L’été en poche (01): Le soldat désaccordé

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lete_en_poche  L’été poche (01): soldat désaccordé

En 2 mots:
Dans ce roman historique, Gilles Marchand mène l’enquête pour retrouver un soldat disparu de la Grande Guerre. Ce faisant, il poursuit son exploration des cabossés de la vie avec toujours la même humanité.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format: Le soldat désaccordé

Les premières lignes:
« Je n’étais pas parti la fleur au fusil. Je ne connais d’ailleurs personne qui l’ait vécu ainsi. L’image était certes jolie, mais elle ne reflétait pas la réalité. On n’imaginait pas que le conflit allait s’éterniser, évidemment. Personne ne pouvait le prévoir. On croyait passer l’été sous les drapeaux et revenir pour l’automne avec l’Alsace et la Lorraine en bandoulière. À temps pour les moissons, les vendanges ou de nouveaux tours de vis à l’usine. Pour tout dire, ça emmerdait pas mal de monde cette histoire. On avait mieux à faire qu’aller taper sur nos voisins. Pourtant, on savait que ça viendrait : on nous avait bien préparés à cette idée. À force de nous raconter qu’ils étaient nos ennemis, on avait fini par le croire. Alors, quand ils sont passés par le Luxembourg et la Belgique, il n’y avait pas grand monde pour leur trouver des circonstances atténuantes. On était nombreux à être volontaires pour leur expliquer que ça ne se faisait pas trop d’aller envahir des pays neutres.
On a quitté nos femmes et nos enfants, pour ceux qui en avaient. Je me souviens d’Anna sur le quai de la gare. Seule au milieu de ses amies. Et moi, seul à la fenêtre de mon pauvre wagon, entouré de plusieurs dizaines de têtes et de képis. Ça chantait, ça criait mais c’était seul. Ce sont les au revoir. C’est comme ça. On a beau mettre une foule en décor, elle ne fait pas le poids face à la solitude.
Si on avait su.
De mes camarades de wagon, combien sont revenus en 18 ?
Les morts officiels, les disparus, les estropiés… Il aurait eu une drôle de gueule amochée, le wagon du retour.
Pour ma part, mon sort avait été rapidement scellé : j’avais perdu une main dès l’automne 1914, c’en était fini de ma participation aux combats. Néanmoins, je voulais être utile à mes camarades. Avec toute la bêtise de ma jeunesse, je pensais que j’étais indispensable. On m’avait confié diverses missions, liées notamment à l’approvisionnement et au transport. Je ne participais plus aux combats, mais j’en restais suffisamment près pour sentir l’odeur de la poudre. De 1915 à 1918, j’allai d’un coin à l’autre du pays. Chauffeur ici, cantinier là. Partout où on avait besoin d’un infirme besogneux. Dévoué à n’importe quelle tâche pour être utile à mes camarades, à mon pays, à ma patrie. Voilà le genre de belles histoires que je me racontais.
Une main en moins, impossible pour moi de retrouver ma vie d’avant.

