Cordillera

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Joaquín Silva aime sa vie simple au pied de la cordillère des Andes et ne rêve que de poursuivre la tradition familiale avec ses bêtes et ses montagnes. Son frère Esteban veut lui s’en émanciper, apprendre et voyager. Leur père, d’origine Mapuche, a beau être très secret, il va leur livrer – au cours de leurs pérégrinations chiliennes – les clés de leur avenir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Deux frères dans la montagne chilienne

Après avoir effectué de nombreux voyages dans la cordillère des Andes, Delphine Grouès a éprouvé le besoin de raconter cet univers fascinant en imaginant une famille, les Silva, dont les deux fils, Joaquín et Esteban, poursuivent des rêves bien différents. Une manière habile de construire un roman d’initiation et d’aventure.

Les Silva vivent dans un petit village chilien, au pied de la cordillère des Andes. Nous sommes en 1908 et le quotidien de la famille est rythmé par les saisons. Lorsqu’arrivent les beaux jours, on mène les bêtes à l’estive en grimpant vers les sommets.
Une tâche qui fait rêver Joaquín, le cadet de la famille, nourri par son père des récits de ces séjours dans la montagne, aux aventures et aux dangers qui peuvent menacer les troupeaux et les hommes. Son frère Esteban est d’une toute autre nature. Il a appris à lire et ne rêve que de livres, de légendes et de poésie, à l’image de son oncle aveugle doté d’une imagination féconde. Avec l’arrivée d’un nouveau prêtre dans la paroisse, avec un coffre chargé d’ouvrages divers, il va pouvoir assouvir sa passion et profiter des connaissances que l’homme d’église lui enseigne généreusement.
« Ces livres sont écrits par des philosophes, des écrivains, des poètes. L’Église, que je sers, qui est ma vie, considère toutefois que certains d’entre eux devraient être interdits, brûlés, car ils s’opposent à elle ou vont à l’encontre des paroles de l’Évangile. Pour comprendre son prochain, il faut cependant le lire. Si tu exerces ton libre arbitre, la lecture t’enrichit, enrichit ta vision du monde, des autres, de toi-même. »
Delphine Grouès va nous proposer de suivre les deux frères ainsi que leurs parents Luisa et Cecilio qui vont leur transmettre leur savoir et leurs valeurs. Si pour le père, il s’agit d’abord de connaissances pratiques, la droiture, la volonté et la loyauté font aussi partie du bagage. Pour la mère, d’origine mapuche, il s’agit d’abord du pouvoir des chants et des plantes qui guérissent. Esteban va tomber amoureux de Rosa et rêver de conquérir le monde avec elle. Mais lorsqu’elle tombe enceinte, la réalité vient se fracasser ses ambitions. Rosa doit suivre sa famille, loin de son amoureux. « Elle avait dû se sentir si seule ces derniers mois, elle, si belle, devenue une traînée aux yeux des autres, de toute cette terre qui ne comprenait rien. »
La primo-romancière, qui a beaucoup parcouru la cordillère à cheval avec un autochtone, raconte la rudesse et la sauvagerie de ce monde, les rivalités et la loi de plus fort, loin d’une civilisation policée. Quand un drame peut changer toute une vie… Quand la mort s’invite au détour du chemin. Quand il faut reporter ses rêves sur sa progéniture. « Allez au diable. Mais ma fille.… Elle sera immense. Elle aura la force que vous n’avez pas, elle sera digne. Ma fille, elle vivra une vie qui en vaudra mille. »
Entre poésie et violence, entre récit de voyage initiatique et saga familiale, ce roman offre au lecteur une palette séduisante et fait de Delphine Grouès une autrice à suivre.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon « Grand Guide de la rentrée littéraire 2024 ». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Cordillera
Delphine Grouès
Le Cherche-Midi éditeur
Premier roman
336 p., 20 €
EAN 9782749176338
Paru le 12/01/2023

Où ?
Le roman est situé au Chili, le long de la cordillère des Andes, mais aussi à Valparaiso, Santiago, à Chiloé, Puerto Montt, près de Punto Arenas et Iquique.

Quand ?
L’action se déroule au début du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une fresque familiale chilienne portée par la beauté sauvage de la Cordillère.
On dit que la cordillère des Andes vibre à l’écho des vies qui y défilent.
Dans le Chili du début du XXe siècle, la famille Silva, respectée et crainte dans le village, est auréolée de mystère. Cecilio, le père, taiseux, les mains dans la terre rebelle. Luisa, la mère, mapuche, qui connaît le pouvoir des chants et des plantes. Esteban, l’aîné, amené à découvrir, ébloui, l’univers des poètes et de l’imprimerie. Joaquín, le cadet téméraire, gardien de troupeaux, mû par l’appel des cimes. Nombreuses sont leurs épreuves : la colère de la terre, la violence des hommes, la mort, le traumatisme de la guerre. Le clan fait face, soudé par un amour pudique. Dans cette nature indomptable, des cols glacials aux vallons ombrageux, des pâtures verdoyantes aux mines du désert de l’Atacama, chacun chemine vers son destin, sa liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Valérie Rochette, Librairie Un monde à soi à Roanne)
France Inter (Clara Dupont-Monod)
Espaces latinos
Blog The Unamed Bookshelf
Blog America Nostra
Blog Le Ressenti de Jean-Paul
Blog Temps de lecture


Anthony Lachegar (@serial_lecteur_nyctalope) reçoit Delphine Grouès, pour son premier roman Cordillera. En présence d’Emmanuelle Delacomptée, directrice de collection. © Production VLEEL

