Nous vivons une époque socialement tourmentée. Et comme dans toutes les époques tourmentées, nous avons tendance à chercher un bouc émissaire pour expliquer et résoudre les problèmes qui affligent notre quotidien. En règle générale, c'est la couleur de peau, la religion ou les coutumes, qui servent à discriminer l'autre. Mais imaginez un monde où les humains et les robots cohabiteraient, dans le même espace. Cette uchronie de science-fiction poétique est particulièrement réussie et sert de toile de fond à la série Les cœurs de ferraille, dont le troisième tome vient de sortir, et qui est toujours actuellement en publication hebdomadaire, dans la revue Spirou (Dupuis). Beka (Bertrand Escaich et Caroline Roque) fait le choix depuis le départ de proposer des récits indépendants, qui permettent de saisir à chaque fois un aspect ou un argument précis, pour consolider et expliciter son univers. Ici, il va être question d'une romance, d'amour contrarié, et bien entendu, de racisme, de "spécisme", de la peur et du rejet qu'engendre la différence. L'héroïne de ce tome est une adolescente du nom de Naiad, une jolie brunette, fille d'un riche industriel, qui est aussi fascinée par les robots. Elle est d'ailleurs protégée et partiellement élevée par un automate de compagnie, qui est chargé de sélectionner les "bons films" qu'elle a le droit de regarder, mais qui est devenu son confident et une épaule sur laquelle s'appuyer. Du côté des usines du paternel, par contre, les choses se gâtent. Les ouvriers ne sont pas satisfaits de leur sort et décident de se mettre en grève. Problème : la production, les cadences, sont garanties par l'emploi de robots qui veillent au grain. Il suffit d'une simple provocation, de la remarque hautaine et sarcastique d'une employée, pour qu'un des ouvriers perde la tête et agresse violemment un robot. Un acte qui va avoir de lourdes conséquences.
Pour mâter la rébellion, la solution la plus efficace est de recourir à l'intervention d'un robot limier (des modèles déjà aperçus dans les autres tomes de la série). Avec eux, intransigeance et résolution rapide de tous les conflits. Les limiers sont les prototypes les plus désagréables et les derniers qu'on souhaiterait rencontrer en tête à tête, avec ce visage remplacé par un projecteur lumineux, et une apparence de force implacable. Mais voilà, Naiad désobéit, assiste au soulèvement dans l'usine, croise le chemin du robot limier, et va peu à peu apprendre la manière dont vivent ces constructions mécaniques, leurs particularités, le rejet dont elle sont l'objet de la part des humains qui ne voient en eux que des objets parfaits pour les basses besognes, à qui proposer "un verre d'huile" pour les humilier. L'impensable se produit alors, la jeune fille et l'automate vont devenir plus intimes, jusqu'à l'inévitable, sur une plage, lors d'une séquence absolument extraordinaire. Des pages d'une pureté, d'une grâce, comme on n'en a vu très rarement ces dernières années. Comment exprimer l'émotion, les sentiments, les soubresauts de l'âme, quand le personnage n'a pas de visage, pas d'yeux, aucune "fenêtre" pour accéder au monde intérieur ? Il faut alors jouer sur un subtil langage corporel, une inclinaison du projecteur qui sert de tête, utiliser le reflet de la créature dans le regard de Naiad. Bref, Jose-Luis Munuera assène une leçon de storytelling et de maitrise des émois amoureux qui confine à la perfection. Ce troisième tome des Cœurs de ferraille est touchant, sensible, honnête, dramatiquement vrai dans ce qu'il dit et laisse juste entendre. On y parle de tolérance, de la possibilité (ou pas, d'ailleurs) de se (re)trouver, de l'empathie nécessaire pour comprendre l'autre, l'aimer, s'aimer soi-même. Sans emphase, sans rodomontades, juste avec une sacré dose de talent !
Très important : vous pouvez lire ce tome 3 sans avoir lu ou connaître les deux premiers. Les récits sont autonomes. Foncez !
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