaient coûté pas mal de choses : le nouveau linteau de l’escalier central, le solde total des frais pour les employés, les bouteilles en verre pour la saison, les engrais, les pneus, les fûts, les cartouches pour la chasse. Je le savais et c’est pour cette raison que cette activité me plaisait. Je prenais une grappe, j’en coupais la tige, la mettais au panier, et ainsi de suite, accumulant des dizaines et des dizaines de grains juteux qui seraient pressés dans leur jus, fermenteraient jusqu’à se transmuer en bon or solide qui remplirait nos coffres. Je suivais le rythme régulier de la Mousseigne, et plus c’était difficile, plus j’en profitais. »
Extraits
« Une tornade sans réplique emporta la résistance maternelle. Ma mère ne possédait rien.
— Le mas, il est à moi, à moi seule, tu entends ? Et personne ne me dira ce que je dois faire chez moi.
Mon sentiment de haine s’accrut, je lui aurais sauté à la gorge en lui plantant les doigts dans la peau du cou. Soudain, je fuis. Je courus, loin, sans savoir où.
Dehors, la nuit était nettoyée par la tramontane. Dans le bois de chênes, loin des habitations, je voulus expulser quelque chose, frapper n’importe quoi avec un bâton. Je voulus crier. Je n’osai pas. Puis je me dis que le mas était loin et j’essayai, mais rien ne sortit.
Quand je rentrai, le dîner n’était pas prêt, ma mère était dans la chambre d’Àvia, porte close. Je les entendis parler avec véhémence de quelque chose qui concernait Ferràn. Je me fis un repas de restes et le montai dans ma chambre, les pensées agitées — que dire, et si je partais, oui mais où aller, et l’école ? Avec quel argent ? J’ouvris des livres. J’aurais voulu trouver un texte qui me parle de la situation, me donne des solutions, qui montre un personnage comme Àvia, et qui me dise : voilà, c’est comme ça qu’on l’écrase et qu’on la vainc, cette punaise. Mais rien de tout cela dans Madame Bovary, dans Le Rouge et le Noir, chez Molière ou Racine. « Je voudrais lui cracher dessus », c’est l’en-tête que j’écrivis dans mon texte du jour. » p. 52
« Les hommes avaient un code clair : se revigorer pour la lutte, puis se rassembler et foncer dans la mêlée. L’homme et la femme étaient contraires, le monde était ainsi fait et donc mal fait. Et comme tout finissait par un combat physique, l’homme gagnerait sur nous quoi qu’il arrive. » p. 60
À propos de l’autrice
Juliette Granier est pianiste, autrice, compositrice et interprète. Elle est également animatrice radio sur RTS (Radio Télévision Suisse). Une fille du Sud est son premier roman. (Source : Éditions Gallimard)
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