Les premières pages du livre
« Ils disent qu’il n’a pas eu le temps de se retourner avant de s’écrouler. Ils disent qu’il a ouvert la bouche pour happer de l’air, comme quand on jouait dans la rivière, tu te rappelles ? Mais moi, je sais que ce n’est pas vrai. Moi je sais que rien, pas même la mort, ne peut le surprendre. Non. Moi je sais qu’il a dû se retourner, peut-être pas complètement, le visage j’en suis sûre. Il a dû regarder l’assassin droit dans les yeux, comme il le faisait, tu te rappelles ?
Ce regard qui transperçait.
Je suis sûre que ce regard a pétrifié l’assassin, l’a encastré dans le sol comme l’aurait fait le sabot d’un cheval sur la route de la Cordillère. Pourquoi j’en suis sûre ? Sinon, où serait le sens…

Et la mule relança son pas lent et cadencé.
La trace, fugace, se dévoilait au fur et à mesure de la descente entre les parois rocheuses. Elle se révélait pour accueillir la volute de terre qui suivait la bête, se refermait dans l’attente lointaine du prochain voyageur.
Éclosant dans la caillasse cendrée, des fleurs disposaient çà et là des touches bleutées et orangées.
La cordillère des Andes, impérieuse, observait la scène.
Fredonnement d’un torrent serpentant dans le ravin. Elle tendit les oreilles sans interrompre sa marche.
Oh, oh, oh, mule…
Elle s’arrêta, courba l’encolure et but avec délectation, les jarrets caressés par l’onde. Solidement campée dans le lit de la rivière, elle ne tangua pas lorsque son cavalier se pencha de tout son corps en sens inverse du courant.
Cecilio Silva lança le bras d’un large mouvement pendulaire et plongea un gobelet de fer-blanc dans le flot. Il le porta à ses lèvres, observant les jeunes truites qui dérivaient. Il retira son chapeau de paille écorné, versa l’eau sur la tête de sa monture, serra les talons. Elle frémit, arqua le dos, reprit sa marche tenace, anticipant l’escalade du col suivant dont la silhouette s’imposait déjà à l’horizon.
Des aboiements résonnèrent. La mule et son cavalier ne regardèrent pas en direction du son mais se tournèrent vers la combe. Un lièvre amorçait une course aérienne pour échapper à un chien. Esquivant son assaillant par zigzags, le lièvre vira sur le versant ascendant. Le chien se rapprochait et, à un mètre de sa proie, dressa les oreilles en une posture précocement victorieuse.
Huacho, tu vas te faire avoir.
À l’instant où le chien ouvrit la gueule, le pourchassé bondit, se tordit et opéra, au grand dam de son attaquant, une brusque volte-face. Propulsé dans le dévers, il ne sembla plus toucher terre et disparut. Le chien, interloqué, se tenait immobile en haut de la pente qu’il avait trop tôt associée à sa gloire.
Cecilio siffla pour le rappeler avant le passage du col. L’animal, rompu, emboîta le pas à la mule, se réfugiant dans son ombre. Homme, mule et chien semblaient ne plus faire qu’un sur la piste ancestrale de la Cordillère.
Silva avait hâte de rentrer des hauts vallons et de retrouver sa famille. En ce mois d’octobre 1901, il était parti observer la fonte des neiges avec son oncle Evaristo. Une constellation de gouttes claires nappait encore la terre sombre. Les pâturages émergeaient à peine du manteau givré, l’hiver avait été rude.
Dès que les deux hommes eurent atteint les étendues qui accueilleraient l’estive, l’un rebroussa chemin, l’autre poursuivit sa traversée.
Tu sais neveu, je cherche toujours un prétexte pour rester dans la Cordillère et toi pour en redescendre. Et après, on me demande pourquoi je n’ai pas fondé une tribu. Va retrouver la tienne. Et prépare la gnôle !
Le jour se couchait déjà, mais Cecilio n’avait pas attendu un moment de plus pour amorcer le retour. Luisa et les deux garçons pouvaient très bien vivre sans lui, là n’était pas la question. Mais s’il se passait quoi que ce soit… Les enfants étaient petits encore. Si un homme entrait la nuit et les… Arrête de ressasser.
Allez, allez, mule.
Petit trot. Plus qu’un col à traverser.
Soudain il se figea, les yeux rivés sur une faille dans la falaise. La mule ralentit naturellement l’allure.
Huacho, mon chien, pas bouger.
Cecilio descendit de selle, se fraya un passage dans les buissons d’épines, glissa dans la pierraille. Un squelette réfléchissait les rayons du soleil. Les lambeaux du pantalon et de la chemise flottaient au gré des aléas du vent, comme s’ils demandaient à être libérés de la dépouille et de son sort. Du bout du pied, Cecilio réveilla les ossements. Le crâne était brisé. Ce n’était pas l’un des leurs.
Redescendu auprès de ses bêtes, il claqua la langue, tous se remirent en route.
Dernière colline et il distinguerait les premiers toits de chaume du village, puis les tuiles de l’hacienda du Patron. Il se hissa sur ses étriers. À l’orée de la forêt, sur la ligne d’horizon, s’échapperait la fine trombe blanche, le vacillement de la fumée de leur maisonnette. Il l’imaginerait plutôt qu’il ne la verrait vraiment.
Allez, allez, mule.
Le brouillard estampait la vallée, le printemps serait long. Même l’hacienda était nappée de brume.
Son cousin Pancho l’attendait au corral. Il l’avait repéré de loin, comme d’habitude ; mais il était immobile. Nausée, esprit gelé.
– Cecilio, va voir ta femme.
Galop, bride abattue. Luisa, devant la porte, les doigts serraient la robe.
– Cecilio, ça va aller. C’est notre Joaquín. La petite vérole, sans doute. Ça va aller.
– Oh Luisa…
Pied à terre.