Après-guerre, un ancien camarade de combat m’avait présenté une certaine Blanche Maupas. Elle enquêtait sur l’affaire des caporaux de Souain et avait besoin de quelqu’un comme moi.
Elle remuait ciel et terre pour prouver que son mari avait été fusillé à tort. Quasiment vingt ans, elle y a passé. Et s’il en avait fallu trente, elle l’aurait fait de la même manière. Un bel exemple. Elle a fait appel à la Ligue des droits de l’homme, a couru de cabinet ministériel en cabinet ministériel, jusqu’à la Cour de cassation. Rendez-vous annulés, demandes rejetées, elle n’a jamais baissé les bras. Le pauvre Théophile avait été fusillé pour l’exemple avec trois de ses camarades pour « refus d’obéissance devant l’ennemi ». Ce qui s’était passé, c’est que c’était un sacré foutoir, que plus personne ne comprenait rien à rien, que ça pilonnait et que ça mitraillait, et que l’artillerie française était pas à la hauteur de celle de l’ennemi.
Blanche Maupas m’a tout appris : la méthode, l’abnégation, le sens du détail, les réseaux, l’importance de l’opinion publique, les démarches judiciaires.
Quand Blanche avait besoin d’un service, je le lui rendais. J’étais à ses côtés en février 1920 quand le ministère de la Justice a refusé d’examiner le dossier. J’étais également là en mars 1922 quand il a été rejeté par la Cour de cassation. Quand il a de nouveau été rejeté en 1926, j’étais déjà sur l’affaire Joplain, celle qui allait m’occuper pendant plus dix ans. Je suis néanmoins allé la trouver quand les caporaux ont enfin été réhabilités par la Cour de justice militaire en 1934. À cette époque, nous ne nous voyions quasiment plus, mais nous correspondions de temps à autre. Cela faisait déjà un moment que, en parallèle, je travaillais pour des associations ou différents comités œuvrant à la réhabilitation des fusillés pour l’exemple. Et je parcourais le pays afin de permettre à une famille de retrouver la dépouille d’un soldat qui n’était pas revenu.
Je m’escrimais sur l’affaire Joplain depuis trop longtemps. Dans notre petit milieu, ça commençait à jaser. Blanche Maupas fut la seule à me dire que j’avais raison de m’entêter. Il fallait que je continue. Elle avait vieilli mais paraissait sereine comme jamais. C’est à ce moment que j’ai compris que je n’aurais plus de repos tant que je n’aurais pas résolu mon enquête.
Un peu plus de vingt ans plus tard, une nouvelle guerre a éclaté. La der des ders n’était pas la der. Je n’ai, en réalité, jamais quitté la guerre. Pour moi, elle a commencé en 1914 et elle continue encore aujourd’hui. Des blessés, des morts, des monuments, des commémorations et des défilés. Pour en revenir au même point.

Le seul moyen pour faire réhabiliter un soldat, c’était d’apporter un élément nouveau. Je n’avais pas d’autre solution que de traverser le pays et de poser des questions. Plein de questions. Toujours plus de questions.
Les réponses ne venaient pas automatiquement. Les anciens soldats n’étaient pas toujours causants. Mais j’avais ce truc qui faisait qu’on se confiait à moi. Mon air enfantin, un peu perdu. Et puis j’avais fait la guerre, c’était un atout non négligeable. Je n’étais pas un de ces embusqués qui avaient trouvé un prétexte pour rester à l’arrière, et ça se voyait. Quelque chose que j’avais compris assez tôt. Mettre bien en évidence mon absence de main gauche. Le regard en retour ne trompait pas. J’ajoutais : « La Marne. » Bien entendu, j’ai eu parfois droit à « Si t’as pas fait Verdun, t’as pas fait la guerre », mais ce n’était tout de même pas ma faute si j’avais été cueilli au début des hostilités.
Bref, on restait des camarades de combat, même si on n’avait pas été aux mêmes endroits, même si on n’y était pas resté aussi longtemps. J’y avais laissé une main, ils ne pouvaient pas tous en dire autant. Et puis on était de la même extraction. J’avais peut-être davantage de mots que certains, mais ça se voyait que je n’étais pas de la haute.

La guerre, quand tu y as goûté, elle est dans ton corps, sous ta peau. Tu peux vomir, tu peux te gratter tout ce que tu veux, jusqu’au sang, elle ne partira jamais. Elle est en toi. Alors j’y retournais. Ça sentait encore la cendre et la poudre. Les croix s’étendaient à l’infini. Et j’enquêtais, inlassablement. Durant toutes les années 20 et une bonne partie des années 30, j’ai fait ce drôle de boulot d’enquêteur.
On était quelques-uns à vivre de ça. Peut-être parce qu’on ne parvenait pas à tourner la page. Ou qu’on désirait un peu de justice après ces années d’injustice. On écoutait les histoires, on écoutait les légendes.
La Fille de la Lune, c’est comme ça que j’en avais entendu parler : « Y avait plus de fleurs, alors elle faisait des bouquets d’obus. »
Cette phrase me trotte encore dans la tête aujourd’hui. C’est étonnant comment fonctionne la mémoire. Je ne me souviens pas du nom du soldat qui m’a parlé du bouquet d’obus. En revanche, j’entends encore sa voix. Je l’interrogeais au sujet de l’exécution injuste de ses amis, et ce qu’il voulait raconter, c’était l’histoire d’une jeune femme qui était apparue la nuit suivante. Comme s’il avait besoin d’enfouir ses mauvais souvenirs derrière quelque chose qui tenait du merveilleux.
« Y avait plus d’arbres, plus d’animaux, plus de vie. Alors des fleurs, vous pensez bien. Elle avançait dans l’obscurité, s’accroupissait, ramassait une douille et la mettait dans la gibecière qui lui cognait les cuisses à chaque pas. Je ne sais pas comment elle faisait pour pas se faire tirer dessus. À croire que les Allemands ne la voyaient pas. On disait qu’ils pouvaient pas la voir parce que la lune ne l’éclairait que de notre côté. C’est pour ça qu’on l’appelait “la Fille de la Lune”. Y en a qui affirmaient qu’elle ne vivait que la nuit. Le jour, elle disparaissait. Elle se volatilisait. On ne savait jamais comment elle arrivait là. On jetait un œil par-dessus le parapet et elle était là. »

