La Cuisine des Ogres – Trois-fois-morte (Fabien Vehlmann – Jean-Baptiste Andreae – Editions Rue de Sèvres)
Blanchette est une dure à cuire. Littéralement. Malgré sa petite taille et son apparence frêle, cette jeune orpheline aux cheveux blancs se transforme en véritable héroïne pour sauver ses amis des griffes des méchants ogres. C’est d’ailleurs ce qui lui vaut son surnom de « Trois-fois-morte » puisqu’elle parvient miraculeusement à survivre à tous les dangers, alors qu’elle aurait dû être hachée, mijotée et écrasée. Tout commence alors que Blanchette et ses compagnons d’infortune s’apprêtent à passer une nouvelle nuit dans la rue, sans rien de très consistant à se mettre sous la dent. Au moment où la jeune fille est chargée par les autres d’aller chercher de l’eau, elle échappe de peu au kidnapping de la bande de gamins par Grince-Matin, un personnage inquiétant qui gagne sa vie en trouvant des ingrédients humains pour la cuisine des ogres. N’écoutant que son courage, Blanchette décide de voler au secours de ses amis. Pour cela, elle peut compter sur l’aide du chevalier de Sainte-Ombre, qui arpente la Savoie depuis des lustres en espérant un jour pouvoir défendre la veuve et l’orphelin. Pour lui, cet enlèvement est l’occasion inespérée d’enfin redorer le blason des Sainte-Ombre. Mais Blanchette et le chevalier sont loin de se douter qu’en réalité, ils se jettent dans la gueule du loup. Car derrière la célèbre Dent du Chat, la montagne fumante qui fait rêver les habitants de la cité, se trouve un univers féérique caché des humains. Et les ogres géants qui vivent à l’intérieur de ce mystérieux massif adorent manger des mets délicats composés d’ingrédients quelque peu inhabituels: des enfants. C’est comme ça que Beauregard, le chef cuisinier des ogres, demande que l’on engraisse les enfants capturés par Grince-Matin pendant quelques mois, tandis que le reste de la cargaison, y compris Blanchette, doit être passé au hachoir avec des quartiers d’aurochs marinés au vin de cassis pour servir de farce au repas du soir. Mais la petite fille n’a pas l’intention de se laisser couper en morceaux aussi facilement…
Quel plaisir de replonger dans l’univers des contes un peu cruels, au milieu des ogres, des nains, des sorcières et des trolls. « La Cuisine des Ogres » est un véritable régal pour les yeux, avec sa gigantesque cuisine qui ressemble à un labyrinthe, son lac à vaisselle et bien sûr son terrible hachoir qui donne envie « d’écorcher des trucs duveteux, de laminer des petites choses fragiles, d’écarteler des bidules sanglants ». Dans cet univers fantastique aussi effrayant qu’amusant, des licornes et des serpents de mer sont dépecés comme de vulgaires morceaux de boeuf ou de cabillaud, tandis que les fourneaux sont alimentés par des dragons. Les dessins de Jean-Baptiste Andreae, que l’on connaissait déjà pour son travail sur la série « Azimut », sont sublimes. Chaque planche fourmille de détails qui rendent cette étonnante cuisine particulièrement vivante, tandis que les couleurs sont éclatantes et lumineuses. A mi-chemin entre le gothique sanguinolent et la poésie fantastique, la mise en scène de Jean-Baptiste Andreae sert à merveille le scénario imaginé par Fabien Vehlmann. Certes, on ne peut que constater que le scénariste de « Seuls » et de « Jolies ténèbres » malmène une fois de plus des pauvres enfants dans son récit, mais il le fait d’une manière tellement délicieuse et décalée qu’on lui pardonne facilement. « Trois-fois-morte » séduira à coup sûr les amateurs d’histoires qui font frémir, on en mettrait sa main à couper. Fabien Vehlmann, qui a cette histoire en tête depuis son adolescence au pied de la vraie Dent du Chat (située près du Lac du Bourget), sait décidément y faire pour mettre en place un univers crédible et attachant. Son récit est parfaitement maîtrisé et surtout, ses personnages sont irrésistibles, ce qui permet au lecteur d’entrer facilement dans cette cuisine a priori plutôt repoussante. Il y a la courageuse Blanchette bien sûr, mais le chef Beauregard est lui aussi un personnage très intéressant, de même que Brèche-Dent, le korrigan peureux au grand coeur, qui sera au centre du prochain tome de « La Cuisine des Ogres ». A ce stade, l’éditeur parle d’une trilogie. A noter que « Trois-fois-morte » est devenu récemment le lauréat du Prix BD Fnac Belgique 2024. Une sacrée performance lorsqu’on sait que parmi les autres finalistes, il y avait notamment « La Route » de Manu Larcenet, « Jim » de François Schuiten et « La neige était sale » de Jean-Luc Fromental et Bernard Yslaire. Excusez du peu!