Les cloches du village voisin sonnaient le glas. L’épidémie s’étendait comme une langue de feu. Joaquín n’avait que six ans. Les cloches martelaient la terre, Cecilio la retournait, l’écho leur répondait. Si seulement elles pouvaient être entendues par l’oncle Evaristo, là-haut dans la Cordillère, qu’il rentre enfin. Déjà une semaine qu’il aurait dû… Un effondrement ? Une avalanche ? Une embuscade ? Qu’ils fassent taire ces cloches, bon sang.
Un regard vers les collines. Toujours rien.
Cecilio plongea les mains dans l’ornière.
Un regard vers la rivière. Non plus.
D’un doigt, il souleva les feuilles de la jeune pousse. Elles étaient grêlées mais exhibaient un vert vif. Elles survivraient. Grêlées comme le visage de Joaquín, la peau d’enfant ravinée. Et comment le fils aîné, Esteban, pourrait-il échapper à la contagion ? Ses deux enfants… Il ferma les yeux. Comme si tu pouvais chasser le sort en fermant les yeux, imbécile.
Creuser, semer, tailler, soigner, récolter. Inverser le lit du torrent.
Il se tourna vers les crêtes. Le vent jouait avec la poussière.
L’angoisse asphyxiante. Le petit Joaquín. La terre l’avait prévenu pourtant. Elle avait saccagé la récolte tandis que la maladie s’emparait de l’enfant. Elle avait tremblé au rythme des convulsions. Et lui ne pouvait rien faire. Il ne savait pas protéger. Arrête, arrête donc, qu’est-ce qui te prend ?
La silhouette de Luisa. Elle était à contre-jour et semblait glisser vers lui. Cecilio essuya ses mains sur le pantalon ravaudé. Il reprit son souffle en regardant le ciel.
– Joaquín dort, Cecilio. La Marcela veille sur lui.
– Luisa…
– Il est fait d’un bon bois, notre fils, il se bat, les esprits sont avec nous.
– Que Dieu t’entende. Et pour Evaristo, ils te disent quoi les esprits ?
– Tu sais, les esprits le fuient et je les comprends !
Cecilio se tourna vers sa femme. Elle le regardait pour qu’il oublie un instant que Joaquín était mourant, ce n’était pas sa faute, qu’il oublie qu’Evaristo n’était pas rentré de la Cordillère, ce n’était pas sa faute non plus. Qu’il ne sente plus le sol fuyant sous ses pas, le spectre qui creusait un nouvel abîme, là, à côté de lui, la terreur de voir sa famille enfermée dans un collet, le sien, qui se refermerait sur eux. Luisa tentait de lui arracher un sourire qui le sortirait de là, qui la ferait sourire, elle aussi, et pas un faux, un vrai, de ceux auxquels on ne croit plus dans la tourmente.
Il la prit dans ses bras et l’embrassa.
– Le ciel nous met à l’épreuve, Luisita. Et nous, on est comme deux gamins.
– On est les mêmes gamins que ceux qui juraient de rester célibataires.
Cecilio sourit enfin. Quinze ans plus tôt, Luisa et lui étaient encore tous deux certains de ne jamais vouloir se marier. Ils souhaitaient se libérer d’un legs, se libérer tout court, être maîtres de leurs existences. Ils s’étaient rencontrés au détour de deux rangées de ceps lors de vendanges à l’hacienda ; ils n’eurent aucun choix, ou tout le choix du monde, au contraire. Luisa se maria sans le consentement de son père – il ne consentait à rien, de toutes les manières –, avec la bénédiction de sa mère qui l’enveloppa de nuées et d’onguents d’herbes mapuches le jour des noces.
Leurs fils Esteban et Joaquín naquirent à un an d’intervalle. Luisa survécut de peu à son dernier accouchement. Elle avait perdu trop de sang, Cecilio manqua d’en perdre la raison. Le clan Silva et ses éternels transhumants ne quittèrent pas son chevet tant qu’elle ne fut pas capable de marcher, tant que Cecilio n’était plus lui-même.
Un regard vers la combe. Terre noircie. L’ombre d’un condor.
Attendre encore. Et encore. À défaut d’espérer.

Avant même que la bourrasque qui l’attendait sur les cimes ne l’enveloppe, Evaristo baissa la tête et lui offrit son front. La mule se jeta dans la descente en assurant ses pas sur la terre fuyante. Soudain, il la propulsa sur le côté entre les buissons secs bordant la falaise qu’ils longèrent en silence, puis ils s’arrêtèrent. Une nouvelle pression des talons. Elle s’élança sur les rochers et entreprit l’escalade. À quelques mètres du sommet, le vieil homme descendit de la mule. Elle s’immobilisa et se plaqua contre la paroi. Il leva un doigt, le chien se coucha sans détacher les yeux de son maître. À pas de loup, Evaristo avança contre le vent, la main gauche tendue en avant, le couteau dans la main droite. Cheveux empoignés, nuque ployée, un corps fléchi en un seul geste. La lame était rivée à la gorge blanche.
– Tu n’aurais vraiment pas dû oser…, tonna Evaristo.
– Pitié, j’ai rien fait !
– Tu fais l’idiot en plus. Allez, crache. Qui t’envoie ?
– Plutôt mourir…
– Ça tombe bien. Pas besoin que tu me dises de toute façon. Je connais ceux qui envoient des crétins en repérage. Ça fait trois jours que tu me suis. Et tu es seul. Tu avais l’âge de quitter ta mère, toi ?
– Allez au diable, le vieux !
– On va t’apprendre le respect. Pour le diable et pour les vieux. Jette tes armes. Ah, pas fameux… Ah non… Et puis tu te fais dessus en plus ?
– Pitié…
– Tu sais ce qu’on réserve, nous, à ceux qui viennent sur nos versants ? Tu le sais en plus, tout le monde le sait.
Evaristo le retourna pour lui faire face. D’un coup dans le ventre, il le fit s’agenouiller. La lame fusa et le jeune homme s’écroula.
– Un peu de dignité, persifla Evaristo. Tu beugles pire qu’une vache. Là au moins, tu auras une histoire à raconter. L’entaille sur le visage, marque de la rencontre avec les Silva, ce n’est pas rien. Celle-là, elle est belle en plus. Tu devrais me remercier au lieu de te plaindre.
Evaristo fourbit son couteau sur la chemise élimée de sa victime, toujours à terre, se tenant le visage des deux mains.
– Ne t’avise plus de revenir. La prochaine fois qu’on te voit ici, on te tuera. Comme ceux de l’été dernier. Tu lui diras à Herrera. Ça, c’est si tu as le cran d’aller le retrouver maintenant. Ne reviens jamais, sinon… Parole de Silva.