C’est un matin de 1925 que ça a commencé.
On a toqué à ma porte pour me donner un pli. Un nom, l’adresse d’un restaurant et une phrase pour me signifier que Blanche Maupas en personne m’avait recommandé.
Voilà que j’étais convoqué par une dénommée Joplain, Jeanne de son prénom. Pas plus d’indications. Ma pension était maigre, mes enquêtes peu rémunératrices et j’avais un loyer à payer. Je n’avais plus trop les moyens de me formaliser.
Je ne connaissais pas de Jeanne Joplain et le nom du restaurant ne m’évoquait rien. L’adresse, en revanche, laissait penser qu’il allait falloir que je soigne un minimum ma tenue. On ne peut pas dire que j’avais la mise la plus élégante de la capitale. J’avais passé tellement de temps à arpenter les cimetières militaires, les villes détruites aux clochers défoncés, les villages éventrés, les anciens hôpitaux et les asiles de campagne que j’avais perdu l’habitude du fer à repasser et du col amidonné.
En bas de chez moi, j’ai pu trouver une gueule cassée pour cirer mes chaussures. Je le connaissais un peu. Aussi peu qu’on puisse connaître quelqu’un qui a du mal à articuler et qui ne vous regarde pas dans les yeux. La première fois que je l’avais aperçu, j’avais eu un mouvement d’effroi. On ne s’habitue pas à ces absences de visage. En manière d’excuses, j’avais levé mon moignon. Il avait haussé les épaules. Il s’en foutait de mon moignon. Je me suis senti stupide. Évidemment qu’il aurait volontiers échangé nos blessures.
Il était là tous les mardis et jeudis. Le reste du temps, il allait dans d’autres quartiers. Il était toujours flanqué d’un accordéoniste aveugle qui jouait ses vieilles rengaines ou racontait en alexandrins des histoires « étonnantes et véritables » de la guerre. Je leur donnai chacun une pièce pour les chaussures et pour les histoires.

Mes vieilles chaussures faisaient moins miséreuses lorsque je suis arrivé à l’adresse indiquée. »

L’avis de… Marine de Tilly (Le Point):
« Sur le champ de bataille, en 14, le narrateur sans nom a perdu une main et beaucoup d’âme. À un moment de la « grande boucherie », écrit Gilles Marchand, il aurait pu rentrer au chaud, mais il était resté avec ses camarades. Plutôt que la culpabilité du survivant, il avait préféré la fraternité des tranchées, le service des blessés. Et puis vint l’Armistice, la paix, les fantômes de la guerre qui cognent, à chaque battement de cœur, dans les tempes. Alors le soldat inconnu se jette, éperdument, à la recherche des soldats disparus, un en particulier, Émile, jamais rentré, jamais oublié. Au fil d’une enquête patiente, il découvre un « prince et poète » qui aimait une « fille de la Lune », leur amour éclatant, et, pendant ce temps, le monde ne se raccorde pas, une nouvelle guerre approche. Beau et grave comme du Genevoix, poétique et d’une fantaisie toute boris-vianesque, le cinquième roman multi-primé (notamment par le prix des Libraires) de Gilles Marchand est une gifle de délicatesse entre deux chaos »

Vidéo:


Gille sMarchand présente son roman « Le soldat désaccordé ». © Production Librairie Mollat

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