Pas à pas. Sur la pointe des pieds. Souffle retenu. La terre battue crisse. À quatre pattes maintenant, creuser le dos, se glisser sous le rayon de soleil qui traverse la pièce. Longer le mur de terre glaise, six pas de long, se tapir. Le petit Esteban sent une odeur qu’il ne reconnaît pas. Acide, écœurante. Elle est si lourde qu’il croit la voir flotter dans l’air. La brise des collines ne peut rien contre elle. Mère avait bien dit de laisser la porte ouverte, mais cette odeur ne s’évaporera pas de sitôt, elle est de ces odeurs qui ne s’oublient pas. La fumée du foyer pique les yeux. Deux clignements, peut-être une larme, trois clignements et il distinguerait le petit frère.
Ça y est, il le voit. Il l’entend d’abord. Joaquín ronronne mais ce n’est pas drôle. Joaquín le regarde mais ne dit rien. Ses yeux brillent dans l’antre. Son corps est caché sous le poncho de Père, sous le châle de Mère. Esteban ne voit que les yeux qui brillent. Même la paillasse semble avoir disparu. Esteban siffle doucement, cinq sifflements secs, comme Père leur a appris. Le râle de Joaquín s’interrompt puis reprend, encore plus fort. Comme un chien qui gronde maintenant. Il n’a pas sifflé en réponse, mais il a essayé.
Esteban n’avait plus le droit de faire du bruit, ni de jouer, même en silence, dans la maisonnette. Joaquín était malade et les adultes semblaient l’être aussi ; ils n’étaient pas couchés, eux, mais ils étaient étranges et oubliaient les habitudes, les rythmes et rituels de la journée, et même les mots.
Une grande enjambée résonne sur le chemin.
Esteban s’élance vers son frère. Il pose devant les yeux qui scintillent un petit oiseau de paille tressée. Les cheveux de Joaquín sont mouillés. L’enjambée se rapproche. En un bond, Esteban s’enfuit. Deux bonds. Ses jambes sont encore trop courtes.
Père l’a vu, il voit toujours tout, ou presque. Mais Père parle sans dire, il faut l’écouter, surtout quand il ne dit rien. Là, il ne dira rien mais il l’a vu.
Cecilio posa sa main sur l’épaule d’Esteban, enleva son chapeau et entra.
L’enfant s’assit sur la vieille pierre, enterra les brins de paille orphelins. Il saisit un bâton, traça des signes sur le sol, inventant des symboles, des images qu’il effacerait selon son bon vouloir. Il avait envie de pleurer et ne savait pas pourquoi. Un garçon, ça ne pleure pas. Le bâton entailla la terre, éclats de calcaire, le trait n’était pas droit, il fallait recommencer.
Un jappement. L’oncle Evaristo ? Enfin ?
Non, un vieillard au regard blanc et son chien. L’homme s’arrêta comme pour le contempler. Esteban tenta de réprimer peur et dégoût face aux yeux dansants de l’aveugle. Puis il s’élança dans la maison, brava les nouvelles consignes et hurla : Père ! Père ! Il y a un vagabond dehors !
Cecilio sortit, la main serrée contre le fourreau du couteau. Son visage s’éclaira soudainement :
– Oncle Demetrio, bon sang, quel bonheur de vous voir ! Combien de temps depuis… Bon Dieu de bon Dieu !
D’où venait cet oncle dont Esteban n’avait jamais entendu parler ?
Demetrio arrivait exténué de Patagonie après des mois de marche et demanda à son neveu un toit et un bol de soupe avant de reprendre son périple de troubadour.
– Bien sûr, vous êtes chez vous, mon oncle, assura Cecilio. Pancho est au marché au bétail, Evaristo est… Evaristo devrait rentrer ces jours-ci de la Cordillère.
– Tu veux dire que vous l’attendez depuis plusieurs jours et qu’il n’a pas donné signe de vie ?
– Il arrivera quand il arrivera… Asseyez-vous, l’eau est chaude.
– Et le petit souffrant ? C’est qui ?
– Notre dernier.
– La petite vérole ?
– Oui.
Comment avait-il deviné, l’aveugle ? Comment avait-il vu Joaquín ? Qu’est-ce que c’était, la petite vérole ?
Plus rien n’était comme avant. Esteban s’accroupit contre le mur, immobile, à quelques mètres des hommes, observant un silence prudent. La discrétion n’était pas de mise avec un aveugle et il pouvait s’adonner à une observation minutieuse du nouveau venu sans aucun scrupule. De la chevelure blanche de Demetrio, ébouriffée et refuge d’une épine de pin qui se joignait au voyage, à ses lèvres dont l’humidité dévoilait la disparition de plusieurs dents, aux mains tannées, puis de nouveau aux yeux tremblants, Esteban scruta chaque détail. Le vieil oncle se dirigea soudainement vers lui avec la précision d’un aigle.
– Et ce grand garçon, quel âge a-t-il ?
Muet de surprise, Esteban appela son père d’un coup d’œil affolé. Cecilio répondit en son nom, sept ans.
– Et aimes-tu les histoires, mon petit ?
– Oh oui ! s’enthousiasma Esteban.
Il s’installa aux pieds de Demetrio dans l’attente impatiente d’un récit.
C’est ainsi qu’Esteban découvrit le pouvoir des mots. Grâce à eux, Demetrio hypnotisait son auditoire, l’emmenait sur les terres lointaines des exploits des pairs de Charlemagne ou des pitreries de personnages burlesques. Les mots étaient blottis dans les bras ancestraux des décimas, comme ce mot chante. Chaque vers, un, deux, trois… Huit battements. Des syllabes, Esteban, cela s’appelle des syllabes. Et les vers cisaillent dix fois le tronc du poème. La strophe, cela s’appelle la strophe. Et ensuite, le faisceau de rimes, Esteban, ne l’oublie pas, c’est ce que les Espagnols ont pu nous léguer de mieux. Le premier vers rime avec le quatrième et le cinquième. Le second avec le troisième. Le sixième avec le septième et le dixième, le huitième avec le neuvième, tu as compris ? Écoute.
Esteban était fasciné par cet oncle mystérieux et ne s’éloigna plus de lui de la journée. Il s’approchait au plus près, la magie des conteurs pourrait peut-être se greffer sur lui. La boule de feu invisible qui entourait l’oncle pourrait l’emporter à son tour. Joaquín n’en croirait pas ses oreilles quand il pourrait l’entendre. Il avait les yeux fermés, mais peut-être qu’il l’entendait quand même. Et peut-être que la boule de feu pourrait le soigner, qu’il sentirait, comme lui, la chaleur dans le ventre, l’envie de rire. Ou de pleurer. L’envie, quoi.
Lorsque, quelques jours plus tard, Demetrio proposa d’emmener Esteban avec lui battre les sentiers et les places des régions du Sud, le garçonnet sentit vibrer en lui l’appel d’un destin, avec la gravité propre aux enfants.
– Il serait mon lazarillo, je m’occuperais bien de lui, on a toujours de quoi manger.
Les lazarillos, ces petits garçons qui font office de bâton de vieillesse pour les aveugles contre quelques sous. Esteban en avait déjà rencontré.
– Je vous le ramènerai dans deux mois environ.
Deux mois ? Ce n’est pas un peu long ça ? C’est quoi par rapport à une saison ?
Esteban se tourna vers ses parents. Luisa pinçait légèrement les lèvres, signe de déferlantes internes. Cecilio la regardait, décryptant les codes de sa parole étouffée. Lorsqu’elle leva les yeux, il hocha la tête, regarda Esteban un instant.
– Merci mon oncle. On accepte. Ce sera plus sûr pour Esteban. Qu’il s’éloigne de l’épidémie. En espérant qu’elle ne prenne pas le même chemin que vous.
Cette épidémie ? Quelle épidémie ? Esteban avait ainsi compris que la fièvre qui dévorait son frère Joaquín n’était pas aussi passagère qu’il le pensait, que les pustules qui se dessinaient sur son visage n’étaient pas une bizarrerie dont il aurait le droit de se moquer. Son frère était victime d’une épidémie. Il retint son souffle, ne sut plus que penser.
Il sursauta. Son père l’avait appelé à se placer devant lui.
Cecilio lui enveloppa les épaules de ses deux mains.
– Mon fils, Joaquín est bien malade. Tu vas partir quelque temps avec ton grand-oncle. Rappelle-toi que tu es un Silva, que nous avons des valeurs, nous, les Silva. Obéis à Demetrio, ne te sépare jamais de lui, jamais. Tu es grand maintenant. Si tu fais une bêtise, tu la paieras cher. Promets-moi que tu seras bien raisonnable.
– Oui, Père, je le jure.
Luisa se signa et adressa un sourire réconfortant à son fils. Ses lèvres pincées étaient de plus en plus pâles.
Je suis un Silva, un Silva… Un Silva n’a pas peur, non ? Le lendemain, ils étaient partis.

Depuis combien de temps était-il parti ? Il ne savait pas le compter. Combien de temps encore ?
Il n’était qu’un enfant. On lui avait dit de partir, il était parti, tout simplement.
Il accompagnait son grand-oncle, lui obéissait. Il s’éloignait, chaque jour de plus en plus, il s’éloignait de tout ce qu’il connaissait, de tous ceux qui le connaissaient.
Et Joaquín ? Que faisait Joaquín ? La mère, le père, les cousins ? On lui avait mis une main sur les yeux pour qu’il ne les voie plus, pire, pour qu’il n’en soit pas. N’être pas de quoi, d’ailleurs ? De cette douleur qui rongeait ses parents ? Raté. Il la partageait depuis la distance, depuis le sol où il dormait recroquevillé serrant le petit chien de Demetrio contre lui, chaque nuit, une couche différente et le même sanglot. Les mêmes idées fixes, retrouver le cercle du foyer, Mère à gauche, Père à droite, Joaquín qui se balance sur le tabouret. L’air qui s’engouffre quand la porte s’ouvre le matin, les premières foulées de liberté en courant vers la forêt avec le petit frère.
Peut-être étaient-ils tous malades, peut-être seraient-ils tous morts quand il rentrerait, s’il rentrait, peut-être se portaient-ils tous très bien et l’oubliaient.
Le coq chante. Enfin, le soleil va se lever, l’angoisse avec lui. Le grand-oncle ne verrait pas ses yeux rougis mais le saurait, « voyons voir » lui dirait-il comme chaque matin, le cœur lourd s’allégerait jusqu’à ce que la nuit tombe de nouveau et lui avec elle.

J’aimerais rester plus longtemps avec Joaquín, le petit Joaquín, laissez-moi un peu ce temps.
Notre histoire est une histoire de déracinements. Parfois j’aime croire que le cours du récit pourrait changer, que les chapitres suivants se hisseraient dans les airs, balayés par les vents.
Le petit Joaquín, grelottant de fièvre. Mes berceuses, les chants de Luisa.
Au même moment, les champs ravagés, les racines asséchées. Cecilio sarclait les plants frénétiquement, le naufragé écopant la barque qui sombre. Comme s’il pouvait ainsi sauver son fils de la petite vérole.
Je revois la fumée, les récoltes calcinées.
Je sens encore l’odeur des onguents de Luisa contre les déchirures des chairs et des cœurs, ses lèvres teintes de cendres. Ses doigts dans les cheveux de Joaquín.
Et Esteban qui n’avait que sept ans, arraché aux siens. Il comprendrait bien plus tard que sa vocation était née dans la suée fiévreuse de son petit frère moribond. Les lettres donneraient un écho au néant, le berceraient dans leurs lianes tendues au-dessus du vide.
Les lettres liées.
Elle est jolie cette expression.
Laissez-moi un instant retracer mes lettres liées. Ma transhumance à moi, c’est le chemin des lettres liées.

Champs de bataille. Tout avait été arraché. Désolation absolue.
Les péons bêchaient la terre. Les lames scintillaient avant de la foudroyer. L’humus noir, exposé à vif au soleil, gémissait puis larguait ses effluves fumés en un dernier soubresaut. Les hommes hachuraient le champ au même tempo, suivaient la cadence des houes.
Cecilio était le seul qui adoptât un autre rythme, personne ne tenterait de le suivre, à quoi bon. La terre paraissait lui présenter son flanc. Son corps tournoyait, il avançait comme s’il pagayait dans un torrent en furie. Qui aurait dit qu’il avait le souffle coupé ?
Les enfants qui n’avaient pas encore succombé à la petite vérole fermaient le pas, libérant le terreau des galets. Les enfants. Tous, sauf Joaquín et Esteban qui s’éloignaient, l’un dans les hallucinations, l’autre Dieu sait où dans le Sud.
Chaque coup asséné par Cecilio exorcisait la terreur qui lui broyait l’estomac. Un fils à l’agonie, l’autre échoué sur les grands chemins. Quel père était-il ? Pas mieux que le sien. La bêche s’abattait. Le sol s’ouvrait devant lui. Lorsque sa famille aurait bel et bien été décimée, il s’abîmerait dans ce trou béant et le laisserait l’avaler, comme ce dont il avait si souvent rêvé lors de la guerre. Il avançait, les hommes s’épongeaient le front, mais lui avançait, la sueur émaillait l’argile.
Terrassement foudroyant. Cecilio tituba, mais l’outil poursuivait sa course. Les jambes chancelèrent.
Ça tremble !
Les péons s’assirent. Cecilio écouta. La terre rugissait, se cabrait en lame de fond. Il tenta de s’unir au grondement tellurique pour ne pas tomber. Les chiens aboyaient, ils n’avaient pas fui, ce ne serait qu’une secousse. Pourtant Cecilio s’élança vers l’orée de la forêt, le sol ondulait encore, combien de fois chuta-t-il avant d’arriver à la maison d’adobe ? Les murs lézardés l’accueillirent.
Cecilio, on est là, tout va bien, on est là.
Luisa était assise sur le rocher de la cour, Joaquín emmailloté dans un châle noir, serré contre elle. Il n’entendit pas son père, son père ne parla pas, la terre se tut tandis que Cecilio emportait son enfant dans les bras, poussa la porte de son épaule et le déposa sur la paillasse. Il libéra les mèches arrimées au front moite. Les pustules sillonnaient le visage en chaîne volcanique. Combien ce petit était beau !
Cecilio se releva.
Voilà la réplique, chuchota-t-elle.

Le sol vacillait encore. Le toit de leur abri de fortune s’était effondré, mais Esteban avait réussi à faire sortir Demetrio à temps.
Ma parole, tu trembles plus que la terre, Esteban !
Le garçon ne répondit pas. Il aurait aimé l’y voir, lui. Il avait couru pour le réveiller, était entré dans une maison alors que les murs menaçaient de s’écrouler, tout ça pour qu’ensuite on le raille. Et Joaquín ? Aura-t-il été sauvé de sa paillasse lui aussi ? Ou était-il écrasé sous la boue sèche sans que son grand frère ait pu l’aider ? Maudits soient les adultes. Sauf Mère.
Le lendemain, Esteban fulminait encore. La main de Demetrio reposait doucement sur l’épaule de l’enfant tandis qu’ils marchaient. Ils entrèrent dans un village. Plusieurs maisons étaient à terre, les habitants s’affairaient. Une fourmilière surprise par un coup de pied. Les secousses, ils connaissaient.
Demetrio se racla la gorge. L’imprimerie était dans la grande rue.
– Elle a encore son toit ?
– Oui, grand-oncle.
Ils parlaient enfin. Esteban poussa la porte de l’imprimerie. Demetrio salua les typographes, allez petit, avance.
Tout s’éclipsa. Comme un éclair, comme dans l’un des contes de l’aveugle. Les prodiges de l’écriture. La peur et la colère se dissipèrent dans les effluves d’encre et de papier froissé.
La presse qui tombe de toute sa pesanteur, se fracasse sur la feuille, se relève d’un coup net, abandonne derrière elle une empreinte d’un sang noir dont le papier s’abreuve avec ardeur. Puis l’empreinte, grave, victorieuse, qui se révèle : la lettre est inscrite, elle est là, raide, bombée.
Esteban attendait la naissance de chaque page avec une euphorie croissante.
– Viens choisir les illustrations de notre feuille volante, neveu.
Déception. Pourquoi devoir abandonner la contemplation de ce nouveau monde ?
– Críspulo ! appela Demetrio. Écoute-moi bien, mon ami, j’ai écrit des vers sur la mise à mort d’un bandit, d’autres sur les saints qui descendent festoyer sur Terre, d’autres sur la guerre d’indépendance. Qu’aurais-tu comme dessins à nous proposer ? Et des dessins de première catégorie, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, bien sûr, se hâta de répondre Críspulo.
– Ne nous refourgue pas tes ratés, fais attention, j’ai l’œil !
– Bien sûr, bien sûr… J’en ai une pour le bandit qui devrait te convenir, elle est très réaliste, on voit le condamné attaché à une chaise, un bandeau sur les yeux, les soldats genou à terre, leurs fusils pointés sur lui… Mais si tu veux le prêtre en plus, c’est plus cher.
– Montre-moi ça avant de parler argent, compadre.
Demetrio suivit doucement de son doigt chaque entaille dans la gravure de bois qui lui avait été tendue, puis déclara :
– Les pieds de la chaise du condamné, eh bien tes pieds, ils sont tordus. Ça fait pas sérieux un fusillé sur une chaise tordue !
– C’est le relief du sol qui donne cette impression, ils sont pas tordus, elle est très bien cette chaise, pour sûr…
– Esteban, reprit l’aveugle, elle est comment cette chaise ?
– Ses pieds sont tordus, grand-oncle.
– Je ne vois qu’une chose à faire. Críspulo, on t’achète cette gravure et tu nous donnes celle du prêtre. S’il y a quelque chose de tordu, la figure du prêtre permettra de rectifier tout ça. Bénie, chaise cassée ou pas, ça peut passer. Montre-moi ton prêtre d’ailleurs, il a bien un crucifix dans la main, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? Je ne grave que des prêtres de qualité, moi !
Une fois les feuilles volantes imprimées, Demetrio et Esteban se rendirent sur la place du marché pour les vendre. Le garçon les tenait fièrement, elles crissaient sous ses doigts.
– Tu vois, neveu, grâce à l’impression, ta voix peut voyager du nord au sud et même dans le temps.
– Vraiment ? s’écria Esteban. Quand je vais dire ça à Joaquín, il en fera une tête !
Larmes aux yeux.
Il les ferma avant qu’elles ne coulent et attendit la nuit pour les libérer. Si sa voix pouvait voyager par les mots imprimés, elle pourrait peut-être parvenir à Joaquín par les mots dans sa tête. Joaquín, tu m’entends ? Je vais te raconter une histoire. Pour que tu t’endormes. Pour que tu te réveilles, plutôt. Pour que tu puisses ne plus être malade et que tu aies le droit de sortir de la maison et pour qu’on puisse jouer ensemble et faire beaucoup de bruit et qu’on soit ensemble, tous ensemble. Que tu ne sois pas seul et moi non plus. Et que nos paillasses, on les brûle et on en refasse des neuves, des paillasses qui ne puent plus, qui ne piquent pas. Qu’on dorme en quinconce, comme avant.
Dis, Joaquín, tu m’entends ?

Immondes, les créatures volantes, les Tue-Tue, hurlaient. Elles le frappaient de leurs ailes et tentaient de le mordre. Où est Esteban ? Sa tête exploserait bientôt, elle avait trop mal. Joaquín se débattait encore. Il ne devait pas s’arrêter, sinon il mourrait. Les convulsions l’aidaient, il sentait son corps bouger malgré un harassement qui se jouait de lui. Il se défendait à corps perdu. Corps perdu. Respirer devenait impossible.
De l’air, de l’air. Je suis coincé. Une crevasse. Halètements, trop d’air, trop vite. Sous un éboulis. Qui m’entend ? Père est là mais il ne m’entend pas. Comment peut-il ne pas m’entendre, pourquoi il ne vient pas me chercher ? Esteban, tu m’entends toi ?
Joaquín crie de toutes ses forces, un gémissement s’échappe. Des bras l’encerclent. Qui lui emprisonne le corps ? C’est Père qui m’enferme. Pourquoi il me tient si fort ? Je n’arrive plus à respirer, mes yeux n’arrivent pas à s’ouvrir, j’ai mal partout. J’ai froid. Lâchez-moi, Père ! J’étouffe. J’étouffe. Esteban ! Esteban, tu es où ? Ça sent mauvais, ça sent si mauvais. Je veux dormir. Père, lâchez-moi !
– Joaquín, il faut boire.
Une cuillère entre les lèvres.
Il vomit.
– Vous ne comprenez pas, les Tue-Tue vont me tuer.
– Ce sont des légendes, mon fils.
Père ne comprend rien. Évidemment, les adultes oublient, mais les légendes défient les enfants. L’étau se resserre.
– Joaquín, bois mon petit. Allez, petit, allez, fais-le pour ta mère. Petit, tu sais, l’oncle Evaristo est rentré.
Le bouillon coule dans la gorge. Cataplasme sur le front. Odeur de feuilles mouillées. L’herbe de la rivière.
– Je veux aller au torrent, le torrent en haut de la Cordillère !
– On ira, petit, on ira. Dors, on ira.
Les yeux s’ouvrent. Une même silhouette, la rosée perle sur Mère et Père embrassés, les larmes brillent, comme sur l’herbe de la rivière, au pied de la grande pierre.

Cecilio et Luisa, moi je ne les connaissais pas encore quand eux se sont connus. Mais je connaissais leur histoire.
Si vous observez un instant Luisa et Cecilio se regarder, vous verrez tout de suite. Ce serait mieux ainsi d’ailleurs, car les mots sur ces relations d’âme à âme peuvent être si banals. Âme à âme, rien que ça, ça l’est. Je préfère raconter une légende.
La légende dit qu’une nuit de fort orage, un roc luisait de tous ses feux. Il conversait avec la Lune qui lui répondait à travers les nuages. La foudre le brisa en deux. Elle fendit aussi, par mégarde, le cœur d’un enfant qui dormait contre la pierre. Les deux petits morceaux de cœur s’envolèrent dans le vent.
La légende dit que si ces deux cœurs se retrouvaient un jour de pleine lune, pendant les vendanges, alors seulement le roc pourrait se ressouder. La Lune avait tant pleuré que toute la nature vint l’aider. Le cep de vigne, le raisin, la bruine, le rayon de soleil, la terre, l’air, tout, tout s’unit pour que les deux cœurs se revoient. Un jour de pleine lune, un jour de vendanges, la nuit s’illumina d’un halo qui éclaira toute la vallée et le roc flamboya. Les deux cœurs se tenaient par la main.
Lorsque les deux solitudes de Luisa et de Cecilio s’unirent, lorsqu’elles larguèrent les amarres, elles partirent voguer dans le même bateau en pleine mer, en pleine terre.
La Lune fut leur témoin de mariage, le roc leur allié.

Dix centavos, messieurs dames, dix centavos et vous connaîtrez le sort du terrible bandit du Sud, confronté à un peloton d’exécution. Vers du grand Demetrio, héritier de Bernardino Guajardo en personne, Demetrio Silva, poète populaire reconnu à travers le Chili et au-delà. Dix centavos, messieurs dames !
Déjà, un cercle se formait autour de l’aveugle. Esteban avait prestement appris à déclamer le quatrain introductif des poèmes pour attiser la curiosité des passants, avides de connaître les nouvelles traduites en vers ou de se plonger dans l’univers du conte.
– Pourquoi écrivez-vous des vers si tristes sur la mort du bandit, mon oncle ? Si c’est un bandit qui tue des personnes, il faut bien le punir, non ?
– Quand la foudre de l’oppresseur s’abat sur le vulnérable, c’est toujours un drame.
Le silence d’Esteban, abasourdi par une parole certes grandiose mais qu’il ne comprenait pas, contraignit Demetrio à adapter son discours.
– Ce bandit a perdu la raison quand sa famille est morte de faim sur les routes.
– Comment savez-vous ça, mon oncle ?
– Ces histoires qu’on raconte, ce sont nos histoires à tous, Esteban.
– Même les histoires a lo Divino, les vers sur le petit Jésus ?
– Oui, comme ces histoires… Le Christ, fils de charpentier, qui défend la justice, l’égalité, la paix, puis qui est exécuté par les puissants.
– Comment savez-vous tout ça ? J’aimerais savoir toutes ces choses aussi.
– Mon garçon, les gens pensent qu’un aveugle ne voit rien, mais nous, on voit mieux que quiconque. C’est pour ça que les gens nous craignent. Parce que nous, tu comprends, on sent tout, donc on voit tout.
– Ah bon ? Comme quoi ? »

Extraits
« — Esteban, tu es prêt pour que je t’explique et que je te montre. D’autres ne le sont pas. Je te demande donc juste de ne pas en parler. Je ne te demande pas de mentir, bien sûr. Juste d’attendre que les autres soient préparés à lire ces livres et à comprendre. Il n’y a rien de plus dangereux que de ne pas vouloir connaître ou écouter. Les condamnations à l’emporte-pièce sont non seulement fielleuses mais engendrent aussi la violence déraisonnée.
— Je vous promets, Padre, répondit Esteban qui avait peine à saisir ces propos.
Peu importe, retour vers le mystère.
— Regarde. Ces livres sont écrits par des philosophes, des écrivains, des poètes. L’Église, que je sers, qui est ma vie, considère toutefois que certains d’entre eux devraient être interdits, brûlés, car ils s’opposent à elle ou vont à l’encontre des paroles de l’Évangile. Pour comprendre son prochain, il faut cependant le lire. Si tu exerces ton libre arbitre, la lecture t’enrichit, enrichit ta vision du monde, des autres, de toi-même. D’autant plus que les esprits de ces auteurs sont particulièrement éclairés et qu’ils abordent une myriade de thèmes.
C’est quoi une myriade ? Tant pis, plus tard.
— Parfois ils sont juste condamnés pour ce qu’ils sont, pour quelques phrases ou un ton inconvenant.
— Je vois. Vous n’êtes donc pas du côté des censeurs.…
— Des censeurs? C’est bien, le chapitre d’histoire de la semaine dernière semble être acquis! Mais retiens bien ça : comprendre t’aidera à choisir, à agir, te rendra donc libre. Ce n’est pas parce que tu comprends que tu approuves. » p. 98

« Esteban tentait de réfléchir. L’heure n’était plus aux jeux ni à l’enfance. Il devait se reprendre. Quel imbécile. Il avait réagi comme un gosse, ne parvenant pas à aligner deux mots, à dire à Rosa qu’ils seraient libres à deux, à trois, que l’avenir serait à eux. Elle qui avait dû se sentir si seule ces derniers mois, elle, si belle, devenue une traînée aux yeux des autres, de toute cette terre qui ne comprenait rien. » p. 129

« — Et ça se dit un homme ça… murmura Esteban comme s’il se parlait à lui-même. Pitoyable. Vous n’en valez même pas le coup. Allez au diable. Mais ma fille.… Elle sera immense. Elle aura la force que vous n’avez pas, elle sera digne. Ma fille, elle vivra une vie qui en vaudra mille. » p. 146

À propos de l’autrice

Delphine Grouès © Photo Didier Pazery

Delphine Grouès est directrice de l’Institut des compétences et de l’innovation à Sciences Po. Chaque année, cette amoureuse du Chili arpente la cordillère des Andes à cheval et s’aventure seule dans les lieux les plus sauvages. Cordillera est son premier roman. (Source : Le Cherche-Midi Éditeur)

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